1845 - Le magasin pittoresque - Tome XII, n° 42 p.330-332

1845 bibliotheque de pocheLe magasin pittoresque, rédigé, depuis sa fondation, sous la direction de
M. Édouard Charton
Treizième année
1845
Paris, aux bureaux d’abonnement et de vente, 29, quai des Grands Augustins
M DCCC XLV - Saint-Martin, le Philosophe inconnu

Saint-Martin, le Philosophe inconnu

Louis-Claude de Saint-Martin est né le 18 janvier 1743 à Amboise. On a peu de détails sur sa famille. Il a écrit : « J'ai une belle-mère, à qui je dois peut-être tout mon bonheur, puisque c'est elle qui m'a donné les premiers éléments de cette éducation douce, attentive et pieuse, qui m'a fait aimer de Dieu et des hommes. » Il fut envoyé, vers l'âge de dix ans, au collège de Pont-le-Voy. De toutes ses lectures pendant son cours d'humanités, une seule eut sur lui une sérieuse influence : L'Art de se connaître soi-même, par d'Abbadie. Ses études terminées, après avoir passé quelques années dans sa famille, il se fit d'abord recevoir, suivant le vœu de son père, avocat du roi au siège présidial de Tours. Mais ces fonctions l'attristèrent ; elles exigeaient d'ailleurs une application et une activité soutenues qui lui laissaient à son gré trop peu de temps pour l'étude de la philosophie : il les abandonna. Toutefois, son père désirant le voir engagé dans une profession positive, il choisit la carrière militaire. À l'âge de vingt-deux ans, il entra comme lieutenant au régiment de Foix qui était en garnison à Bordeaux. Plusieurs officiers de ce régiment étaient affiliés à une association théosophique, dirigée par Martinez Pasqualis. Saint-Martin ne tarda pas à se faire initier aux formules et aux pratiques de cette secte, qui avait son origine en Allemagne. Dès ce moment, sa vocation fut décidée ; et tout en s'appliquant avec ardeur à l'étude des mathématiques et à celle des langues anciennes et modernes, il fixa pour but principal de ses travaux la recherche de la vérité dans la voie mystique où il s'était engagé. Il considéra l'enseignement de ce qu'il croyait être la seule science véritablement utile, comme la seule affaire importante de sa vie. « Excepté mon premier éducateur Martinez Pasqualis, a-t-il dit plus tard, et mon second éducateur Jacob Bœhm, mort il y a cent cinquante ans, je n'ai vu sur la terre que des gens qui voulaient être maîtres et qui n'étaient pas même en état d'être disciples. » Il dit ailleurs : « Il y a plusieurs probabilités que ma destinée a été de me faire des rentes en âmes ; si Dieu permet que cette destinée-là s'accomplisse, je ne me plaindrai pas de ma fortune : cette richesse-là en vaut bien d'autres. » Après la mort de Pasqualis, l'école fut transportée à Lyon. Saint-Martin, qui demeura quelques années dans cette ville, y professa ses principes à la loge de la Bienfaisance. Il y composa son premier ouvrage. « C'est à Lyon, dit-il, que j'ai écrit le livre des Erreurs et de la Vérité. Je l'ai écrit par désœuvrement et par colère contre les philosophes (sous ce nom, Saint-Martin comprend les philosophes qui nient la divinité et qui appartiennent particulièrement à l'école sensualiste). Je fus indigné de lire dans Boulanger que les religions n'avaient pris naissance que dans la frayeur occasionnée par les catastrophes de la nature. Je composai cet ouvrage vers l'an 1774, en quatre mois de temps et auprès du feu de la cuisine, n'ayant pas de chambre où je pusse me chauffer. » En 1778, l'école de Pasqualis vint se perdre à Paris dans la franc-maçonnerie, et Saint-Martin cessa d'être au nombre de ses disciples.

