Troisième partie - Chapitre III. Du mal mystique.

Ce chapitre se compose d’une introduction, de trois paragraphes et d’une conclusion :

Introduction, pages 491-493
1. Cosmogonies divines (J. Bœhme), pages 493-506
2. Cosmogonies féériques (R. Fludd), pages 507-518
3. Cosmogonies industrielle (Charles Fournier) ; pages 519-543
4. Conclusion sur le mysticisme, pages 544-547.

Il n’est pas possible ici de retranscrire l’ensemble de ces pages sur le mysticisme. Nous nous bornerons à citer quelques extraits de chaque paragraphe et en totalité les deux pages où Saint-Martin est cité.

Introduction, extrait pages 492-493

Si nous concevons un ciel spirituel, nous n'y retrouvons que des idées, que la pensée toujours indifférente au bien, au beau, quand même la pensée serait possible sans la sensation. Bref, la physique et la métaphysique nous ferment les portes de la vie à venir, il n'y a que le mysticisme qui puisse les ouvrir. À quelle condition ? À la condition d'expliquer les mystères par des mystères, de décrire ce qui échappe à la description, de démontrer ce qui se dérobe à toutes les démonstrations, puis, à la condition de créer un monde imaginaire, une sorte d'univers poétique qui n'est ni matériel ni spirituel, et qui, en réunissant les deux natures, insulte en même temps à la [page 493] physique et à la métaphysique. C'est par là cependant que le mysticisme a cherché à deviner l'harmonie de la grande république de l'univers, pour trouver le lieu où la douleur peut s'évanouir sans entrainer avec elle la perte du bonheur.

1. Cosmogonies divines. J. Bœhme. Extrait, pages 496-498.

Ainsi toutes les cosmogonies mystiques qui se sont développées au sein du christianisme en présence de la philosophie moderne, en attaquant la philosophie à cause de son impuissance à expliquer les mystères, et à rendre compte de l'Apocalypse, ont identifié à un même point de vue le phénomène de la pensée, les phénomènes naturels, et les phénomènes de la moralité donnés par le prophétisme chrétien. C'est ce qui se voit surtout par le système de J. Boehm, le fondateur de l'illuminisme, le plus grand mystique qui ait interprété le christianisme avec la liberté de la réforme et toutes les traditions des sciences occultes du moyen âge.

[des sept qualités]

Tout ce qui existe se réduit à la substance et [page 497] aux transformations de la substance ; c'est-à-dire à la matière et au mouvement. Mais le mouvement, la variété, les qualités, tout ce qui est distinct, passager et mobile, doit se trouver en puissance dans la substance éternelle ; Boehm la suppose donc composée de qualités ou d'éléments dont la réunion donne la matière (salitter) et dont l'action donne tous les mouvements (mercurius). Ce sont là les sept éléments ou qualités fondamentales,

1° la première est astringente, colère âcre, froide ; elle est la source de la sensibilisation, de la ductibilité de l'esprit, de la coloration et de la végétation ;
2° vient après la qualité douce qui modère l'astringente ;
3° puis la qualité amère, qui est vibrante, perçante, ascendante ; elle enlace les deux premières qualités : principe du rouge dans la qualité douce, elle engendre le bleu et le blanc, dans la qualité astringente elle engendre le vert et l'obscur ; elle est en outre, principe de vie et de mouvement ;
4° la chaleur condense l'esprit de vie, en fait un corps et opère un mouvement vivifiant dans toutes les qualités du corps ;
5° l'amour saint est la cinquième qualité, le principe générateur ;
6° dans la sixième qualité, celle du son, toutes les autres produisent un retentissement harmonique, et c'est de là que viennent le langage, la division, le discernement, la géométrie, la musique, les couleurs, la beauté, la joie céleste.
7° les corps, ou, en d'autres termes, la nature est engendrée par toutes les autres qualités.

Ainsi [page 498] tout être est animé par sept esprits indivisibles ; le premier le resserre, le second le tempère; l'amer, se joignant à l'astringent, allume le feu d'où jaillit la lumière. Aussitôt que les esprits voient la lumière, ils la chérissent, s'identifient avec elle, ils vivent, ils aiment, ils sont dans le cinquième esprit.

« Or, lorsqu'ils ont ainsi embrassé l'amour en eux, ils qualifient ou opèrent dans une grande joie, car dans la lumière l'un voit l'autre, l'un touche l'autre, et alors s'élève le ton. L'esprit dur heurte, l'esprit doux tempère le heurtement, l'esprit amer le subdivise selon l'espèce de chaque qualité ; le quatrième opère le retentissement, le cinquième opère la plénitude de la joie, et ce retentissement, corporisé dans son ensemble, est le ton ou le sixième esprit. Dans le ton s'élève la puissance des six esprits, et il devient un corps appréhensible. »

Voilà le septénaire mystique, vivant, coloré, ayant une saveur, des tons corporisés, des sentiments ; il constitue en même temps les choses extérieures, les sentiments de l'homme, il doit tout expliquer, Dieu et la création.

