1900 – Naville – Les philosophies négatives

Les philosophies négatives

- Le Mysticisme : L'extase
- L'éclectisme

Ernest Naville (1816-1909)
Associé étranger de l’Institut de France
Membre correspondant des Académies de Palerme, de Rovereto, de Savoie, de Belgique et de l’Athénée de Venise.

Paris
Ancienne librairie Germer Baillière et Cie
Félix Alcan, éditeur
108, boulevard St Germain
1900


Chapitre : Le Mysticisme - L’extase, extraits, pages 201-205

5. L’extase, qui suppose la cessation du jeu ordinaire des fonctions de l’esprit, est un mode du sentiment pur, d’un sentiment étranger à la pensée. Rien probablement ne saurait en donner l’idée mieux que ce qu’éprouvent les personnes d’une nature essentiellement musicale, qui se sentent comme transportées hors d’elles-mêmes par la magie des sons. Si vous leur demandez de traduire en idées distinctes les émotions qu’elles ont éprouvées, elles vous considéreront comme étant, dans le domaine de l’art, un véritable profane. L’extase produit la suppression momentanée de la conscience. Le souvenir qui en reste, lorsque la conscience revient, c’est celui d’une joie intense, d’une extrême béatitude. Joie, béatitude, suavité, délices sont les expressions qui se multiplient sous la plume des écrivains mystiques. Après la mort de Pascal, on trouva cousu dans ses vêtements un petit parchemin sur lequel on lut ces mots : « 23 Novembre 1654, de dix heures et demie à minuit environ : Feu ! Joye, joye, joye et pleurs de joye. » C’est le souvenir d’un temps d’extase. Le reste de l’écrit renferme des résolutions prises par l’auteur à la suite d’un événement de son [page 202] existence assez mémorable pour qu'il voulût en conserver le souvenir dans un mémento qu’on a désigné sous le nom d'amulette. Jacob Bœhme eut, dans sa vie, quatre extases d’une particulière importance ; il parle de cet état comme « d'un temps passé dans la lumière et la joie. »

Tels sont les caractères de l'extase. En en faisant l'essence du mysticisme, on donnera à ce terme, souvent mal défini et employé dans des sens divers, une signification précise. Quel est le rapport du mysticisme ainsi entendu avec la philosophie ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux degrés dans la doctrine, dont l'un constitue un mysticisme qu'on peut qualifier d'innocent, et dont l'autre est certainement dangereux. Commençons par le premier.

Le mysticisme innocent considère l'extase comme un phénomène qui peut être ajouté aux fonctions naturelles de l'esprit humain sans les supprimer et sans en nier la valeur. C'est un mode d'union avec Dieu qui, quelque intime qu'il devienne, ne détruit pas la différence de la créature et du Créateur. C'est, pour répéter les paroles de saint Bonaventure, « une faveur mystérieuse. Mais, pour saint Bonaventure, cette faveur mystérieuse se produit au sommet de l'échelle dont l'âme monte les degrés pour [page 203] s'approcher de Dieu ; elle ne doit faire négliger, ni la contemplation de la nature, qui manifeste les perfections du Créateur, ni la contemplation de l'esprit humain où l'on trouve des traces de son image. Saint-Martin, surnommé le philosophe inconnu, admet des moments d'extase où notre activité propre disparaît pour faire place à l'action de la divinité qui seule agit en nous (1). Mais, à une époque où il avait publié quelques-uns de ses plus importants ouvrages, il soutint aux Écoles normales, contre le professeur Garat, une discussion dans laquelle il se fit accuser de Platonisme, de Cartésianisme, de Malebranchisme, en soutenant la distinction entre les facultés de l'esprit et la sensation, à laquelle Garat, en disciple fidèle de Condillac, voulait réduire toute la connaissance humaine (2). Le mystique Martinez Pasqualis, le maître de Saint-Martin, émet les vues d'un ferme spiritualisme sur les questions du libre arbitre et de l'origine du mal (3). Un des fondements des doctrines de Jacob Bœhme est le principe que « la volonté est la base de la vie et de l'existence, et que la vie, à son tour, a, dans la liberté, sa fin et [page 204] sa raison d'être. » La tendance essentiellement mystique de sa pensée ne l'empêche pas d'avoir, comme M. Boutroux l'a démontré, une philosophie très positive qu'une étude sérieuse dégage du mélange confus d'une théologie abstruse, d'une poésie fantastique et d'effusions mystiques. Cette philosophie affirme que la personnalité, sous sa forme parfaite qui est la liberté, est le caractère essentiel de l'Esprit divin aussi bien que de l'esprit de l'homme. Bœhme établit, contre tout fatalisme, l'existence du libre arbitre, et il en signale la limite dans le fait que l'homme n'est responsable que de sa détermination et non des motifs qui le sollicitent en des sens divers (4)

