Chapitre : Le Mysticisme - L’extase, extraits, pages 201-205
5. L’extase, qui suppose la cessation du jeu ordinaire des fonctions de l’esprit, est un mode du sentiment pur, d’un sentiment étranger à la pensée. Rien probablement ne saurait en donner l’idée mieux que ce qu’éprouvent les personnes d’une nature essentiellement musicale, qui se sentent comme transportées hors d’elles-mêmes par la magie des sons. Si vous leur demandez de traduire en idées distinctes les émotions qu’elles ont éprouvées, elles vous considéreront comme étant, dans le domaine de l’art, un véritable profane. L’extase produit la suppression momentanée de la conscience. Le souvenir qui en reste, lorsque la conscience revient, c’est celui d’une joie intense, d’une extrême béatitude. Joie, béatitude, suavité, délices sont les expressions qui se multiplient sous la plume des écrivains mystiques. Après la mort de Pascal, on trouva cousu dans ses vêtements un petit parchemin sur lequel on lut ces mots : « 23 Novembre 1654, de dix heures et demie à minuit environ : Feu ! Joye, joye, joye et pleurs de joye. » C’est le souvenir d’un temps d’extase. Le reste de l’écrit renferme des résolutions prises par l’auteur à la suite d’un événement de son [page 202] existence assez mémorable pour qu'il voulût en conserver le souvenir dans un mémento qu’on a désigné sous le nom d'amulette. Jacob Bœhme eut, dans sa vie, quatre extases d’une particulière importance ; il parle de cet état comme « d'un temps passé dans la lumière et la joie. »
Tels sont les caractères de l'extase. En en faisant l'essence du mysticisme, on donnera à ce terme, souvent mal défini et employé dans des sens divers, une signification précise. Quel est le rapport du mysticisme ainsi entendu avec la philosophie ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux degrés dans la doctrine, dont l'un constitue un mysticisme qu'on peut qualifier d'innocent, et dont l'autre est certainement dangereux. Commençons par le premier.
Le mysticisme innocent considère l'extase comme un phénomène qui peut être ajouté aux fonctions naturelles de l'esprit humain sans les supprimer et sans en nier la valeur. C'est un mode d'union avec Dieu qui, quelque intime qu'il devienne, ne détruit pas la différence de la créature et du Créateur. C'est, pour répéter les paroles de saint Bonaventure, « une faveur mystérieuse. Mais, pour saint Bonaventure, cette faveur mystérieuse se produit au sommet de l'échelle dont l'âme monte les degrés pour [page 203] s'approcher de Dieu ; elle ne doit faire négliger, ni la contemplation de la nature, qui manifeste les perfections du Créateur, ni la contemplation de l'esprit humain où l'on trouve des traces de son image. Saint-Martin, surnommé le philosophe inconnu, admet des moments d'extase où notre activité propre disparaît pour faire place à l'action de la divinité qui seule agit en nous (1). Mais, à une époque où il avait publié quelques-uns de ses plus importants ouvrages, il soutint aux Écoles normales, contre le professeur Garat, une discussion dans laquelle il se fit accuser de Platonisme, de Cartésianisme, de Malebranchisme, en soutenant la distinction entre les facultés de l'esprit et la sensation, à laquelle Garat, en disciple fidèle de Condillac, voulait réduire toute la connaissance humaine (2). Le mystique Martinez Pasqualis, le maître de Saint-Martin, émet les vues d'un ferme spiritualisme sur les questions du libre arbitre et de l'origine du mal (3). Un des fondements des doctrines de Jacob Bœhme est le principe que « la volonté est la base de la vie et de l'existence, et que la vie, à son tour, a, dans la liberté, sa fin et [page 204] sa raison d'être. » La tendance essentiellement mystique de sa pensée ne l'empêche pas d'avoir, comme M. Boutroux l'a démontré, une philosophie très positive qu'une étude sérieuse dégage du mélange confus d'une théologie abstruse, d'une poésie fantastique et d'effusions mystiques. Cette philosophie affirme que la personnalité, sous sa forme parfaite qui est la liberté, est le caractère essentiel de l'Esprit divin aussi bien que de l'esprit de l'homme. Bœhme établit, contre tout fatalisme, l'existence du libre arbitre, et il en signale la limite dans le fait que l'homme n'est responsable que de sa détermination et non des motifs qui le sollicitent en des sens divers (4)
Voilà donc des écrivains qui admettent le phénomène de l'extase, mais qui ne renoncent pas pour cela à demander à la raison la solution des grands problèmes que se pose l'esprit humain. Maintenu dans ces limites, le mysticisme n'a rien de contraire à la philosophie. Loin de là ; il offre à la science des données d'une grande valeur. Pour s'en rendre compte, il faut distinguer le côté subjectif de la question de son côté objectif, et se mettre en [page 205] présence d'un phénomène psychique sans se demander, provisoirement au moins, quelle est la nature de l'Être auquel s'attache l'union mystique. L'extase est l'objet d'une affirmation séculaire qu'on rencontre à toutes les époques de l'histoire et dans toutes les parties du globe. Il faudrait une grandie légèreté d'esprit, ou un esprit imbu de préjugés tenaces, pour admettre que la science puisse négliger un fait de cette importance. Ceux-mêmes, au nombre desquels je me range, qui n'ont aucune expérience personnelle d'un état qui, comme le dit l'Imitation de Jésus-Christ, n'est pas connu de tous (5), se trouvent en présence de témoignages nombreux et concordants qui s'imposent à l'attention de tout philosophe sérieux.
Notes
1 Le ministère de l'homme-esprit, page 427.
2 Les Ecoles Normales. Débats, tome III, pages 18 à 25.
3 Voir la Philosophie mystique en France, par Ad. Franck. Paris 1866, spécialement aux pages 216 A 218.
4 Voir la notice sur Jacob Bœhme dans les Etudes d'histoire de la philosophie, par Emile Boutroux. Paris, librairie. Alcan 1897.
5 Quando ad plenum me recolligam in te, ut præ amore tuo, non sentiam me, sed te solum supra omnem senstnn et modum, in modo non omnibus noto. — Livre III, chapitre XXI, art. 3.
Source numelyo bibliothèque numérique de Lyon : E. Naville – Les philosophies négatives : Le Mysticisme : l'extase



