1875 Franck1875 - Franck - Dictionnaire par une société de professeurs et de savants

sous la direction de M. Ad. Franck (1809-1893),
membre de l’Institut.

2e édition 1875.
Paris,
Librairie Hachette et Cie.
79, boulevard Saint germain.
1875

Article sur : François Baader, Bautain, Bœhme, Dieu
Articles sur : Lavater, Macrocosme – microcosme, Métaphysique, Nature, Pythagore – Pythagorisme,
Articles sur : Martinez Pasqualis, Théosophes, Saint-Martin.

Article sur Baader François. Extraits, p.155

… Les mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont, sainte Thérèse Mme Guyon, Swedenborg, Pascalis, et surtout Saint-Martin, étaient également familiers à Baader.

Article sur Bautain. Extraits, p.155

Ainsi que de Bonald, Saint-Martin, et l'on peut dire ainsi que tous les mystiques, Bautain attribue une origine et un rôle surhumains à la parole. Sans elle l'intelligence, toute divine qu'elle est par son objet et son principe, nous serait absolument inutile, parce qu'elle resterait inactive. » La parole, pour lui, est la manifestation la plus pure du divin par l'humain, de l'absolu par le relatif, de Dieu par l'homme (ubi supra, t. II, p. 251). Non-seulement la parole dans son ensemble, mais chacun de ses éléments considéré à part et principalement les voyelles, présentent à son esprit des mystères insondables. Il n'y aurait aucun intérêt à le suivre sur ce terrain; mais après avoir résumé ses opinions sur l'univers et sur l'homme, il nous reste à dire quelle idée il se fait de Dieu. […]

Mais si Dieu n'est pas la cause de l'univers, comment donc a-t-il produit l'univers ? Comment en est-il le créateur? Bautain pense, comme Saint-Martin, que le monde est la pensée divine devenue visible « en sorte qu'en affirmant que Dieu a créé l'univers, nous entendons dire qu'il a divinement exprimé son idée, qu'il a parlé l'univers (Philosophie du Christianisme, t. II, p. 243). »

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Article sur Bœhme, extraits p.183-184

Or ce qu'il y a de plus parfait, c'est la lumière, et ce qui est en opposition avec la lumière ce sont les ténèbres. Ces deux principes, ou plutôt ces deux aspects de la nature divine, se divisent à leur tour, et ainsi se distinguent, les unes des autres, les sept essences, ou, comme les appelle Saint-Martin, les Sources-Esprits qui constituent le fonds commun de toute existence finie et de l'univers tout entier.

La première de ces essences, c'est le désir, qui engendre successivement l'âpre, le dur, le froid, l'astringent, en un mot tout ce qui résiste. C'est le désir qui a présidé à la formation des choses et les a fait passer du néant à l'existence.

[…] p. 184

Saint-Martin a traduit en français les trois ouvrages suivants 1° l'Aurore naissante, 2 vol. in-8, Paris, an VIII; 2° les Trois Principes de l'essence divine, 2 vol. in-8, Paris, an X; 3° le Chemin pour aller à Christ, 1 vol. in-12, Paris, 1822.

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Article sur Dieu, extrait p. 398