Voilà donc des écrivains qui admettent le phénomène de l'extase, mais qui ne renoncent pas pour cela à demander à la raison la solution des grands problèmes que se pose l'esprit humain. Maintenu dans ces limites, le mysticisme n'a rien de contraire à la philosophie. Loin de là ; il offre à la science des données d'une grande valeur. Pour s'en rendre compte, il faut distinguer le côté subjectif de la question de son côté objectif, et se mettre en [page 205] présence d'un phénomène psychique sans se demander, provisoirement au moins, quelle est la nature de l'Être auquel s'attache l'union mystique. L'extase est l'objet d'une affirmation séculaire qu'on rencontre à toutes les époques de l'histoire et dans toutes les parties du globe. Il faudrait une grandie légèreté d'esprit, ou un esprit imbu de préjugés tenaces, pour admettre que la science puisse négliger un fait de cette importance. Ceux-mêmes, au nombre desquels je me range, qui n'ont aucune expérience personnelle d'un état qui, comme le dit l'Imitation de Jésus-Christ, n'est pas connu de tous (5), se trouvent en présence de témoignages nombreux et concordants qui s'imposent à l'attention de tout philosophe sérieux.

Notes

1 Le ministère de l'homme-esprit, page 427.
2 Les Ecoles Normales. Débats, tome III, pages 18 à 25.
3 Voir la Philosophie mystique en France, par Ad. Franck. Paris 1866, spécialement aux pages 216 A 218.
4 Voir la notice sur Jacob Bœhme dans les Etudes d'histoire de la philosophie, par Emile Boutroux. Paris, librairie. Alcan 1897.
5 Quando ad plenum me recolligam in te, ut præ amore tuo, non sentiam me, sed te solum supra omnem senstnn et modum, in modo non omnibus noto. — Livre III, chapitre XXI, art. 3.

Source numelyo bibliothèque numérique de Lyon :  E. Naville – Les philosophies négatives : Le Mysticisme : l'extase


Chapitre : L’éclectisme - Extraits, pages 236-241

Pour apprécier l'éclectisme, il est très important de distinguer ces deux choses : la valeur de pensées rencontrées dans les écrits d'un philosophe, et la valeur de son système. Il ne faut jamais conclure de la première de ces appréciations à la seconde. Cela dit, abordons l'examen de la doctrine de Victor Cousin.

Il reconnaissait quatre grands systèmes de philosophie : le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Il affirmait, au nom de l'histoire, que l’esprit humain n'en avait pas produit d'autres, et, au nom de la psychologie, qu'il ne pouvait pas en produire d'autres (1). Ces [page 237] quatre systèmes étaient parvenus à leur plein développement et s'étaient épuisés dans les luttes qu'ils avaient soutenues les uns contre les autres. M. Jouffroy, rendant compte des travaux de M. Cousin, fixait la date de ce moment mémorable dans l'histoire de la pensée. C'est au commencement du XIXe siècle qu'il n'y avait plus de voies nouvelles à ouvrir, et qu'il fallait se borner à organiser scientifiquement les vérités découvertes, en les dégageant des erreurs auxquelles elles avaient été mêlées (2).

Pour comprendre l'importance des travaux de Victor Cousin, et le juste tribut de reconnaissance dû à sa mémoire, il faut se rappeler dans quel état se trouvait la philosophie française à l'issue des crises de la Révolution et des guerres qui avaient séparé la patrie de Descartes du mouvement intellectuel de l'Europe. Aux Écoles normales établies par la Convention, les auditeurs pouvaient, une fois par semaine, discuter l'enseignement du professeur Garat, qui venait d'être ministre de la Convention, et qui devait être plus tard sénateur et [page 238] comte de l'empire de Bonaparte, occupait la chaire de philosophie. Il enseignait la doctrine de Condillac, et faisait de la sensation la source unique de notre savoir. Saint-Martin prit la parole, comme je l'ai indiqué à propos du mysticisme, et soutint qu'il y a dans l'homme une faculté d'intelligence qui n'a pas la sensation pour origine. Le professeur répondit : « Ce qu'il m'importe d'abord de dire, c'est que, par cette doctrine dans laquelle on suppose que nos sensations et nos idées sont des choses différentes, c'est le platonisme, le cartésianisme et le malebranchisme que vous ressuscitez. Ce  serait un grand malheur si, à l'ouverture des Écoles normales et des Écoles centrales, ces idoles (3) pouvaient y pénétrer. Toute bonne philosophie serait perdue ; tous les progrès dans la connaissance de la nature seraient arrêtés. C'est pour cela que je regarde comme un devoir sacré pour un professeur d'analyse de traiter ces idoles avec le mépris qu'elles méritent. » Saint-Martin n'eut qu'à se rasseoir, bien dûment convaincu de platonisme, de cartésianisme, de malebranchisme, pour avoir osé soutenir que la sensation n'est pas la source [page 239] unique de notre savoir ; la majorité de l'auditoire partageait les vues du professeur (4).

