1856 – Revue des deux mondes – T 6  M. de Balzac, par Eugène Poitou 

1856 revue des 2mondesRevue des deux mondes
XXVIe année – Seconde période - Tome sixième
Paris, bureau de la Revue des Deux Mondes, rue Saint benoît, 20 – 1856 - Livraison du 15 décembre
Études morales et littéraires – M. de Balzac, ses Œuvres et son influence sur la littérature contemporaine par M. Eugène Poitou

M. de Balzac, par Eugène Poitou,  page 719

C’est une remarque à faire dès à présent, que M. de Balzac, avec ses prétentions à la fécondité et à l’originalité, a toute sa vie, sauf à de rares intervalles, subi des influences étrangères et reçu ses inspirations du dehors. Sa forme est à lui sans doute, il s’est fait dans le roman un genre à part, le genre descriptif et l’analyse des mœurs intimes; mais pour le fond, il l’emprunte souvent ou l’imite. L’imagination chez lui est riche de détails, riche jusqu’à la profusion et à l'excès : elle est pauvre dans l’invention, dans la conception des caractères, des situations et des passions. Là il manque de variété, et, tournant dans un cercle assez étroit, reproduit sans cesse les mêmes types. Aussi le voit-on, quêtant à droite et à gauche les inspirations, attentif aux caprices de la mode, habile à saisir au vol toute idée nouvelle qui traverse l’atmosphère littéraire, s’essayer dans tous les genres et se mettre à la remorque de tous les succès du jour. Ainsi nous l’avons vu, parti de l’imitation du roman anglais, passer au genre psychologique et fantastique mis à la mode par l’Allemagne. A peine traversé la veine vraiment originale de ses Scènes de la vie privée, qu’il se jette brusquement dans un ordre d’idées où la pente naturelle de son esprit ne semblait pas devoir le conduire. C’était le temps où naissaient à foison les religions nouvelles et pullulaient les réformateurs et les messies : M. de Balzac s’érige à son tour en prophète. Saint-Martin, le philosophe inconnu, était Tourangeau : Tourangeau lui-même, l’auteur de la Peau de Chagrin prétend continuer Saint-Martin, comme il avait continué Rabelais, et le voilà qui, amalgamant ensemble le mysticisme, le matérialisme et le panthéisme, écrit Louis Lambert et Seraphita. Un peu plus tard, épris des rêveries du magnétisme animal, il élèvera les doctrines de Mesmer à la hauteur d'un dogme religieux, en même temps qu’il se fera un ressort dramatique nouveau des miracles des sciences occultes. Chose étrange! cet esprit profondément sensualiste a la malheureuse prétention de toucher aux fleurs les plus mystiques de la [720] poésie et aux sentiments les plus délicats de l’âme.

bouton jaune  M. de Balzac, par Eugène Poitou, page 719

Idem, pages 727-730

Le Livre mystique se compose de deux parties, la partie philosophique et la partie apocalyptique ou lyrique, Louis Lambert et Seraphita. Ni l'une ni l'autre ne sont fort intelligibles. Il faut un certain courage pour suivre les divagations métaphysiques du jeune écolier de Vendôme; il en faut plus encore pour subir les emphatiques déclamations de la jeune adepte de Swedenborg. Essayons cependant d'en donner une idée.

La pensée philosophique de Louis Lambert, il n'y a pas à s'y méprendre, c'est un franc matérialisme. Le monde entier est le produit d'une substance unique, éthérée, principe connu sous les noms divers d'électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique, etc. La volonté n'est que cette substance transformée, ce fluide concentré par le cerveau de l'animal. La pensée n'est pareillement qu'une modification de la même substance (1). La pensée est donc matérielle; elle est une puissance toute physique (2). C'est, s'il faut en croire l'auteur, à la lumière de ces grandes vérités que le spiritualisme et le matérialisme, en lutte depuis des siècles, vont s'embrasser et se fondre en une seule doctrine. [page 728]

