Tome quatrième 

Dix-huitième leçon. La réaction en Allemagne (9 mai 1843)

Extraits, pages 341-342

Frédéric Schlegel [1772-1829] a poussé encore plus loin le système de Jacobi. Schlegel, poète, historien, homme politique, ayant parcouru l'Allemagne, ayant longtemps observé la France, sentit les dangers moraux et politiques de sa patrie allemande ; il voyait l'Allemagne du moyen-âge finie pour toujours, l'empire germanique détruit ; et il ne trouvait au milieu de ces débris aucune idée qui pût être commune à la race allemande. Ses méditations le détachèrent d'abord du protestantisme, et il inclinait vers les idées de Saint-Martin et de De Maistre. Plus tard, il devint catholique. D'après son système, le moi humain est l'ennemi de Dieu. Le moi, en se développant, en perfectionnant ses forces et ses connaissances, finit par reconnaître son insuffisance. C'est un terme nécessaire de son progrès; le moi doit finir par s'abdiquer, par s'annuler; et alors il développe en lui le germe du moi divin, alors il se réunit à la Divinité. D'après Schlegel, les peuples anciens, surtout les peuples de l'Orient, ont déjà passé par cette triste épreuve de la destruction du moi. Mais l'Europe s'y attend encore, l'Europe a fait fausse route depuis le moyen-âge ; de là la guerre entre les [p.342] Guelfes et les Gibelins. Schlegel poursuit le développement du moi : la révolte de l'Empire contre les papes forme la première époque de cette lutte de l'individualité contre la généralité. Le protestantisme fait faire un progrès au développement du moi, et la révolution française le pousse encore plus loin sur le chemin de la perdition. L'histoire de ce moi est une histoire, d'après Schlegel, de l'Antéchrist. Les seuls défenseurs de l'autorité véritable étaient les jésuites ; mais ils se trouvent déjà débordés de tous les côtés. Cependant Schlegel espère que l'histoire donnera raison à la vérité, et que le moi finira par se soumettre ou sera vaincu par l'esprit de l'association.

Extraits, pages 349-352

Avant de poursuivre l'histoire de la réalisation des idées philosophiques, ce qui nous mènerait sur le sol slave, nous ferons ici cette observation générale, que l'opposition contre la pensée pure allemande , contre l'école allemande, résidait dans ce qu'il y avait d'hommes d'imagination et d'action en Allemagne. Les poètes étaient tous contraires à cette philosophie. Jean-Paul, par exemple, dans son ouvrage sur les beaux-arts, a cherché à tourner en ridicule les formules artistiques de Kant. Jacobi a beaucoup voyagé ; il a habité pendant quelque temps Genève ; il connaissait le mouvement des idées [p.350] européennes ; il prévoyait et pressentait les dangers de l'Allemagne : il s'est même mêlé de la politique. Schlegel a longtemps et horriblement souffert de l'humiliation de l'Allemagne, et, pour la fortifier, il voulait la ramener au catholicisme; mais, d'un autre côté, il tombait entre les bras de l'Autriche, et, connaissant la mauvaise foi du ministère, il finit par perdre courage, et il mourut triste et presque découragé.

Tous ces hommes avaient le sentiment de la réalité qui manquait à la philosophie des écoles. Ils cherchaient à donner à cette philosophie quelque vie et quelque action.

Je m'étonne qu'aucun historien, aucun philosophe allemand, n'ait encore apprécié l'influence des idées françaises sur la philosophie des écoles. Il n'y a pas de doute que ce fut Saint-Martin, et De Maistre surtout, qui ont décidé l'action de Schlegel, de Jacobi, et même de Schelling.

Schlegel a le premier mis en vogue en Allemagne les ouvrages de Saint-Martin, et il y a beaucoup emprunté. Schelling a étudié Bœhme, cordonnier allemand qui, en dehors des écoles, créa un vaste système théosophique; et Schelling trouvait aussi, dans les écrits de Saint-Martin, le développement [p.351] et les explications de ce système. En effet, autant qu'on peut maintenant présumer du système de Schelling, il n'est qu'un mélange des idées de Bœhme et de Saint-Martin. Schleiermacher, un des philosophes religieux, qui fondait toute la philosophie sur le sentiment, touche aussi à l'étranger, parce qu'il a été longtemps frère morave, et qu'il a reçu ainsi un rayon de la vie slave, parti des Huss.

Ce qu'il y a d'original dans Schleiermacher, c'est qu'il voulait établir une église pour le raisonnement. Il sentait l'impuissance des individus pour trouver la vérité absolue. D'après lui, c'est dans le sentiment que Dieu se révèle. Ainsi, au lieu d'enseigner la religion aux hommes, il faut chercher à réveiller en eux le sentiment religieux. Chaque homme peut ainsi devenir prêtre; aussi Schleiermacher pousse le protestantisme à cette dernière conséquence. Chaque homme doit être prêtre, et doit avoir sa propre religion, parce que chaque homme possède une partie de la Divinité qui se révèle dans son sentiment individuel. Dieu donc est une espèce d'église composée d'un nombre infini d'individualités divines. Quand on rassemble ainsi une masse d'individualités, et qu'on cherche à exciter en elles un sentiment religieux, ces individualités créent alors [p.352] une vérité commune, créent alors un dogme. D'après lui donc, il n'y a pas de dogme; mais c'est l'association humaine qui doit, peu à peu, élaborer son dogme.

Dans Schleiermacher, Schlegel et Schelling, nous voyons poindre une idée nouvelle pour la philosophie allemande, celle de l'association.