1860 Maron chap3Première partie - Chapitre III. Discussions spéciales - Fondation de l’École normale. Extrait, pages 140-150

Ce fut avec un accent autrement solennel que la Convention proclama l'établissement de l'École normale. La parole vibrante et passionnée de son rapporteur Lakanal n'est que l'écho des espérances, et l'on peut dire des émotions, qui agitaient non seulement l'Assemblée, mais encore le public lettré, les savants, les hommes les plus illustres et les hommes pratiques, qui voyaient dans la création de cette école la régénération de l'esprit humain. Déshabituons- nous un instant de notre esprit de specticisme [sic] et d'ironie, et nous n'entendrons plus qu'avec respect l'aveu de ces hautes et nobles ambitions. Le rapporteur commence par justifier la Révolution d'avoir encore peu fait pour l'instruction publique :

« Née du milieu de tant d'événements qui ébranlaient le monde, incessamment agitée par de nouveaux événements qui naissaient dans son sein et [page 141] hors de son sein et auxquels il fallait faire face, la Convention nationale n'a pas pu et n'a pas dû s'occuper en même temps du soin d'éclairer la France et de la faire triompher. Lorsque, du milieu de tant de crises, de tant d'expériences morales si nouvelles, il sortait tous les jours de nouvelles vérités, comment songer à poser pour l'instruction des principes immuables ? Les hommes de l'âge le plus mûr, les législateurs eux-mêmes, devenus les disciples de ces événements qui éclataient à chaque instant comme des phénomènes, et qui, avec toutes les choses changeaient toutes les idées, les législateurs ne pouvaient pas se détourner de l'enseignement qu'ils recevaient pour en organiser un à l'enfance et à la jeunesse. C'était une nécessité, c'était une sagesse d'attendre la fin de ce grand cours d'observations sociales que nos malheurs mêmes avaient ouvert devant nous. Le temps, qu'on appelle le grand maître de l'homme, le temps devenu plus fécond en leçons plus terribles et mieux écoutées, devait être en quelque sorte le professeur unique et universel de la République.

» Tel a été l'état de la France; mais elle en sort. Les événements, qui ne s'arrêtent point, se calment, et les idées, qui deviennent moins mobiles, deviennent aussi plus fécondes. Au dehors, nous n'avons plus qu'un cours régulier de victoires; au dedans, nous ne sommes plus agités que par le besoin de [page 142] réparer l'insulte faite à la justice, et de fermer les plaies faites à l'humanité. Toutes les crises ont rendu l'égalité des hommes plus parfaite ; si l'Europe se soumet à la puissance de la République, la République se soumet à la puissance de la raison. D'autre part, l'esprit humain, tantôt si timide, tantôt si audacieux dans sa marche, et plus écarté encore des vrais sentiers par son audace que par sa timidité, l'esprit humain, conduit au hasard quand il se dirigeait bien comme quand il errait, a trouvé, après tant de siècles d'égarement, la route qu'il devait faire.

» Qu'avez-vous voulu en décrétant les écoles normales, et que doivent être ces écoles ? Vous avez voulu créer à l'avance, pour le vaste plan d'instruction publique qui est aujourd'hui dans vos desseins et dans vos résolutions, un très grand nombre d'instituteurs capables d'être les exécuteurs d'un plan qui a pour but la régénération de l'entendement humain dans une république de vingt-cinq millions d'hommes que la démocratie rend tous égaux. Dans ces écoles, ce n'est donc pas les sciences qu'on enseignera, mais l'art de les enseigner. Au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas être seulement des hommes instruits, mais des hommes capables d'instruire. Pour la première fois sur la terre, la nature, la vérité, la raison et la philosophie vont donc aussi avoir un séminaire ! Pour la [page 143] première fois, les hommes les plus éminents en tout genre de science et de talent, les hommes qui jusqu'à présent n'ont été que les professeurs des nations et des siècles, les hommes de génie vont donc être les premiers maîtres d'école d'un peuple ! car vous ne ferez entrer dans les chaires de ces écoles que les hommes qui y sont appelés par l'éclat non contesté de leur renommée dans l'Europe ; ici ce ne sera pas le nombre qui servira : il vaut mieux qu'ils soient peu, mais qu'ils soient tous les élus de la science et de la raison. Tous doivent paraître dignes d'être les collègues des Lagrange, des Daubenton, des Berthollet, dont les noms se présentent de suite lorsqu'on pense à ces écoles où doivent être formés les restaurateurs de l'esprit humain. Cette source de lumière si pure, si abondante, puisqu'elle partira des premiers hommes de la République en tout genre, épanchée de réservoir en réservoir, se répandra d'espace en espace dans toute la France, sans rien perdre de sa pureté dans son cours. Aux Pyrénées et aux Alpes l'art d'enseigner sera le même qu'à Paris ; on ne verra plus dans l'intelligence d'une grande nation de très petits espaces cultivés avec un soin extrême, et de vastes déserts en friche.