Louis Lambert, c’est la science ; Seraphita, c’est l'inspiration. Le premier pose dogmatiquement les principes des choses; la seconde nous emporte sur les ailes de l’extase dans les sphères des mondes supérieurs. On se demande d’abord comment sur les bases établies dans Louis Lambert peut s’élever un système de philosophie mystique, car enfin, dans la langue usuelle, mysticisme et matérialisme sont deux termes qui semblent s’exclure et se contredire, l’un tendant à anéantir la matière au profit de l’esprit, l’autre abolissant l’esprit au profit de la matière. Cette difficulté n’en est pas une pour M. de Balzac. Il vient de nous le dire en effet : c’est dans l’unité de la substance universelle qu’est la solution de tous les problèmes philosophiques, que s’opère la fusion du spiritualisme et du matérialisme. Seraphita revient sur la même pensée, comme sur le fondement de toute science. Le monde, à l’entendre, a été formé par « une seule substance, le mouvement. » — « L’invisible univers moral et le visible univers physique constituent une seule et même matière (3). » Mais cette matière revêtant des modifications infinies et se subtilisant de plus en plus, au-dessus du monde naturel il y a un monde spirituel, il y a même un monde divin, et il est donné en certains cas à notre esprit de pénétrer dans ces régions sublimes, d’y voir la vérité farce à face. Par quelle voie ? C’est par la vision intérieure, par l’extase mystique.

Ainsi l’auteur de Louis Lambert arrive au mysticisme à l’aide d’une sorte de panthéisme matérialiste. Tout est matière : l’âme humaine est matière, la pensée est chose matérielle; mais, grâce au phénomène de l’extase ou de l’hallucination, cette pensée entre en communication avec les mondes supérieurs et va se plonger, étincelle éphémère, dans le foyer de la lumière éternelle. C'est pour nous acheminer vers ces hauteurs de la science nouvelle que M. de Balzac a écrit un conte fantastique où sont entassés pêle-mêle la biographie du théosophe Swedenborg, des analyses de ses bizarres théories, des lambeaux de ses rêves, des récits d’apparitions, et pour lier tout cela tant bien que mal, je ne sais quelles amours éthérées de Seraphita ou Seraphitus (car son héros ou son héroïne est une sorte d’androgyne mystérieux, moitié ange, moitié femme) avec une jeune fille candide et un certain Wilfrid, qui rappelle le type effacé des Manfred et des Childe-Harold. Dire au surplus quelle conclusion ressort de cette étrange élucubration, bien habile qui le pourrait faire. Vous avez beau chercher ce qui se cache derrière ces nuées du sanctuaire, comme parle l’auteur : les nuées, brillantes à la surface, sont impénétrables au regard. Des images ambitieuses et vides, des [page 729] métaphores gigantesques, un style tantôt métaphysique et tantôt biblique, ici le jargon byronien, plus loin la phraséologie des illuminés, le tout couronné par un chapitre inédit de l’Apocalypse, voilà Seraphita.

Que tout cela soit peu sérieux, je le veux bien ; qu’il y faille voir bien moins une œuvre philosophique qu’une gageure, un jeu d’esprit, une fantaisie de poète qui s’essaie à exécuter des symphonies mystiques sur la harpe des séraphins, du même air qu’il eût chanté quelque élégie passionnée sur la viole d’amour, je ne suis pas éloigné de le croire. Il y a là pourtant quelque chose de grave : il y a, sous des formes bizarres ou fantastiques, un fond d’idées très sérieuses. Ce fond, c’est le matérialisme même, c’est cette triste opinion qui fait de l’intelligence une chose matérielle et de tous les sentiments humains des phénomènes physiques. Cette doctrine est si bien le fond de la pensée de M. de Balzac, qu’on la retrouve partout, chez lui, tantôt implicitement admise, tantôt formellement énoncée : à chaque instant, elle se fait jour sous sa plume.