[citation Saint-Martin], Extrait, pages 504-506

Dans la théorie du langage, Boehm croit tenir le secret du mercurius ou de l'action des sept esprits, et il se livre aux plus étranges conjectures en cherchant à deviner par le jeu de la langue et par l'histoire pour ainsi dire de chaque parole, les éclats, les explosions, les contractions par lesquelles toutes les choses [page 505] ont été créées et transformées (1). Il n'est pas facile d'être juste envers Boehm ; il faut tout oublier quand on le lit, et si l'on se souvient de quelque chose on est dégoûté de toutes ces rêveries qui se multiplient par une sorte de poésie fiévreuse, et ne peuvent se communiquer que par la contagion malfaisante d'une imagination malade. Cependant les disciples de Boehm ont été nombreux, son école [page 506] était encore vivante à l'époque de la révolution française ; Saint-Martin est le traducteur, l'admirateur, le disciple de Boehm 

1800 aurore t2 p109(1) Voici un exemple des analogies de Boehm. — « Le mot Sprach est employé ici de la manière humaine. Vous, philosophes, ouvrez vos yeux, je veux dans ma simplicité vous enseigner le langage de Dieu tel qu'il doit être. — Le mot sprach se compacte entre les dents ; car elles se joignent ensemble, et l'esprit siffle à travers des dents, et la langue s'abaisse dans le milieu et pointe en avant, comme si elle entendait ce qui siffle, et qu'elle s'en effrayât. Mais quand l'esprit saisit la parole, alors il fait fermer la bouche et saisit cette parole dans la partie postérieure du palais, sur la langue, dans l'abîme, dans les qualités amère et astringente. Là la langue s'effraye et se tapit dans la partie inférieure du palais ; alors l'esprit s'élance du cœur et enferme la parole, qui se compacte dans la partie postérieure du palais, dans les qualités astringente et amère, dans la colère, et perce avec force et puissance à travers de la fureur, comme un roi ou un prince ; laquelle parole fait aussi ouvrir la bouche, domine-dans toute la bouche, et hors de la bouche avec l'esprit puissant provenant du cœur ; et fait une puissante et longue syllabe, comme un esprit qui a brisé la colère, contre lequel la colère jaillit sur la langue par son pétillement dans les qualités amère et astringente, dans la partie postérieure du palais, dans l'abîme, et elle (cette colère) garde son droit pour soi, et demeure en son lieu, et laisse l'essence douce passer du cœur par elle. Elle tonne ensuite avec son bruissement et aide à former et à configurer la parole. Elle ne peut cependant pas, avec son tonnerre, sortir de son siège, mais elle demeure dans son abîme comme un prisonnier et paraît effroyable. » Aurore naissante, tome 2, chap. XVIII, [§ 87-90, p. 109-110] trad. de Saint-Martin.

4. Conclusion sur le mysticisme. Extraits, page 544-547

Il faut avouer que le mysticisme est doué du privilège d'indiquer les mystères, mais quand il veut les expliquer, ils se multiplient au lieu de disparaître, et les ténèbres s'ajoutent aux ténèbres pour éteindre ce peu de lumière qui nous éclaire. Le mysticisme est-il donc une maladie de l'esprit humain ? Dans l'histoire (nous l'avons vu) il est nécessaire comme une préparation à la science descriptive. De plus, il est nécessaire quand on le considère dans la poésie [page 545] réelle, vivante et irrésistible de nos sentiments. Tous les hommes sont mystiques devant le spectacle de la nature ou de l'art, tous éprouvent des sentiments, tous sont entraînés par cette poésie de la vie que l'intelligence suit, affirme, décrit et ne sait jamais comprendre. La magie de l'art est inexplicable, la science et la pensée n'ont nul attrait, n'existent réellement pas pour nous tant que cette poésie naturelle de la vie ne va pas les chercher et en provoquer la manifestation. Si l'homme est moral, s'il lui est impossible d'être complétement méchant, s'il est des actions qu'on ne commet pas sans frémir, si le dévouement est non seulement possible, mais instinctif, naturel, au point de se présenter souvent sous les formes de l'égoïsme, c'est encore en vertu de ce mysticisme irrésistible du cœur ; mais il s'évanouit à l'instant même où l'on veut s'en rendre compte.[...]

Mais lorsque les hommes combattent sur le champ de bataille, ou agissent sous le prestige de l'honneur, lorsqu'ils sont sous le charme d'une grande idée ou d'une grande vertu, c'est le cœur qui les dirige ; ils oublient toutes les argumentations de la [page 546] raison que la plus grande partie du genre humain ne soupçonne même pas. C'est là le mysticisme dans toute sa force ; mais s'il sort de là, s'il parle de Brahma ou de Maya, s'il décrit le ciel, s'il fait l'histoire des astres et des éléments, s'il veut anéantir le mal en multipliant le bien, en un mot, s'il insulte la raison par des chiffres ou par des légendes, ou par des Apocalypses, alors il n'est plus qu'une aberration poétique de la philosophie ; ce n'est plus même le mysticisme, c'est un raisonnement au rebours qui s'égare au milieu des mystères. Dans le cœur il est sacré, dans l'esprit il devient puéril, dans le sentiment il est sublime, dans l'intelligence ce n'est plus que la caricature du sentiment. Oui, il y a dans l'homme quelque chose de profond, d’insaisissable, qu'on ne peut violer sans sacrilège et qui commande à l'intelligence elle-même. C'est une inspiration indéfinie qui prend toutes les formes, qui se révèle tout aussi bien dans l'architecture d'une ville que dans les lois de la justice ou dans la beauté d'un système philosophique. Cette inspiration demande continuellement à la raison des lumières, des indications idéales, une détermination de la vie à venir, une explication des mystères des trois mondes. Mais on ne peut parler des mystères de la vie et de la mort, du dieu mystique, du bien et du mal, des récompenses et des peines de l'autre monde qu'à la manière de Platon, ou par les aspirations de l'Évangile. Que si l'on veut chercher à toute force un paradis avec les yeux du corps ou [page 547] avec les lumières de la raison, nous sommes obligés de dire comme Boehm :

« Lorsque nous portons nos regards autour de nous, au ciel, sur la terre, vers les étoiles et les éléments, nous ne voyons aucune voie que nous puissions reconnaître et où nous puissions entrer pour notre repos. »

bouton jaune Chapitre III. Du mal mystique, pages 491-549