» Citoyens représentants, un homme qu'il est permis de citer devant vous, puisqu'il a honoré le nom d'homme par ses vertus et par ses talents, Turgot, formait souvent le vœu de posséder [page 144] pendant un an un pouvoir absolu pour réaliser sans obstacle et sans lenteur tout ce qu'il avait conçu en faveur de la raison, de la liberté et de l'humanité ; il ne vous manque rien de ce qu'avait Turgot, et tout ce qui lui manquait, vous l'avez. La résolution que vous allez prendre va être une époque dans l'histoire du monde. »

Il faut bien se garder de voir, dans les paroles de Lakanal, l'expression d'une espérance chimérique. Les espérances qu'il osait hardiment proclamer étaient partagées, non seulement par la majorité de la Convention, mais encore, hors de la Convention, par les hommes les plus célèbres de France, par des savants alors à la tête de l'Europe scientifique et qui venaient tous offrir leur concours à cette œuvre de réorganisation. Un savant peu suspect de prévention en faveur de la Révolution, M. Biot, au souvenir des premières séances de l'École normale et des effets qu'elles avaient produit, s'écriait, de longues années après : « Ce peuple, qui avait vu et ressenti en peu d'années toutes les secousses de l'histoire, était devenu insensible aux impressions lentes et modérées; il ne pouvait être porté aux travaux des sciences que par une main de géant. » Et retraçant l'influence rapide de ces leçons, combien de questions elles avaient agitées, à quelle élévation elles avaient, d'un seul bond, placé le haut enseignement, il continue: « C'est surtout dans la physique [page 145] et les mathématiques que cette amélioration s'est fait sentir d'une manière remarquable; jamais la théorie de la structure des cristaux, celle de la propagation du son et de la chaleur, celle de l'électricité et du magnétisme, n'avaient été si clairement et surtout si exactement expliquées; jamais les éléments des mathématiques n'avaient été présentés d'une manière plus simple, plus précise, plus dégagée de ces idées inexactes dont une fausse métaphysique les enveloppait ; jamais enfin les grands résultats du calcul des probabilités n'avaient été exposés avec autant de clarté et d'éloquence. Telle est la cause de l'enthousiasme que ces leçons ont excité et de l'influence qu'elles ont eue. » On ne s'étonne plus de cet enthousiasme ni de cette influence quand on songe quels étaient les professeurs et quels étaient les élèves : pour les mathématiques, Lagrange et Laplace ; pour la physique, Hauy ; pour la géométrie descriptive, Monge; pour la chimie, Berthollet; pour l'histoire naturelle, Daubenton ! Les professeurs de sciences morales et littéraires n'ont pas laissé des noms aussi vénérés; cependant ils comptent parmi eux les hommes les plus célèbres que la France possédait en ce moment : pour la philosophie, Garat; pour l'histoire, Volney, et enfin, pour la morale, Bernardin de Saint-Pierre. Les élèves étaient dignes des professeurs. Parmi ces élèves, nommés par leur district, envoyés non pour [page 146] apprendre les sciences, mais pour apprendre à les enseigner, se trouvaient le futur secrétaire de l'Académie des sciences, le physicien Fourier, déjà célèbre, le théosophe Saint-Martin, etc. A la seconde séance d'ouverture, quand les élèves voulurent rédiger une adresse de remercîments [sic] à la Convention, ils choisirent pour président d'âge leur condisciple Bougainville, « ancien chef d'escadre de nos armées navales, dit le Moniteur, le même qui fit autrefois le tour du monde, découvrit l'île d'Otaïti dans la mer du Sud, et qui, aujourd'hui, vient s'asseoir comme élève à côté d'hommes qu'il pourrait instruire. »