Ouvrez, par exemple, la Peau de Chagrin ; vous y lisez ceci : « La volonté est une force matérielle semblable à la vapeur, une masse fluide dont l’homme dirige à son gré les projections. » Prenez le Père Goriot : « Le hardi philosophe qui voudra constater les effets de nos sentiments dans le monde physique trouvera sans doute plus d’une preuve de leur effective matérialité dans les rapports qu’ils créent entre nous et les animaux. » A la première page de César Birotteau, vous trouverez encore cette phrase : « La peur est un phénomène,... comme tous les accidents électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine. » Lisez enfin et surtout Ursule Mirouet : la même doctrine s’y accuse plus nettement et s’y précise encore, s’il est possible, en revêtant une forme nouvelle. Le dogmatisme de Louis Lambert, le mysticisme de Seraphita, sont devenus dans Ursule Mirouet tout simplement du magnétisme animal : la volonté et la pensée ne sont que des phénomènes magnétiques ; les visions, l’extase, la divination ne sont que des effets de somnambulisme. Ainsi s’expliquent les communications de Swedenborg avec les morts; ainsi s’expliquent les miracles de Jésus-Christ et des apôtres. « Le magnétisme, dit l’auteur, la science favorite de Jésus et l’une des puissances divines remises aux apôtres, ne paraissait pas plus prévu (avant Mesmer) par l’église que par les disciples de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire, de Locke et de Condillac. » Le christianisme bien compris n’est rien autre chose en somme que la science du magnétisme, et, par exemple, la communion de tous les fidèles est un mystère [page 730]dont rend parfaitement compte le fluide universel (4). Nos sentiments obéissent aux lois de la physique, et l’amour notamment est un phénomène qui ressemble tout à fait en certains cas à une décharge de la bouteille de Leyde ou à un courant de la pile voltaïque. Ursule raconte comment elle a conçu de l’amour pour Savinien ; elle l’a vu par la fenêtre, faisant sa barbe ; la situation n’a rien de très poétique. « Il m’a monté, dit-elle, je ne sais d’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais (5). » Notre littérature avait souvent parlé de l’amour foudroyant, et nous sceptiques, nous nous en étions moqués, ne comprenant pas qu’il y avait là un fait scientifique du plus haut intérêt et des mieux constatés. L’auteur de Seraphita a mis hors de doute ce point de physiologie : « Si, chez la plupart des femmes, l’amour ne s’empare d’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection,... il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicable aujourd’hui par le fluide magnétique, sont envahies en un instant. »

Il serait puéril d’insister. Si nous sommes entré dans ces détails, ce n’est pas, on voudra bien le croire, que nous accordions à toutes ces rêveries une valeur et une portée qu’elles n’ont jamais eues. Nous savons bien aussi que le public n’a guère goûté les élucubrations de Louis Lambert, qu’il n’a rien compris aux extases de Seraphita, l’auteur vraisemblablement ne s’étant pas compris lui-même ; qu’enfin il a ajouté peu de foi aux théories scientifiques d’Ursule Mirouet. C’est M. de Balzac, c’est le fond de sa pensée que nous cherchons à travers toutes ces fantaisies. Or il est clair pour nous, après cette étude, qu’en dépit de la profession de foi écrite dans la préface de la Comédie Humaine, M. de Balzac n’est ni un catholique ni un chrétien ; nous ajoutons qu’il n’est même ni un philosophe spiritualiste ni un véritable mystique : il est tout bonnement un sceptique et un matérialiste. Ses maîtres ne s’appellent ni Saint-Martin ni Swedenborg; ils ont nom Helvétius et Diderot.

Notes

(1) Louis Lambert, p. 337-338, in-8° 1835.
(2) « Aussi la pensée m'apparaissait-elle comme une puissance toute physique accompagnée de ses incommensurables générations. » (Louis Lambert, p. 190-208.)
(3) Seraphita, p. 219, 265, in-8°, 1835.
(4) Ursule Mirouet, première partie.
(5) Ibid., ibid.

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