Cependant ce n'est pas la raison seule qui nous révèle l'existence de Dieu le sentiment en est une autre preuve, mais beaucoup plus variable et plus obscure. En effet, n'est-il pas vrai, quand des passions basses ou des besoins grossiers n'arrêtent pas l'essor de nos facultés, que nous éprouvons un besoin d'aimer et d'admirer, un amour du bien et du beau que rien d'imparfait ni de fini ne peut satisfaire ? D'où nous viendrait un pareil sentiment, sinon de celui qui est lui-même le beau et le bien dans leur essence, ou la source inépuisable de toute admiration et de tout amour? Cette preuve est précisément celle que le mystique Saint-Martin, dans son livre de l'Esprit des choses, et plusieurs autres philosophes de son école, par exemple François Baader, ont recommandée comme la plus simple à la fois et la plus inattaquable. Mais elle remonte beaucoup plus haut déjà à Platon en a consacré l'usage dans sa théorie de l'amour, en nous représentant l'amour et la dialectique comme les deux ailes sur lesquelles notre âme s'élève à la contemplation de l'absolu. Ce que nous disons du beau et du bien s'applique aussi à l'infini; en d'autres termes, nous avons le sentiment de l'infini comme nous en avons l'idée. Quel autre sens donnerions-nous à ces émotions mystérieuses, à ce respect indéfinissable que la vue de la nature nous fait éprouver au milieu de la solitude et du silence? Comment expliquer autrement cette terreur en quelque sorte innée de l'invisible et de l'inconnu qui poursuit tous les hommes, qui a pesé d'un si horrible poids sur les premiers peuples, et que la voix de la raison parvient si difficilement à maîtriser? C'est un fait remarquable que dans l'antiquité païenne tant de riches et de bizarres fictions n'aient pas pu suffire à ce sentiment, et qu'on ait imaginé, au-dessus de toutes les divinités de l'Olympe et de l'enfer, une puissance inconnue, indéfinissable, inaccessible aux dieux comme aux hommes, le Destin (voy. ce mot). C'est que toutes les fictions mythologiques ne représentaient après tout que des êtres finis, et que rien de pareil ne peut satisfaire ce que nous appellerions volontiers l'instinct de l'infini. Au reste, les preuves de cette nature ne doivent être employées qu'avec une extrême circonspection. Le sentiment seul, comme le prouvent les faits mêmes que nous venons de citer, n'aboutit qu'au mysticisme ou à la superstition. Joint à l'examen approfondi de la raison, il est de la plus haute importance il ménage à l'idée de Dieu un plus facile accès dans les esprits, il la fait pénétrer plus profondément dans l'âme, en même temps qu'il lui donne une réalité immédiate, inattaquable au scepticisme; car cet être qui excite en moi, avant même que je le connaisse, l'amour, l'admiration le respect la terreur, qui est l'objet véritable de mes désirs et des plus constantes aspirations de mon cœur, ne peut pas être, comme on l'a prétendu, un pur idéal, une vaine abstraction, une illusion métaphysique sur laquelle les faits de la conscience et ceux de la nature gardent un complet silence.

bouton jaune   Dieu

Article sur Lavater, extraits p.922-923

Le prosélytisme de Lavater ne fut pas plus heureux à l’égard de Goethe, également sommé de devenir chrétien de nom, chrétien de fait et d’esprit. Mais ces démarches infructueuses [293] signalèrent le nom de Lavater à la ligue qui commençait à se former contre les excès de ce qu'on appelait le parti des lumières. Lavater en fut proclamé le chef, et il le resta jusqu'à l'époque où un praticien de Berne, Kirchberger, s'unit à un Français, Saint-Martin, pour renouveler les doctrines de Jacob Bœhme, et pour les opposer à la fois à la philosophie mourante du XVIIIe siècle et aux systèmes naissants de Kant et de des successeurs.

Article sur Macrocosme – microcosme, extraits p.995

… Que l’on passe en revue les différents écrivains qui ont attaché leurs noms à ces rêveries, Jacob Boehm, Robert Fludd, Van Helmont, Saint-Martin, on les verra tous dominés par cette pensée, qu'il y a une corrélation parfaite entre l'homme et l'univers par exemple, entre nos différents organes et les différents métaux; entre les métaux et les principales constellations ; entre la vie qui nous anime et la vie générale du monde. Ces idées se rattachent à un système plus général, panthéiste au fond et mystique dans la forme, qui n'admet qu'une substance se révélant dans l'univers par une variété infinie, et se concentrant ou plutôt se résumant dans l'homme.

Article Métaphysique, extrait p. 1091

Enfin, d'autres se sont efforcés de s'élever au-dessus de la raison même et d'atteindre à la suprême vérité, à la contemplation de l'infini, en s'affranchissant de toutes les conditions que la science impose, par les seules forces de l'enthousiasme et de l’amour. Cette tentative est le fond commun du  mysticisme, le trait distinctif de tous les systèmes qu'il a mis au jour depuis l'école d'Alexandrie jusqu'à Jacob Boehm, Fénelon et Saint-Martin. Avec des procédés comme ceux-ci l'inspiration aveugle, une dialectique chimérique qui n'a que le nom de commun avec celle de Platon, et des définitions des axiomes arbitraires faussement imités de la géométrie, comment s'étonner qu'on soit arrivé à discréditer les recherches vers lesquelles l'esprit humain, malgré tant de déplorables échecs, se sentira toujours entraîné ?

