1899 Histoire de la langue1899 -  Histoire de la langue et de la littérature française

Petit de Julleville

Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900

Publiée sous la direction de L. Petit de Julleville, professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris.

Tome VII – Dix-neuvième siècle. Période romantique (1800-1850)

Armand Collin et Cie, Éditeurs.
Paris, 5, rue de Mézières
1899

Sommaire
- Chapitre II. I. - Joseph de Maistre
- Chapitre XI - Ballanche (1776-1847)


Chapitre II. I. - Joseph de Maistre

Extrait, pages 53-54

Joseph de Maistre, tout en se résignant à la morne destinée [54] qui le condamnait à vivre dans une petite ville, n'avait peut-être pas assez caché qu'il en souffrait : « Suis-je donc, disait-il, condamné à vivre et à mourir ici, comme une huître attachée à son rocher ? (1) » Aussi ses concitoyens devaient-ils se défier de ce penseur dédaigneux et solitaire qui « voulait en savoir plus » que les autres (2). Sans se soucier des rumeurs, avide de connaître toutes choses, Joseph de Maistre alla jusqu'à entretenir des rapports avec les nouveaux mystiques, disciples du théosophe Saint-Martin, qui en comptait beaucoup dans la région lyonnaise; il se mêla à leurs assemblées de Lyon ; il fit même partie d'une loge de francs-maçons qui s'était établie à Chambéry. A la vérité, il s'empressa de s'en retirer dès que la révolution française eut éclaté et que le roi de Sardaigne eut fait connaître son peu de goût pour les associations de ce genre. Il n'en resta pas moins suspect aux gens de la cour, qui l'appelèrent d'abord philosophe, et un peu plus tard jacobin (3).

Notes

1. Lettre du 14 février 1805.
2. Lettre du 24 octobre/5 novembre 1808.
3. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, chap. p. 14. — Rodolphe de Maistre, Notice biographique de M. le comte J. de Maistre.

bouton jaune Chapitre II. I. - Joseph de Maistre   Extrait, pages 53-54

Extrait, pages 61-62

… Ce mélange de tons si différents et cette allure si personnelle suffiraient à distinguer les Considérations de deux livres que Joseph de Maistre connaissait, et dont il s'est, dans une certaine mesure, inspiré, les Réflexions de Burke (1790) et la Lettre à un ami sur la Révolution française par Saint-Martin (1795). Mais, sans pénétrer dans l'étude approfondie de ces deux ouvrages pour montrer combien les Considérations en diffèrent, on peut du moins indiquer que le premier a sans doute attaqué le rationalisme abstrait et généralisateur des hommes de la Constituante; il a montré que la constitution d'un peuple devait résulter de son histoire et ne pouvait s'improviser, et c'est là, nous l'allons voir, un argument dont Joseph de Maistre s'est beaucoup [62] servi : mais le livre de l'orateur anglais est l'ouvrage d'un politique hostile à la France et d'ailleurs fin et sagace : ses déductions ne procèdent que de la raison et de l'expérience. Joseph de Maistre est plein d'admiration pour l'histoire et pour le génie, pour la mission de la France, et toute son argumentation repose sur la notion chrétienne de la Providence; — Quant à Saint-Martin, qui a vu, lui aussi, dans la Révolution, une sorte de châtiment providentiel, il suffira de dire, pour le distinguer de Joseph de Maistre, qu'il est un adversaire résolu de l'ancien régime et du sacerdoce catholique : dans le roi, les nobles et les prêtres, Joseph de Maistre révère les pouvoirs constitutifs et conservateurs de toute société; Saint-Martin ne voit en eux que les bénéficiaires menteurs d'une prévarication qui empiète sur les droits de Dieu.