De pareils faits suffisent à révéler l'esprit d'une époque ; ils nous disent et la grandeur de la mesure, et combien les législateurs avaient frappé juste. Sans doute de semblables résultats ne se fussent pas produits à toutes les époques; à d'autres moments les législateurs eussent couru le risque de rencontrer l'indifférence au lieu de l'enthousiasme, et de provoquer plus de sourires que d'applaudissements. Il fallait une époque ramenée à la source des émotions naïves à force d'émotions violentes ; de tels instants sont fugitifs dans l'histoire des peuples, et ce n'est pas une petite gloire pour les Conventionnels que d'avoir cru vivre à un de ces instants. La gloire en revient aussi à leurs contemporains, qui les avaient habitués à toutes les formes du dévouement. Ils se [page 147] fiaient au zèle d'élèves à qui Bernardin de Saint-Pierre pouvait dire sans flatterie : « De tous les traités, celui dont vous avez le moins besoin est celui des éléments de morale ; vous les aviez dans votre cœur, lorsqu'au milieu d'un hiver très rigoureux vous avez quitté vos familles pour bien mériter de la patrie ; je vous prépare des leçons de morale et vous m'en servez d'exemple. » Ils se fiaient encore, avec autant de raison, au zèle de ces illustres savants qui, chargés d'ans et de renommée, comme l'octogénaire Daubenton, venaient offrir leurs glorieux services avec un mélange de bonhomie et d'aimable modestie qui fait sourire et attendrit : « L'égalité est compagne inséparable de la liberté, fille de la nature, et amie des naturalistes. Si la durée d'une longue vie m'a fait acquérir des connaissances qui vous manquent, tâchons de rétablir l'égalité entre nous. Je m'efforcerai de mettre de la clarté et de la précision dans mes leçons ; je vous invite de tout mon cœur à les recevoir avec attention, »

Fidèle à la résolution de conserver à ce récit un caractère purement historique, nous ne voulons pas pénétrer dans l'analyse des leçons de l'École normale pour en discuter la méthode et les principes. En ce qui touche la partie scientifique, il serait présomptueux d'étaler notre insuffisance en regard de l'autorité de savants tels que Biot et [page 148] Arago, qui datent de ces leçons l'origine du véritable enseignement des sciences, tel qu'il s'est perpétué au dix-neuvième siècle à l'École polytechnique, dans les écoles spéciales et dans les facultés. Nous nous arrêterons un peu plus à la partie littéraire et philosophique, parce que les résultats en sont plus contestés, quand ils ne sont pas tout à fait méconnus.

Une chose frappante, c'est la conformité du langage des professeurs dans leurs programmes, uniformité qui résulte de l'identité des doctrines philosophiques ou des résultats cherchés. Ils ont pour principe commun l'utilité des connaissances humaines ; ils regardent comme les branches diverses d'une même science aussi bien les sciences philosophiques et morales que les sciences exactes et naturelles ; ils leur appliquent à toutes la même méthode d'analyse et d'observation, seul moyen d'arriver à la certitude, disent Garat et Volney, à la raison et à la justice, disent Laplace et Lagrange. L'idée de Condorcet relative à l'application des mathématiques aux sciences morales (2), est adoptée et reproduite par Volney, chargé du cours d'histoire, et Lagrange, chargé, conjointement avec Laplace, [page 149] du cours de mathématiques. « On donnera, dit Lagrange, les principes de la théorie des probabilités ; dans un temps où tous les citoyens sont appelés à décider du sort de leurs semblables, il leur importe de connaître une science qui fait apprécier aussi exactement qu'il est possible la probabilité des témoignages ; il importe surtout de leur apprendre à se défier des aperçus , même les plus vraisemblables, et rien n'est plus propre à cet objet que la théorie des probabilités, dont souvent les résultats rigoureux sont contraires à ces aperçus. » Volney, de son côté, voulant déterminer la valeur des témoignages historiques, après avoir cherché à établir que l'histoire ne peut arriver au premier degré de la certitude qui résulte de la sensation, qu'elle en est réduite à des vérités probables soumises à des conditions de différente nature, se distribuant en diverses classes, ajoute : « Les mathématiques étant parvenues à soumettre toutes ces conditions à des règles précises et à en former une classe particulière de connaissances sous le nom de calcul des probabilités, c'est à elles que nous remettons le soin de compléter vos idées sur la certitude de l'histoire. » Ailleurs, Hauy, chargé du cours de physique, Garat, chargé du cours d'analyse de l'entendement humain, semblent s'être entendus pour donner une définition presque identique des mots théorie et système, pour donner, presque dans [page 150] les mêmes termes, la préférence à la théorie des sensations, résultant d'une série d'observations, sur le système des idées innées, résultant d'une hypothèse préconçue.

Notes

1. Voir l’énumération des nombreux services rendus à l'instruction publique par Lakanal, dans la brochure publiée par lui-même : Travaux et rapport» du citoyen Lakanal à la Convention. Voir aussi les intéressantes notices de MM. Mi- gnet et Hippolyte Carnot.

2. « C'est l'ignorance générale de l'arithmétique politique, qui fait du commerce, de la banque, des finances, du mouvement des effets publics, autant de sciences occultes, et, pour les intrigants qui les pratiquent, autant de moyens d'acquérir une influence perfide. » Condorcet. 4e Mémoire sur l'Instruction publique. Voir aussi un long discours de Laviconterie pour demander à la Convention d'inviter tous les savants à dresser une échelle graduée des crimes, des délits et de leurs conséquences. (Moniteur, octobre I794.)

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