Chapitre II. I. - Joseph de Maistre

Extrait, pages 53-54

Joseph de Maistre, tout en se résignant à la morne destinée [54] qui le condamnait à vivre dans une petite ville, n'avait peut-être pas assez caché qu'il en souffrait : « Suis-je donc, disait-il, condamné à vivre et à mourir ici, comme une huître attachée à son rocher ? (1) » Aussi ses concitoyens devaient-ils se défier de ce penseur dédaigneux et solitaire qui « voulait en savoir plus » que les autres (2). Sans se soucier des rumeurs, avide de connaître toutes choses, Joseph de Maistre alla jusqu'à entretenir des rapports avec les nouveaux mystiques, disciples du théosophe Saint-Martin, qui en comptait beaucoup dans la région lyonnaise; il se mêla à leurs assemblées de Lyon ; il fit même partie d'une loge de francs-maçons qui s'était établie à Chambéry. A la vérité, il s'empressa de s'en retirer dès que la révolution française eut éclaté et que le roi de Sardaigne eut fait connaître son peu de goût pour les associations de ce genre. Il n'en resta pas moins suspect aux gens de la cour, qui l'appelèrent d'abord philosophe, et un peu plus tard jacobin (3).

Notes

1. Lettre du 14 février 1805.
2. Lettre du 24 octobre/5 novembre 1808.
3. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, chap. p. 14. — Rodolphe de Maistre, Notice biographique de M. le comte J. de Maistre.

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Extrait, pages 61-62

… Ce mélange de tons si différents et cette allure si personnelle suffiraient à distinguer les Considérations de deux livres que Joseph de Maistre connaissait, et dont il s'est, dans une certaine mesure, inspiré, les Réflexions de Burke (1790) et la Lettre à un ami sur la Révolution française par Saint-Martin (1795). Mais, sans pénétrer dans l'étude approfondie de ces deux ouvrages pour montrer combien les Considérations en diffèrent, on peut du moins indiquer que le premier a sans doute attaqué le rationalisme abstrait et généralisateur des hommes de la Constituante; il a montré que la constitution d'un peuple devait résulter de son histoire et ne pouvait s'improviser, et c'est là, nous l'allons voir, un argument dont Joseph de Maistre s'est beaucoup [62] servi : mais le livre de l'orateur anglais est l'ouvrage d'un politique hostile à la France et d'ailleurs fin et sagace : ses déductions ne procèdent que de la raison et de l'expérience. Joseph de Maistre est plein d'admiration pour l'histoire et pour le génie, pour la mission de la France, et toute son argumentation repose sur la notion chrétienne de la Providence; — Quant à Saint-Martin, qui a vu, lui aussi, dans la Révolution, une sorte de châtiment providentiel, il suffira de dire, pour le distinguer de Joseph de Maistre, qu'il est un adversaire résolu de l'ancien régime et du sacerdoce catholique : dans le roi, les nobles et les prêtres, Joseph de Maistre révère les pouvoirs constitutifs et conservateurs de toute société; Saint-Martin ne voit en eux que les bénéficiaires menteurs d'une prévarication qui empiète sur les droits de Dieu.

Il faut rattacher aux Considérations l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines composé en 1809 : l'auteur se propose d'y généraliser, « en la dégageant de toutes les circonstances particulières qui semblaient l'appliquer uniquement à la révolution française (1) », une assertion déjà développée dans son premier ouvrage à propos de la constitution de l'an III. — Ce petit ouvrage, espèce d'annexe aux chapitres VI et VIII des Considérations, est lui-même divisé en soixante-sept alinéas. Comme tous les livres du comte de Maistre, il fourmille de pensées profondes, de vues nouvelles, dans le détail desquelles il est impossible d'entrer ici. Mais il faut indiquer la thèse principale que l'auteur se propose de démontrer : c'est que les constitutions ne sont pas, ainsi que se le sont imaginé les philosophes du XVIIIe siècle, des œuvres de l'esprit, qui se composent dans le silence du cabinet ou sortent des délibérations de quelques théoriciens. Elles sont d'essence divine, non pas que Dieu emploie aucun moyen surnaturel pour nous les imposer : ce sont les hommes qui lui servent d'instruments, et c'est le temps qui est son ministre (2).

Notes

1. Avertissement de l'éditeur.
2. Cette théorie, qui, dépouillée du sentiment chrétien qui l'anime ici, ferait songer au système politique de Hegel, se trouve déjà exposée dans Saint-Martin. C'est encore dans Saint-Martin que de Maistre a pu puiser cette idée que le législateur, si, dans des circonstances exceptionnelles, il vient à s'en produire un, est, non un philosophe, mais un homme extraordinaire, créé par un décret exprès de la Providence.

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