Il faut rattacher aux Considérations l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines composé en 1809 : l'auteur se propose d'y généraliser, « en la dégageant de toutes les circonstances particulières qui semblaient l'appliquer uniquement à la révolution française (1) », une assertion déjà développée dans son premier ouvrage à propos de la constitution de l'an III. — Ce petit ouvrage, espèce d'annexe aux chapitres VI et VIII des Considérations, est lui-même divisé en soixante-sept alinéas. Comme tous les livres du comte de Maistre, il fourmille de pensées profondes, de vues nouvelles, dans le détail desquelles il est impossible d'entrer ici. Mais il faut indiquer la thèse principale que l'auteur se propose de démontrer : c'est que les constitutions ne sont pas, ainsi que se le sont imaginé les philosophes du XVIIIe siècle, des œuvres de l'esprit, qui se composent dans le silence du cabinet ou sortent des délibérations de quelques théoriciens. Elles sont d'essence divine, non pas que Dieu emploie aucun moyen surnaturel pour nous les imposer : ce sont les hommes qui lui servent d'instruments, et c'est le temps qui est son ministre (2).

Notes

1. Avertissement de l'éditeur.
2. Cette théorie, qui, dépouillée du sentiment chrétien qui l'anime ici, ferait songer au système politique de Hegel, se trouve déjà exposée dans Saint-Martin. C'est encore dans Saint-Martin que de Maistre a pu puiser cette idée que le législateur, si, dans des circonstances exceptionnelles, il vient à s'en produire un, est, non un philosophe, mais un homme extraordinaire, créé par un décret exprès de la Providence.

bouton jaune Chapitre II. I. - Joseph de Maistre  Extrait, pages 61-62


Chapitre XI – Écrivains et orateurs religieux. Philosophes. III. La philosophie. Philosophes divers. Ballanche (1776-1847).

Extrait, pages 583-584

Il [Ballanche] est né à Lyon en 1776. On sait à combien d'esprits portés vers le mysticisme et la méditation religieuse Lyon a donné naissance, au moyen âge, au XVIe siècle et à. notre époque même. On n'oubliera pas, à la fin du XVIIIe siècle, le séjour que Saint-Martin, le philosophe inconnu, fit dans cette ville auprès des mystiques adeptes de la philosophie de Martinez Pasqualis, à laquelle il avait commencé de s'initier à Bordeaux. Et c'est également à Lyon que Joseph de Maistre lui-même, curieux dès cette époque de toutes les doctrines et de tous les mouvements de l'opinion, se rendit pour connaître la secte des illuminés. Par les tendances de son esprit comme par son origine, Ballanche appartient donc bien à ce groupe des « Lyonnais », qui, de place en place; peut être distingué dans l'histoire de la littérature et de l'esprit français.

Comme à beaucoup d'hommes de sa trempe et de son temps, la Révolution, qui engendra à Lyon, on le sait, des luttes particulièrement terribles, dut lui apparaître non seulement comme un grand événement politique de l'histoire de notre pays, mais comme un événement providentiel, comme le signe ou le point de départ d'une période de renouvellement moral pour l'humanité tout entière.

C'est là une idée à la De Maistre; on en trouverait d'autres dans Ballanche, qui feraient penser à un rapprochement du même genre : l'idée de faute et d'expiation, par exemple, qui joue un si grand rôle dans le système de l'un et de l'autre. Ce n'est pas que Ballanche aime De Maistre, qu'il attaque à plusieurs reprises, en qui il ne veut voir que l'homme des doctrines anciennes, le prophète du passé (1) et dont les assertions dures, ironiques et tranchantes convenaient si peu à son esprit à lui, tout de douceur et de conciliation. Mais il semble que l'âme de Ballanche ait été ouverte à toutes les idées très générales et à la fois nuageuses et nobles, qui, dans ces temps extraordinaires, affluèrent des directions les plus opposées. Disciple, et cette fois disciple avoué (2) de Vico, il croit avec lui que l'humanité évolue suivant une loi et que cette loi est le progrès, et par là [584] il est tout près de s'entendre avec nos partisans français du système de la perfectibilité, philosophes et protestants, une Mme de Staël, un Benjamin Constant ; — à Charles Bonnet de Genève, il emprunte l'idée et le mot de Palingénésie — comme Saint-Martin, qu'il n'a peut-être pas lu, et comme les mystiques, il rêve d'un accord final des volontés dans la religion parfaite ; — mais catholique fervent et fidèle, il ne pense pas que la forme de cette religion soit encore à trouver : la doctrine parfaite, la doctrine définitive de l'émancipation et de l'union des âmes, c'est le christianisme, et le christianisme intégral; et par là, c'est à Chateaubriand, au Chateaubriand des Études historiques et des dernières années, qu'il ferait songer par avance, de même qu'avant Chateaubriand il avait conçu quelques-unes des idées que celui-ci devait exprimer dans le Génie du Christianisme.

