1860 – Éliphas Lévi – Histoire de la magie

1860 eliphas levy magieHistoire de la magie
Avec une exposition claire et précise de ses procédés, de ses rites et de ses mystères.
Par Éliphas Lévi [Alphonse-Louis Constant – 8 février 1810 Paris – 31 mai 1875 Paris].
Auteur de Dogme et rituel de la haute magie.
Avec 18 planches représentant 90 figures.
Paris Germer Baillière, libraire éditeur, 17, rue de l’École de médecine.
Londres et New York, H. Ballière.
Madrid, Ch. Bailly-Baillière.
1860

Livre I. Chapitre V. Magie en Grèce - Extrait, page 93

On a dit que le beau est la splendeur du vrai. C'est donc à cette grande lumière d'Orphée qu'il faut attribuer la beauté de la forme révélée pour la première fois en Grèce. C'est à Orphée que remonte l'école du divin Platon, ce père profane de la haute philosophie chrétienne. C'est à lui que Pythagore et les illuminés d'Alexandrie ont emprunté leurs mystères. L'initiation ne change pas ; nous la retrouvons toujours la même à travers les âges. Les derniers disciples de Pascalis Martinez sont encore les enfants d'Orphée, mais ils adorent le réalisateur de la philosophie antique, le verbe incarné des chrétiens.

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Chapitre III. Prophéties de Cazotte. Pages 435-440

Sommaire. — Les martinistes. — Le souper de Cazotte. — Le roman du Diable amoureux. — Nabéma, la reine des stryges. — La montagne sanglante. — Mademoiselle Cazotte et mademoiselle de Sombreuil. — Cazotte devant le tribunal révolutionnaire.

L'école des philosophes inconnus fondée par Pasqualis Martinez et continuée par Saint-Martin, semble avoir renfermé les derniers adeptes de la véritable initiation. Saint Martin connaissait la clef ancienne du tarot, c'est-à-dire le mystère des alphabets sacrés et des hiéroglyphes hiératiques ; il a laissé plusieurs pantacles fort curieux qui n'ont jamais été gravés et dont nous possédons des copies. L'un de ces pantacles est la clef traditionnelle du grand œuvre, et Saint-Martin le nomme la clef de l'enfer, parce que c'est la clef des richesses ; les martinistes parmi les illuminés furent les derniers chrétiens, et ils furent les initiateurs du fameux Cazotte.

Nous avons dit qu'au 18e siècle une scission s'était faite dans l'illuminisme : les uns, conservateurs des traditions de la nature et de la science, voulaient restaurer [page 436] la hiérarchie ; les autres, au contraire, voulaient tout niveler en révélant le grand arcane, qui rendrait impossibles dans le monde la royauté et le sacerdoce. Parmi ces derniers, les uns étaient des ambitieux et des scélérats, qui espéraient trôner sur les débris du monde ; les autres étaient des dupes et des niais.

Les vrais initiés voyaient avec épouvante la société lancée ainsi vers le précipice, et prévoyaient toutes les horreurs de l'anarchie. Cette révolution qui plus tard devait apparaître au génie mourant de Vergniaud sous la sombre figure de Saturne dévorant ses enfants, se dressait déjà toute armée dans les rêves prophétiques de Cazotte. Un soir qu'il se trouvait au milieu des instruments aveugles du jacobinisme futur, il leur prédit, à tous, leur destinée : aux plus forts et aux plus faibles, l'échafaud; aux plus enthousiastes, le suicide; et sa prophétie qui ne parut alors qu'une lugubre facétie fut pleinement réalisée (l. Deleuze, Mémoire sur la faculté de prévision, in-8, 1836.). Cette prophétie n'était, en effet, qu'un calcul des probabilités, et le calcul se trouva rigoureux, parce que les chances probables étaient déjà changées en conséquences nécessaires. La Harpe que cette prédiction frappa d'étonnement plus tard, y ajouta quelques deuils pour la rendre plus merveilleuse, comme le nombre exact des coups de rasoir que devait se donner un des convives, etc.

Il faut pardonner un peu de cette licence poétique à tous les conteurs de choses extraordinaires ; de pareils ornements ne sont pas précisément des mensonges, c'est tout simplement de la poésie et du style. [page 437]

Donner aux hommes naturellement inégaux une liberté absolue, c'est organiser la guerre sociale ; et lorsque ceux qui doivent contenir les instincts féroces des multitudes ont la folie de les déchaîner, il ne faut pas être un profond magicien pour voir qu'ils seront dévorés les premiers, puisque les convoitises animales s'entredéchireront jusqu'à la venue d'un chasseur audacieux et habile qui en finira par des coups de fusil ou par un seul coup de filet. Cazotte avait prévu Marat, Marat prévoyait une réaction et un dictateur.

Cazotte avait débuté dans le monde par quelques opuscules de littérature frivole, et on raconte qu'il dut son initiation à la publication d'un de ses romans intitulé le Diable amoureux. Ce roman, en effet, est plein d'intuitions magiques, et la plus grande des épreuves de la vie, celle de l'amour, y est montrée sous le véritable jour de la doctrine des adeptes.

L'amour physique en effet, cette passion délirante, cette folie invincible pour ceux qui sont les jouets de l'imagination, n'est qu'une séduction de la mort qui veut renouveler sa moisson par la naissance. La Vénus physique, c'est la mort fardée et habillée en courtisane ; l'amour est destructeur, comme sa mère, il recrute des victimes pour elle. Quand la courtisane est rassasiée, la mort se démasque et demande sa proie à son tour. Voilà pourquoi l'Église qui sauve la naissance par la sainteté du mariage, dévoile et prévient les débauches de la mort en condamnant sans pitié tous les égarements de l'amour.