Le dialogue de Garat et du philosophe inconnu est une page instructive de l'histoire de la philosophie ; il caractérise une époque. Il est utile de se le rappeler : au commencement de notre siècle, en France, platonisme était un terme de dénigrement, et dire à un philosophe qu'il marchait sur les traces de Descartes était considéré comme une injure. Comment la France philosophique est-elle sortie de ce mépris du passé et de cette ignorance des travaux qui s'étaient accomplis hors de ses frontières ? Comment est-elle arrivée à comprendre que la doctrine de Condillac n'était pas le dernier mot de l'esprit humain ? Divers travaux avaient disposé les esprits à l'étude de l'histoire de la philosophie, et élargi leur horizon. Villers et Mme de Staël avaient ouvert les yeux sur l'Allemagne ; Royer-Collard avait fait connaître les travaux estimables des Ecossais ; de Gérando, malgré l'influence de Condillac qu'il subissait en partie, avait écrit l'histoire des systèmes avec des vues généreuses et une impartialité qui auraient scandalisé Garat. Mais de ce qui [page240] n'était qu'une simple tendance, Victor Cousin a fait un des caractères prononcés du mouvement intellectuel ; les connaissances historiques s'infiltraient dans la philosophie française, il les y a versées à flots ; à de simples lueurs, sa parole ardente a fait succéder une éclatante lumière. Cette lumière qu'il a répandue au dehors s'était, accrue dans son propre esprit, au cours de son travail. Il avait dit dans un de ses premiers cours : « Enfin voici deux hommes de génie (Bacon et Descartes). Depuis Platon et Aristote, l'espace intermédiaire est rempli par des beaux esprits ou par des moines. » Dans cette appréciation dédaigneuse de la fin de la civilisation grecque et de celle du moyen âge, on sent percer les préjugés du XVIIIe siècle. Cousin n'aurait pas pu parler ainsi après avoir édité Proclus et Abélard, et pris part à la décision de l'Académie ouvrant un concours sur saint Thomas qui nous a valu le bel ouvrage de M. Jourdain (5).

Il était réservé au dernier des grands historiens de la philosophie, l'allemand Henri Ritter, de mettre en bonne lumière l'influence de la prédication chrétienne sur la marche de la [page 241] pensée. Saint Augustin avait beaucoup d'esprit et saint Thomas était un moine ; mais il n'est maintenant aucun écrivain sérieux qui puisse faire l'histoire de la philosophie sans leur accorder une large place dans ses travaux.

Avec des vues toujours plus larges, Victor Cousin a donc été le restaurateur de l'histoire de la philosophie en France. Il a contribué plus que personne à donner aux esprits une impulsion qui a produit et produit encore en grand nombre des ouvrages de haute valeur éclairant d'un jour vif la marelle de la pensée dans l'histoire. C'est un service de premier ordre dont des préventions aveugles pourraient seules faire méconnaître l'importance.

Notes

1 [Guizot] Lettre aux éditeurs de l'Histoire de France racontée à mes petits enfants.
2 Article publié dans le journal le Globe, et reproduit par M. Damiron dans son Essai sur l'histoire de la philosophie en France au XIXe siècle. — Voir l'édition de Bruxelles., tome II, page 210.
3 Allusion aux idoles métaphysiques de Bacon dont le professeur venait de parler.
4 Voir les Écoles normales, livre national. — Débats, tome III, pages 8 à 25 et l'Histoire de la philosophie allemande, par Barchon de Penhoën, tome I, pages 325 et suivantes.
5 La philosophie de saint Thomas d'Aquin, par Charles Jourain, 2 vol. in-80, Paris, Hachette 1858.

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