Tome I (1843)  - Extrait, pages 270-275

1843.Nolhac t1... dans le onzième Entretien, qui nous occupera à son tour, il appelle de tous ses vœux une ère nouvelle « où des opinions qui nous paraissent aujourd'hui bizarres ou insensées [page 271]seront des axiomes dont il ne sera pas permis de douter, » enfin, une POSTÉRITÉ ILLUMINÉE. Or, rien, je pense, n'est plus en opposition avec tout savoir véritable, et même avec les dispositions requises pour l'acquérir, que l'illuminisme et les élans d'une imagination déréglée.

M. de Maistre était-il donc illuminé ? ou plutôt, l'avait-il été ? et tenait-il encore par quelques points à cette secte ? La réponse que l'on peut faire à cette question dépend de la discussion du dixième et du onzième Entretien des Soirées de St-Pétersbourg. En attendant que notre critique s'étende sur eux, il est bon de transcrire quelques-unes des déclamations de St-Martin, chef d'une secte d'illuminés, afin qu'on puisse les comparer aux boutades du célèbre écrivain contre la science et les savants :

« Donnez un oiseau à un enfant : il le mettra en pièces, pour savoir ce qu'il y a de caché dans son corps.....
« Hommes enfants ! vous vous occupez de ces soins curieux à l'égard de la nature, comme si vous étiez chargés de recommencer la création...
« Étudiez pourquoi les choses existent, et non pas comment elles existent..... note 1 [page 272]
« Quand vous prîtes la lyre pour la première fois, et qu'une main savante se chargea de vous enseigner à en tirer des sons, vous apprit-on à fabriquer cette lyre en démontant devant vous toutes les pièces, pour vous exercer ensuite à les rassembler ?....
« Mortels ! la lyre harmonieuse de la nature est devant vous : tâchez d'en tirer des sons, et ne consumez pas vos jours à en décomposer la structure.
« Que faites-vous, doctes ignorants ! quand vous nous peignez les lois de la formation du monde ?
« C'est avec la mort que vous composez la vie ; vous prenez toute votre physique dans les cimetières. [page 273]
« De quoi vos cabinets de science sont-ils remplis ? de squelettes et de cadavres, dont vous avez soin de bien conserver la forme et les couleurs, mais dont le principe et la vie sont séparés.
« Votre pensée ne vous dit-elle pas qu'il y a une physique meilleure que celle-là, et que c'est celle où on ne s'occupe que des principes, et d'où les corps morts sont éloignés ?
« Laissez là tous les moyens mécaniques que les hommes plus curieux que sages ont ramassés parmi les débris de la science : le Seigneur seul enseigne à ses élus les moyens qui sont nécessaires à son œuvre.
« Écroulez-vous, échafaudages des sciences abusives ! réduisez-vous en poussière !! vous ne pouvez tenir contre le moindre principe lumineux. » (Extrait de l'Homme de désir, par Saint-Martin, articles VII, XXXIII, LXXXVIII, pages 12, 13, 56, 146.)

Quand maintenant nous verrons, dans les Entretiens dixième et onzième, M. de Maistre s'élever contre toutes les sciences modernes et appeler un siècle illuminé, nous serons peut-être en état d'assigner une origine à sa mauvaise humeur. [page 274]

Les lignes qu'on va lire ont trop de rapports avec celles que je viens de transcrire, pour que l'on s'étonne du rapprochement que je présente à mon lecteur :

1839 ste foi« Le Verbe de Dieu a illuminé toutes les sciences dont il est la source, et il a dévoilé à l'homme les mystères du corps humain ; il a aplani devant les médecins les voies de la science, et cependant ils sont peu avancés encore.
« C'est que, jusqu'ici, ils n'ont étudié que des cadavres ; ils ont demandé à la mort les secrets de la vie, et ont cherché dans les ténèbres du tombeau la lumière dont ils avaient besoin.
Mais les cadavres n'ont plus ni voix, ni regard ; la mort ne répond point et ne peut découvrir les secrets de la vie, et dans le tombeau il n'y a point de lumière pour conduire la main et pour guider le regard.
« Et les hommes de la science n'ont vu dans le corps qu’un cadavre ; ils n'ont point distingué la vie de la mort, et ils n'ont point mis de différence entre le lit du malade et le tombeau qui l'attend. [page 275]
« Et ils se sont faits les disciples de la mort, ils se sont épris de passion pour elle ; elle est devenue leur livre, leur maître et leur Dieu ; et leur œil n'a plus vu autre chose que la mort, et leur main n'a plus touché autre chose, et leur esprit n'a plus compris, et leur cœur n'a plus aimé autre chose qu'elle.
« Et de cet enthousiasme pour la mort sont venues des doctrines de mort ; et la mort a régné dans le monde, malgré la rédemption (2) : elle s'est assise au chevet du lit du malade, le guettant comme une proie, le réclamant comme une victime..... » (Le Livre des peuples et des rois, tome 1, page 73 [.). Paris, 1839.

[L’auteur de ce livre est Charles Sainte-Foi (1805-1861), dont le vrai nom est Éloi Jourdain. Écrivain et catholique journaliste, il a écrit plusieurs ouvrages de piété.
Ces extraits publiés ci-dessus se trouvent aux § XXVI, Aux médecins et aux prêtres, pages 160-161]

Notes du tome I

(1) St-Martin recommande donc la recherche des causes finales, à l'exclusion de l'étude qui a pour objet la manière dont les choses existent ; tandis que Bacon, promoteur de l'étude des choses matérielles recommande d'étudier avant tout comment les choses existent, et s'élève contre la recherche des causes finales avec une intempérance de paroles qui a fourni contre lui des armes à M. de Maistre. Cependant, avant d'étudier pourquoi les choses existent, ne faut-il pas avoir étudié comment elles existent ? Et si l'on veut obtenir quelque certitude dans la première de ces recherches, n'est-ce pas une condition essentielle d'avoir préliminairement passé par la seconde ?

(2) Est-ce que la rédemption devait nous affranchir de la mort corporelle ?

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