Article Nature, extrait p. 1175

Disciple des éléates mais précurseur de Spinoza et de la nouvelle philosophie allemande, Giordano Bruno admet que Dieu est l'être un, infini et unique, en dehors duquel rien ne peut exister, mais qu'il est la nature naturante, c'est-à-dire la substance et la cause productrice de la nature naturée, de l'univers, qui existe en lui et par lui, et qui est infini comme lui-même. Il prétend prouver a priori la vérité du système de Copernic; pourtant il n'est pas allé jusqu'à entreprendre de démontrer de même a priori les principales lois du monde physique. Dans ce grand mouvement des esprits vers l'étude de la nature, les doctrines les plus influentes sont celles de l'animisme et du vitalisme universels, des forces occultes, des sympathies et des antipathies; ce sont les théories mystiques des théosophes et des kabbalistes, qui essayent d'effacer la distinction de l'esprit et de la matière, à force de matérialiser l’un et de spiritualiser l'autre. Telles sont les tendances de Reuchlin, d'Agrippa, de Paracelse, de Cardan; le péripatéticien Porta l'averroïste Cesalpini, Fracastor, Gilbert et la plupart des grands physiciens de ce temps y participent plus ou moins. Les mêmes tendances reparaissent au XVIIe· siècle avec les deux Van Helmont, Marcus Marci de Kronland, Robert Fludd, Jacques Boehm, Jean Amos Comenius au XVIIIe siècle, avec Swedenborg et Saint-Martin; et la nouvelle philosophie allemande s'y est livrée avec un enthousiasme réfléchi et méthodique.

Article Pythagore – Pythagorisme, extrait, p. 1439.

Depuis le XVIe siècle le pythagorisme n'a plus eu aucune place dans la philosophie. On en trouverait des traces dans les doctrines secrètes; mais ce n'est pas notre objet. A la fin du XVIIIe siècle, le pythagorisme eut certainement sa part dans toutes les espèces d'illuminisme qui séduisirent un moment cette société incrédule. Dans notre temps, assez semblable, par la confusion des doctrines, aux XVIe siècle et à l'époque alexandrine, le pythagorisme a encore trouvé des partisans, surtout parmi les esprits hardis et aventureux. Le comte Joseph de Maistre, qui, malgré la raideur de son orthodoxie, trahit une certaine faveur pour l'illuminisme de Saint-Martin, développe avec complaisance et avec l'originalité passionnée de son éloquence les mystères et les beautés de la doctrine des nombres.