Notes

1. Palingénésie sociale, Prolégomènes. Début de la troisième partie. — Cf. deuxième partie, § 4.
2. Palingénésie sociale. Prolégomènes, II. III..

bouton jaune  Ballanche (1776-1847) Extrait, pages 583-584

Extrait, page 586

… C'est ce qui apparaît nettement dans le premier ouvrage, par lequel il se révèle enfin tout à fait au public. Antigone (1814) est une épopée en prose en six livres, suivis d'un épilogue. Le sujet est le récit que le devin Tirésias fait devant le roi Priam des malheurs d'Œdipe. Ces malheurs d'ailleurs ne sont pas tout à fait immérités. Ils sont la punition de la double concupiscence qui pousse Œdipe, c'est-à-dire l'Homme, à arracher au Sphinx son énigme et à s'enorgueillir ensuite de cette science, — si insuffisante pourtant, puisqu'elle ne lui a pas permis de connaître sa destinée. — Mais à côté d'Œdipe est Antigone, son soutien, et celle dont les malheurs et la mort, causés par son dévouement sublime, achèveront l’expiation des erreurs de son père.

Retenons cette idée d'expiation : elle est chère à tous les mystiques. Saint-Martin en a fait usage; elle est fondamentale dans le système du comte de Maistre; elle est, tout soupçon de plagiat tombant de lui-même (1) une des pièces essentielles de celui de Ballanche (2).

Notes

1. Rappelons que la théorie ne prend tout à fait corps dans de Maistre qu'avec les Soirées de Saint-Pétersbourg et l'Essai sur les sacrifices, qui sont de 1821.
2. C'est elle qui inspire encore le poème en prose de l'Homme sans nom (1820). Un jour une petite maison située à l'écart d'un village des Alpes a attiré les regards de l'auteur : qui l'habite ? Un honnête homme, dit-on, mais nul ne sait son nom; on l'appelle le « régicide ». Ballanche va le voir, l'interroge, et le « régicide », qui est en effet un ancien membre de la Convention, lui fait confidence de son état d'esprit : chaque fois qu'il se remémore le passé, qu'il revoit en imagination les séances dans lesquelles fut condamné Louis XVI, il n'arrive pas à comprendre lui-même comment il a pu se laisser entraîner à son vote criminel : c'est à un vertige qu'il a cédé. Mais, depuis, toute paix a fui de son cœur en proie au remords; nulle vie n'est comparable à cette vie qu'il traîne dans une douleur sans consolation. Cependant cette vie trouvera sa fin, et c'est quand il sera près de mourir que « l'homme sans nom » connaîtra le mot de sa destinée. — Cette destinée, c'est, aussi bien que naguère la destinée d'Œdipe, celle de l'humanité tout entière. Et c'est pourquoi il est l'homme sans nom, étant non pas tel ou tel homme, mais l'homme, type de l'humanité. Comme Œdipe, il s'est d'abord heurté au sphinx : le sphinx, cette fois, c'était cet ensemble de circonstances morales au milieu desquelles l'homme sans nom s'est trouvé jeté et qui l'ont entraîné, épreuve semblable à celle à laquelle le premier homme, lui aussi, a jadis succombé. De sa première épreuve, Œdipe était sorti triomphant; il s'est heurté à la seconde et n'a pas résisté à l'orgueil. L'homme sans nom a succombé dès les premiers pas. C'est une différence, mais tout extérieure, toute contingente, on le voit. En voici une autre qui n'est pas plus essentielle; la faute d'Œdipe, c'est Antigone qui l'expie; « l'homme sans nom » expie lui-même : ses remords sont le rachat de son crime. Mais enfin, éclairé sur son sort, il meurt consolé, et pour lui, comme pour Œdipe et pour Antigone, la mort, c'est l'affranchissement.

bouton jaune Ballanche (1776-1847), Extrait, page 586