En 1784, il écrivit un mémoire sur cette question posée par l'Académie de Berlin : « Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées aux erreurs ou aux superstitions de tout genre ? » Saint-Martin s'était efforcé de [331] démontrer que la question était insoluble avec les seuls moyens humains. C'était au fond, la cause du sentiment religieux qu'il défendait. Le moment n'était point favorable. Il avait lui-même parfaitement compris que son mémoire ne pouvait pas être couronné, et il le disait dans sa péroraison ; mais il croyait remplir un devoir. La question fut remise au concours l'année suivante. Un pasteur de l'Église française de Berlin, M. Avillon, remporta le prix : par un singulier contraste, ce ministre de l'Évangile avait cherché à résoudre le problème en s'appuyant sur Platon.

Saint-Martin voyagea ensuite en Italie, en Allemagne et en Angleterre, moins pour voir de nouveaux paysages ou des œuvres d'art que pour étudier la vie des hommes. « Je n'ai jamais goûté bien longtemps, dit-il, les beautés que la terre offre à nos yeux, le spectacle des champs, les paysages. Mon esprit s'élevait bientôt au modèle dont ces objets nous peignent les richesses et les perfections. » Il abandonnait l'image pour jouir du doux sentiment de son auteur. Qui oserait prétendre que le charme que goûtent tous les admirateurs de la nature ne naît point, bien qu'à leur insu, de cette même source ?

À Paris, il était admis dans la société du duc d'Orléans, de la duchesse de Bourbon, du marquis de Lusignan, du chevalier de Boufflers et d'autres personnes élevées par leur rang ou leur esprit. Il fut compris sur la liste des candidats pour le choix d'un gouverneur du Dauphin.

Pendant la Révolution, il fut quelque temps exilé de Paris en qualité de noble, par le décret du 27 germinal an II ; mais il ne sortit point de France. Soupçonné d'avoir fait partie d'une association religieuse distinguée sous le nom de la Mère de Dieu, il fut cité devant le tribunal révolutionnaire : le 9 Thermidor le sauva de ce danger. À la fin de 1794, il fut désigné par le district d'Amboise comme un des élèves aux écoles normales destinées à former des instituteurs pour propager l'instruction. Il accepta cette mission qui lui permit de professer publiquement ses opinions philosophiques. En 1795, il fit partie des premières assemblées électorales.

Lorsque la politique intérieure fut tout à fait au calme, il s'occupa avec zèle de propager ses principes et de s'affermir lui-même dans ses convictions par des études constantes. Il fréquentait quelques-uns de ses anciens amis, les hommes de lettres, les philosophes, et il suivit les cours publics. Il était bienfaisant sans ostentation. Un de ses amis qui a été son biographe, J.-B.-M. Gence, en rapporte des exemples touchants : « Saint-Martin avait beaucoup aimé les spectacles. Souvent, pendant les quinze dernières années de sa vie, il s'était mis en route pour jouir de l'émotion que lui promettait la vue d'une action vertueuse mise en scène par Corneille ou Racine. Mais en chemin, la pensée lui venait que ce n'était que l'ombre de la vertu, dont il allait acheter la jouissance et qu'avec le même argent, il pouvait en réaliser l'image. Jamais il n'avait pu, disait-il, résister à cette idée : il montait chez un malheureux, y laissait la valeur de son billet de parterre et rentrait chez lui satisfait. »

Saint-Martin a écrit un grand nombre d'ouvrages sans les signer, ou en se désignant seulement sous le nom de Philosophe Inconnu. Les principaux sont : 1° des Erreurs et de la Vérité ; 2° le Tableau naturel ; 3° l'Homme de désir ; 4° le Nouvel homme ; 5° l’Ecce Homo ; 6° le Crocodile ; 7° l'Esprit des choses ; 8° le Ministère de l'homme esprit.

Il a traduit de Bœhme, ce pauvre cordonnier allemand qui est au premier rang des mystiques, quatre ouvrages : l'Aurore naissante, les Trois Principes, les Quarante questions sur l'âme, la Triple Vie.