Article Martinez Pasqualis, p. 1045-1046

MARTINEZ PASQUALIS, né vers 1715, en Portugal ou à Grenoble, d'une famille d'israélites portugais, est un illuminé plutôt qu'un philosophe. Il passa sa vie à propager dans les loges maçonniques et dans les sociétés mystiques un enseignement et des rites qu'il disait tenir d'une ancienne tradition. Il aurait voulu réunir toutes ces petites églises isolées, et peut-être devenir le grand prêtre d'une religion secrète et il employait à gagner des adeptes non seulement les ressources de la parole, mais encore le prestige d'une puissance surnaturelle. Il obtint de grands succès, s'affilia à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux un certain nombre d'élus, et parmi eux le célèbre Saint-Martin; et déjà l'on parlait à Paris, où il était arrivé en 1768, de la secte des martinistes. Mais il éprouva bientôt des résistances qui le découragèrent. Il disparut et alla mourir en 1779 [erreur de Franck] à Port-au-Prince, dans l'île de Saint-Domingue. On n'avait jusqu'à ces dernières années que des renseignements assez incertains sur une doctrine que les initiés tenaient cachée. En publiant en 1862 un ouvrage sur Saint-Martin, M. Matter a annoncé qu'il avait entre les mains un manuscrit de Martinez intitulé Traité sur la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines. Il en a donné une [page 1046] analyse, et depuis [M. Ad. Franck en a publié les premiers feuillets. On y trouve l'exposition d'une sorte de panthéisme mystique, affirmé comme un dogme, sans démonstration et servant de principe à des pratiques de théurgie. A l'origine, suivant Martinez, tous les êtres sont contenus dans le sein de Dieu, hors duquel rien ne peut exister sans détruire sa toute-puissance. Sa volonté les maintient dans cette unité primordiale, sa volonté les en fait émaner par une effusion perpétuelle et sous toutes les formes; puissances intellectuelles qu'on peut à peine nommer, chérubins, séraphins, archanges tous sortent du fond de cette inépuisable substance; mais en sortir c'est tomber; l'être créé est par cela même un être déchu, et la naissance est un exil. Tous aspirent à une réintégration dans cette vie purement divine; et elle ne peut s'opérer que si leur volonté s'identifie de nouveau avec celle de Dieu, c'est-à-dire, sans doute, si elle s'annihile elle-même. Les esprits purs, (l'homme et la nature entière peuvent donc reconquérir l'existence divine. La réintégration sera universelle elle renouvellera la nature, et finira par purifier le principe même du mal. Toutefois pour cette œuvre les êtres inférieurs ont besoin de l'assistance de ces esprits qui peuplent l'intermonde entre le ciel et la terre. Il faut donc entrer en commerce avec eux; établir des communications par degrés jusqu'à ce qu'on parvienne aux plus puissants et peut-être à Dieu lui-même. Les moyens de pénétrer dans cette région surnaturelle constituaient sans doute la pratique de ce culte mystérieux, et l'on peut présumer qu'ils n'étaient pas tous de nature spirituelle. M. Franck reconnaît dans le mysticisme de Martinez les traditions de la kabbale, et la métaphysique du Zohar, qui admettait au même sens l'émanation la chute, et la résipiscence de l'être pervers il est moins difficile de qualifier l'art de faire agir les puissances invisibles et d'en obtenir les manifestations « par la voie sensible ».

Voir Matter Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie ci ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, Paris, 1862; Correspondance inédite de Saint-Martin, publiée par Schauer, Paris, 1862; -Ad. Franck, la Philosophie mystique en France à la fin du dix-huitième siècle, Paris, 1866. C'est à cet ouvrage qu'on a emprunté la substance de cette notice.

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Article Théosophes, p. 1723-1724

THÉOSOPHES, THÉOSOPHIE (de Θεός, Dieu, et σοφία, sagesse, science). On entend par théosophie tout autre chose que par théologie. Ce n'est pas la science qui se rapporte à Dieu, mais celle qui vient de Dieu, qui est inspirée par lui, sans être l'objet d'une révélation positive; et l'on donne le nom de théosophes à ceux qui ont la prétention de posséder une telle science. A vrai dire, les théosophes ne sont qu'une école de philosophes qui ont voulu mêler ensemble l'enthousiasme et l'observation de la nature, la tradition et le raisonnement, l'alchimie et la théologie, la métaphysique et la médecine, revêtant le tout d'une forme mystique et inspirée. Cette école commence avec Paracelse, au début du XVIe  siècle, et se prolonge, avec Saint-Martin, jusqu'à la fin du XVIIIe. Elle se divise en deux branches l'une populaire et plus théologique que philosophique, plus mystique que savante; l'autre, érudite, raisonneuse, plus philosophique que théologique, plus mystique en apparence qu'en réalité. A la première se rattachent Paracelse, Jacob Boehm et Saint-Martin; à la seconde, Cornelius Agrippa, Valentin Weigel, Robert Fludd, Van Helmont. Ce qu'il y a de commun entre tous ces penseurs est plutôt dans la forme que [1724] dans le fond, et dans le besoin d'unir ensemble la science de Dieu et celle de la nature, que dans les doctrines mêmes auxquelles ce sentiment les a conduits. Aussi rien ne serait plus téméraire que d'aller au-delà d'une simple définition et de chercher à réunir dans une exposition générale tous les principes essentiels de cette école. Chacun des noms que nous venons de citer représente véritablement un système distinct, qui demande d'être étudié séparément. Nous dirons seulement ici, pour compléter notre définition, qu'il ne faut pas confondre la théosophie avec le mysticisme en général, et donner, par rétroactivité, le nom de théosophes aux mystiques des temps les plus reculés. Le mysticisme est un fait impérissable de la nature humaine, qui se manifeste à toutes les époques, sous mille formes diverses. La théosophie n'est qu'un fait historique qui n'a eu qu'une durée déterminée, et dont le mysticisme n'est qu'un élément.