Si la femme aimée n'est pas un ange qui s'immortalise par les sacrifices du devoir dans les bras de celui qu'elle aime, c'est une stryge qui l'énerve, l'épuise et le [page 438] fait mourir, en se montrant enfin à lui dans toute la hideur de son égoïsme brutal. Malheur aux victimes du diable amoureux ! Malheur à ceux qui se laissent prendre aux flatteries lascives de Biondetta ! bientôt le gracieux visage de la jeune fille se changera pour eux en cette affreuse tête de chameau qui apparaît si tragiquement au bout du roman de Cazotte.

Il y a dans les enfers, disent les kabbalistes, deux reines des stryges : l'une, c'est Lilith la mère des avortements, et l'autre, c'est Nahéma, la fatale et meurtrière beauté. Quand un homme est infidèle à l'épouse que lui destinait le ciel, lorsqu'il se voue aux égarements d'une passion stérile, Dieu lui reprend son épouse légitime et sainte pour le livrer aux embrassements de Nahéma. Cette reine des stryges sait se montrer avec tous les charmes de la virginité et de l'amour : elle détourne le cœur des pères et les engage à l'abandon de leurs devoirs et de leurs enfants ; elle pousse les hommes mariés au veuvage, et force à un mariage sacrilège les hommes consacrés à Dieu. Lorsqu'elle usurpe le titre d'épouse, il est facile de la reconnaître : le jour de son mariage elle est chauve, car la chevelure de la femme étant le voile de la pudeur, lui est interdite pour ce jour-là ; puis après le mariage, elle affecte le désespoir et le dégoût de l'existence, prêche le suicide, et quitte enfin avec violence celui qui lui résiste en le laissant marqué d'une étoile infernale entre les deux yeux.

Nahéma peut devenir mère, disent-ils encore, mais elle n'élève jamais ses enfants ; elle les donne à dévorer à Lilith, sa funeste sœur.

Ces allégories kabbalistiques qu'on peut lire dans le [page 439] livre hébreu de la Révolution des âmes, dans le Dictionnaire kabbalistique du Zohar, et dans les Commentaires des Talmudistes sur le Sota, semblent avoir été connues ou devinées par l'auteur du Diable amoureux ; aussi assure-t-on qu'après la publication de cet ouvrage, il reçut la visite d'un personnage inconnu, enveloppé d'un manteau à la manière des francs-juges. Ce personnage lui fit des signes que Cazotte ne comprit pas, puis enfin il lui demanda si réellement il n'était pas initié. Sur la réponse négative de Cazotte, l'inconnu prit une physionomie moins sombre, et lui dit : Je vois que vous n'êtes pas un dépositaire infidèle de nos secrets, mais un vase d'élection pour la science. Voulez-vous commander réellement aux passions humaines et aux esprits impurs ? Cazotte était curieux, une longue conversation s'ensuivit, elle fut le préliminaire de plusieurs autres, et l’auteur du Diable amoureux fut réellement initié. Son initiation devait en faire un partisan dévoué de l'ordre et un ennemi dangereux pour les anarchistes, et, en effet, nous avons vu qu'il est question d'une montagne sur laquelle on s'élève pour se régénérer suivant les symboles de Cagliostro, mais cette montagne est blanche de lumière comme le Thabor, ou rouge de feu et de sang comme le Sinaï et le Calvaire. Il y a deux synthèses chromatiques, dit le Zohar : la blanche, qui est celle de l'harmonie et de la vie morale ; la rouge, qui est celle de la guerre et de la vie matérielle : la couleur du jour et celle du sang. Les Jacobins voulaient élever l'étendard du sang, et leur autel s'élevait déjà sur la montagne rouge. Cazotte s'était rangé sous l'étendard de la lumière, et son tabernacle mystique était posé sur la montagne blanche. La [page 440] montagne sanglante triompha un moment, et Cazotte fut proscrit. Il avait une fille, une héroïque enfant, qui le sauva au massacre de l'Abbaye. Mademoiselle Cazotte n'avait pas de particule nobiliaire devant son nom, et ce fut ce qui la sauva de ce toast d'une horrible fraternité, par lequel s'immortalisa la piété filiale de mademoiselle de Sombreuil, cette noble fille qui, pour se disculper d'être une fille noble, dut boire la grâce de son père dans le verre sanglant des égorgeurs !

Cazotte avait prophétisé sa propre mort parce que sa conscience l'engageait à lutter jusqu'à la mort contre l'anarchie. Il continua donc d'obéir à sa conscience, fut arrêté de nouveau et parut devant le tribunal révolutionnaire ; il était condamné d'avance. Le président, après avoir prononcé son arrêt, lui fit une allocution étrange, pleine d'estime et de regret : il l'engageait à être jusqu'au bout digne de lui-même et à mourir en homme de cœur comme il avait vécu. La révolution, même au tribunal, était une guerre civile et les frères se saluaient avant de se donner la mort. C'est que des deux côtés il y avait des convictions sincères et par conséquent respectables. Celui qui meurt pour ce qu'il croit la vérité, est un héros, même lorsqu'il se trompe, et les anarchistes de la montagne sanglante ne furent pas seulement hardis pour envoyer les autres à l’échafaud, ils y montèrent eux-mêmes sans pâlir : que Dieu et la postérité soient leurs juges !

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