« C'est à Paris, dit-il, partie chez madame de Lusignan, au Luxembourg, partie chez madame de Lacroix, que j'ai écrit le Tableau Naturel, à l'instigation de quelques amis ; c'est à Londres et à Strasbourg que j'ai écrit l'Homme de désir, à l'instigation de Thieman ; c'est à Paris que j'ai écrit l'Ecce homo , d'après une notion vive que j'avais eue à Strasbourg ; c'est à Strasbourg que j'ai écrit le Nouvel Homme, à l'instigation du cher Silverichm, ancien aumônier du roi de Suède et neveu de Swedenborg. »

Saint-Martin avait laissé des manuscrits dont une partie a été publiée sous le titre d'Œuvres posthumes. C'est peut-être ce dernier ouvrage que doivent lire avant tout les personnes qui désireraient connaître et apprécier les tendances philosophiques, sinon la doctrine de Saint-Martin. On y trouve plusieurs choix de sentences, et divers essais, entre autres : des Trois époques de l'âme ; Quel est le premier ouvrage de l'homme ? ; le Mémoire sur la question proposée par l'Académie de Berlin ; un Traité des bénédictions ; les Rapports spirituels et temporels de l'arc-en-ciel ; des Fragments littéraires ; enfin, quelques poésies plus remarquables par la pensée que par le rythme, entre autres, le Cimetière d'Amboise.

Il parut pressentir sa fin avec plus de joie que de crainte.

« Le 18 janvier 1803, qui complète ma soixantaine, m'a ouvert un nouveau monde. Mes expériences spirituelles ne vont qu'en s'accroissant. J'avance, grâce à Dieu, vers les grandes jouissances qui me sont annoncées depuis longtemps, et qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été comme constamment accompagnée dans ce monde. »

Il écrivit, peu de temps avant de mourir, quelques belles pages sur la mort, qui commencent par cette impétueuse apostrophe :

« La mort ! est-ce qu'il y en a encore ? est-ce qu'elle n'a pas été détruite ? »

Dans l'été de 1803, il avait fait un voyage à Amboise, où il avait retrouvé avec plaisir quelques bons amis ; il avait visité avec une pieuse émotion la maison où il était né.

Il mourut le 13 octobre 1803 à Aunay, dans la maison de campagne du sénateur Lenoir-Laroche.

Saint-Martin avait toujours été d'une santé assez faible. « On ne m'a donné de corps qu'un projet, dit-il. Ma faiblesse physique a été telle, et surtout celle des nerfs, que, quoique j'aie joué passablement du violon pour un amateur, mes doigts n'ont jamais pu vibrer assez fort pour faire une cadence. »

Il a été quelquefois sévère envers lui-même dans différents passages de ses écrits où il a essayé de se peindre :

« J'ai été gai, dit-il, mais la gaieté n'a jamais été qu'une nuance secondaire de mon caractère… Je m'ennuie quand les gaietés sont trop longues, ou bien je deviens désagréable et dur par impatience ; chose dont je me repens et qui est très opposée à ma manière d'être. »

Toutes les personnes qui ont connu ce philosophe (et plusieurs vivent encore) s'accordent à dire qu'il était charitable, bienveillant, d'un caractère aimable. Il avait un regard doux, affectueux et noble. Une personne disait de lui en termes un peu maniérés qu'il avait les yeux doublés d'âme.

Il est nécessaire d'ajouter que quelques-uns même de ceux qui ont le mieux apprécié ses excellentes qualités l'ont considéré comme un homme bizarre, excentrique, et affectant d'entourer de plus de mystère qu'il n'en était utile, une doctrine assez vague et assez obscure par elle-même. Il est certain d'ailleurs que Saint-Martin ne se défendait point d'appartenir par ses convictions à la série d'esprits que l'on comprend généralement sous le nom de théosophes et de mystiques, et parmi lesquels sont Rosencreuz, Rusbrock, Agrippa, François Georges, Valentia Voigel, Thomassius, les deux Van Helmont, Adam Boreil, Bœhm, Poiret, Guirinus, Kullmann, Henri Morus, Pordage, Jeanne Leade, Swedenborg.

Il ne voulait pas qu'on l'appelât spiritualiste ; il aurait mieux aimé la qualification de diviniste.