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Article Saint-Martin, p. 1809-1812 – Supplément

SAINT-MARTIN (Louis-Claude de) dit le Philosophe inconnu, parce que tel est le nom sous lequel il a publié tous ses ouvrages, est un des écrivains les plus célèbres du dernier siècle et un des représentants les plus brillants du mysticisme, non seulement en France, mais en Europe. Il naquit à Amboise le 18 janvier 1743, d'une famille noble, mais pauvre et obscure. Il était d'une constitution si délicate qu'il a pu dire : « On ne m'a donné de corps qu'un projet. » Elevé au collège de Pontlevoi, il faisait ses délices des auteurs mystiques, particulièrement de l'Art de se connaître soi-même d'Abadie. A l'école de droit, probablement celle d'Orléans, où il passa ensuite, il préférait le droit naturel au droit positif, et c'est dans les œuvres de Burlamaqui qu'il se plut à l'étudier. Dans l'espérance qu'il succéderait un jour à son grand-oncle Poucher dans la charge de conseiller d'Etat, son père exigea de lui qu'il entrât dans la magistrature et le fit nommer avocat du roi au siège présidial de Tours; mais au bout de six mois il quitta ces fonctions pour lesquelles il n'avait pas plus d'aptitude que de goût. Supposant que l'épée lui convenait mieux que la robe, son père ancien soldat aux gardes, sollicita pour lui et obtint un brevet d'officier au régiment de Foix. Saint-Martin, avec la même docilité qu'il avait montrée jusqu'alors et dont il ne se départit jamais, alla rejoindre son corps qui tenait garnison à Bordeaux. Bordeaux fut pour lui le chemin de Damas. C'est là qu'il rencontra Martinez Pasqualis, son premier précepteur spirituel, c'est-à-dire son premier maître dans la science du mysticisme. Il lui fut présenté par quelques camarades de régiment déjà initiés à sa doctrine et auditeurs assidus de ses prédications. Martinez Pasqualis, qui mêlait à ses enseignements spéculatifs des pratiques théurgiques, ne répondit pas complètement, ou du moins pas longtemps, a l'idée qu'il se faisait d'une science vraiment spirituelle, mais il se laissa pénétrer de son esprit, et dès ce moment il avait trouvé la voie dans laquelle il devait persévérer jusqu'à sa mort.

Cependant ce ne fut que cinq ans plus tard, en 1771, que Saint-Martin quitta le service pour se vouer tout entier à sa nouvelle tâche, ou, comme il a coutume de s'exprimer, pour s'occuper uniquement de ses objets. Il ne croyait pas qu'il fut nécessaire pour cela de fuir le monde. Au contraire, il y cherchait, comme il dit, « quelques petits poulets à qui il pût donner la becquée spirituelle. » Sa conversation ne fut pas moins utile à son apostolat que ses livres. Vive, pénétrante, pleine de saillies, elle était très recherchée dans les plus élégants salons de Paris; car c'est à Paris qu'il s'établit d'abord lorsqu'il renonça à la vie de garnison. Il vécut dans la familiarité de la duchesse de Bourbon, de la maréchale de Noailles, de la marquise de Coislin, du duc de Richelieu, du duc de Bouillon du duc de Lauzun, du prince de Galitzin, de lord Hereford, du cardinal de Bernis. Il connut le chevalier de Boufflers, le duc d'Orléans devenu plus tard Philippe-Egalité, Bailly, Lalande, Bernardin de Saint-Pierre. Mais c'est principalement sur les femmes, plus accessibles au mysticisme [1810] que les hommes, que son ascendant s'exerça.

