[L’idée de la mort]

Il est indubitable que l’idée de la mort comme d’une [page 309] porte par où l’on échappe à ce monde de relativité et de désenchantement, pour entrer dans l’absolu et l’orgueil suprême, a toujours hanté l’imagination hautaine de Villiers de l’Isle-Adam. La fin d’Akedisseril est assez semblable à celle d’Axël. En effet, la mort paraît à tout esprit affolé de mystère la seule consécration légitime des grands bonheurs.

Cependant une objection se présente.

Axël est arrivé tout près de la réalisation des joies terrestres. Il s’arrête, de peur d’être déçu. Tandis que son amante lui parle de splendides pèlerinages à travers les villes et les peuples innombrables de l’univers, il lui répond en secouant des gerbes d’illusions coupées : « Tu vois le monde extérieur à travers ton âme: il t’éblouit! mais il ne peut nous donner une seule heure comparable, en intensité d’existence, à une seconde de celles que nous venons de vivre. L’accomplissement réel, absolu, parfait, c’est ce que nous avons éprouvé l’un de l’autre dans la splendeur funèbre de ce caveau… Oh! le monde extérieur! ne soyons pas dupes du vieil esclave, enchaîné à nos pieds, dans la lumière, et qui nous promet les clefs d’un palais d’enchantement, alors qu’il ne cache en sa noire main fermée qu’une poignée de cendres! Tout à l’heure, tu parlais de Bagdad, de Palmyre, que sais-je? de Jérusalem. Si tu savais quel amas de pierres inhabitable, quel sol stérile et brûlant, quels nids de bêtes immondes sont, en réalité, ces pauvres bourgades qui t’apparaissent resplendissantes de souvenirs, au fond de cet Orient que tu portes en toi-même! Et quelle tristesse ennuyée te causerait leur seul aspect! Va, tu les as pensées! il suffit : ne les regarde pas. La terre, te dis-je, est gonflée, comme une bulle brillante, de misère et de mensonges, et, fille du néant originel, crève au moindre souffle, Sara, de ceux qui s’en approchent... »

Par ces paroles, Villiers est essentiellement un devin. Il a vu dans le cerveau des tout jeunes à cette fin de siècle. Bizarre rencontre! il se trouve que Maurice Barrès a exprimé à sa manière, parmi ses discussions égoïstiques, les mêmes opinions. « Peu nous importe le but, dit-il, les moyens seuls de l’atteindre nous intéressent. » — Je crois qu’en effet ce n’est pas, malgré les assertions pessimistes, le sentiment de l’inutilité de l’effort qui ronge:nos générations : c’est plutôt le mépris de poursuivre jusqu’au bout nos propres desseins.

Nous ne sommes plus les dupes de nos enthousiasmes. Tant qu’ils sont entravés, ils nous passionnent. Vient-on à nous donner raison, aussitôt nous prenons une mine dégoûtée. Or, puisque le poète de l’Ève future avait si noblement prédit et défini cet état d’âme, pourquoi le modifier si brusquement au lieu de le pousser à ses extrêmes conséquences? Axël devait dédaigner le suicide, qui n’est qu’une réalisation trop brutale et trop facile.

Je me rappelle avoir toujours blâmé Chambige d’avoir fait se tuer près de lui Mme Grille, et cela pour des raisons qui ne déplairont pas à des philosophes délicats : oui, quel triomphe d’exalter la passion d’un être aimé au point de lui insinuer le désir irrésistible de la mort commune! Mais quelle prudence, quel bon goût et quel esprit de suite dans les idées si on lui prouve au dernier moment combien il est barbare et stérile d’attacher tant d’importance à la délivrance corporelle! Il est, dans ces cas, utile d’avoir présent à la mémoire l’aphorisme de maître Janus : « Les Mages réels, s’ils dédaignent de vivre, se dispensent aussi de mourir. »

Donc nous voici en plein occultisme.

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