« Les gens du monde me traitent de fou ; je veux bien ne pas contester avec eux sur cela : seulement, je voudrais qu'ils convinssent que s'il y a des fous à lier, il y a peut-être aussi des fous à délier, et ils devraient au moins examiner dans laquelle de ces deux espèces il faudrait me ranger, afin qu'on ne s'y trompât point. »

« On m'a regardé assez généralement comme un illuminé ; quand on m'appelle ainsi, je réponds que cela est vrai, mais que je suis un illuminé d'une rare espèce ; car je peux, quand il me plaît, me rendre tellement comme une lanterne sourde, que je serais trente ans auprès de quelqu'un qu'il ne s'apercevrait pas de mon illumination, s'il ne me paraissait pas fait pour qu'on lui en parlât. »

Quelles que fussent au fond les traditions et la doctrine de Saint-Martin, si l'on veut le juger seulement par ses écrits, on remarque avant tout qu'il a un profond sentiment religieux, qu'il professe un pur spiritualisme et une excellente morale. Il a écrit d'admirables pages sur la vertu de la prière. Nous ne connaissons rien de plus touchant que ces simples paroles de Saint-Martin :

« À force de répéter mon père, espérons qu'à la fin nous entendrons dire mon fils.  »

Il dit dans son ouvrage intitulé le Nouvel Homme : « L'âme de l'homme est primitivement une pensée de Dieu : de là, il résulte que le moyen de nous renouveler en rentrant dans notre vraie nature, c'est de penser par notre propre principe, et d'employer nos pensées comme autant d'organes pour opérer ce renouvellement. »

En somme, les œuvres de Saint-Martin, dans leur plus grande partie, si l'on veut les lire avec simplicité et en se tenant seulement un peu en garde contre la tendance mystique, renferment d'excellents conseils, de belles pensées, consolantes pour ceux qui souffrent et aspirent à un état meilleur, fortifiantes pour ceux qui ne sont pas inaccessibles au doute et à une sorte de langueur morale. Aussi croyons-nous que les écrits de ce philosophe mériteraient d'être plus recherchés. Il est vrai que leur style, parfois incorrect, exalté ou obscur, a dû contribuer à détourner un grand nombre de lecteurs. La forme entre pour une part si importante dans la destinée des livres, que souvent elle emporte le fond. Saint-Martin comprenait bien ce qui lui manquait, et il n'a point su se défendre de quelque regret ou même de dépit dans sa vieillesse, en voyant le peu d'empressement du public à le lire. Il a laissé échapper, à cet égard, des plaintes qu'il n'avait probablement pas l'intention de laisser entendre au public, et que cependant on a dû respecter dans le choix de ses Œuvres posthumes.

« Il y a de bonnes raisons, dit-il, pour que les livres des savants et des littérateurs l'emportent sur les miens : 1° ils sont mieux faits, et, dans le vrai, leurs auteurs ont grand besoin de suppléer par la forme à ce qui manque au fond dans leurs productions ; 2° leurs ouvrages doivent faire fortune plus que les miens, parce qu'ils songent plus que moi à travailler pour ce monde-ci, attendu que je ne travaille que pour l'autre.

« Le monde m'a repoussé à cause de l'obscurité et de l'imperfection de mes livres. S'il s'était donné la peine de me scruter profondément, peut-être aurait-il goûté mes livres à cause de moi, ou plutôt à cause de ce que la Providence a mis en moi. »

Parfois un sentiment d'orgueil s'élevait en lui, et il se consolait en disant : « Ce n'est point à l'audience que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident, c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. »

Après tout, Saint-Martin n'est pas aussi inconnu qu'il semblait redouter de l'être. Même au seul point de vue littéraire, il s'en faut de beaucoup que ce soit un écrivain sans éloquence et tout à fait sans agrément. Quelquefois ses pensées sont exprimées avec concision, avec force et avec bonheur. Prochainement, nous appuierons cette remarque par quelques exemples qui, nous l'espérons, frapperont en même temps l'attention de nos lecteurs par un mérite plus profond.