Ne pouvant tenir en place ni garder pour lu les pensées dont son âme était obsédée, Saint-Martin parcourut l'Angleterre l'Italie, la Suisse [SM n’est jamais allé en Suisse] s'arrêtant principalement à Gênes, à Rome, à Londres, répandant partout où il le pouvait, mais surtout dans les hautes régions de l'aristocratie, la semence spirituelle, ou bien recueillant lui-même les doctrines les mieux appropriées à l'état de son esprit. Il visita aussi, dans les mêmes vues, plusieurs grandes villes de France, entr’autres Versailles, Lyon, Toulouse, Strasbourg. C'est à Strasbourg qu'il il rencontra en 1788 Charlotte de Bœcklin, qui l'initia à la connaissance des œuvres de Jacob Boehm et lui inspira, quand il avait 50 ans et elle 48, un attachement passionné où le mysticisme se mêla de la façon la plus étrange à la tendresse humaine. C’est cette femme et non la duchesse de Bourbon, qu'il appelle dans plusieurs de ses écrits, « ma B. ma chérissime B ». Il eut pourtant le courage de se séparer d'elle pour aller soigner son vieux père, malade à Amboise.

Malgré ses fréquentes absences et le petit nombre de lecteurs que trouvaient ses ouvrages, son nom était si célèbre et si respecté en France, au moment où éclata la Révolution, que l'Assemblée Constituante, en 1791, le présenta, avec Sieyès, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre et Berquin, comme un des hommes parmi lesquels devait être choisi le précepteur du jeune dauphin. Devenu libre par la mort de son père, au commencement de 1793, il résidait tantôt à Paris, tantôt à Petit-Bourg, près de son amie la duchesse de Bourbon. Un décret de la Convention, en date du 27 germinal an II, ayant interdit aux nobles le séjour de la capitale, Saint-Martin retourna à Amboise où, malgré les gages qu'il avait donnés à la Révolution, il fut arrêté comme suspect et se trouvait à la veille de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire quand la chute de Robespierre et la réaction thermidorienne vinrent le sauver. Peu de temps après, à la fin de 1794, il était nommé par son district élève des Ecoles normales, récemment créées par la Convention. Il venait d'atteindre sa cinquante-deuxième année. C'était un peu tard pour s'asseoir sur les bancs de l'école; mais se croyant appelé par la Providence elle-même à la défense de la vérité, il accepta la tâche que lui confiaient ses concitoyens. Son dévouement lui porta bonheur. Dans une discussion, restée célèbre, qu'il soutint contre Garat, nommé professeur d'analyse de l'entendement humain, il porta les premiers coups au triste système de la sensation transformée.

En quittant les Écoles normales, qui ne vécurent pas plus de trois mois, Saint-Martin se laissa tenter un instant par une chaire d'histoire à l'Ecole centrale de Tours; mais en y réfléchissant il n'eut pas de peine à se convaincre que ce genre d'enseignement n'était pas fait pour lui. La politique où, grâce à son récent succès, il aurait pu se faire une place, lui convenait encore moins. Il se renferma donc tout entier dans les travaux de la pensée, consacrant ses dernières années à publier ses ouvrages les plus importants Lettre à un ami sur la Révolution française (Paris, an III, 80 pages in-8°), bientôt suivie de l'Eclair sur l'Association humaine (publié par M. Schauer, avec le Traité des nombres, in-8°, Paris, 1861); De l'Esprit des choses (2 vol. in-8°, Paris, an VIII); le Ministère de l'homme esprit (in-8, Paris, an XI). En même temps, il prend part à deux concours de l'Académie des sciences morales et politiques, tout en raillant les académies dans son étrange poème du Crocodile (in-8°, Paris, an VII) et en se présentant devant elles dans l'attitude d'un juge plutôt que d'un justiciable. C'est aussi à cette époque qu'il a traduit en français plusieurs écrits de Bœhm, quoiqu'il soit douteux qu'il les ait jamais compris L'aurore naissante ou la à racine de la philosophie, in-8°, Paris, 1800 ; Les vrais principes de l’essence divine, 2 vol. in-8°, Paris, 1802 ; De la triple vie de l'homme, in-8°, Paris, 1809 ; Quarante questions sur l'âme, in-8°, Paris, 1807.

Saint-Martin mourut le 23 octobre 1803, à Aunay, dans la maison de campagne de son ami, le sénateur Lenoir-Laroche. La veille de sa mort il dissertait avec de Rossel, un autre de ses amis, sur la vertu des nombres, qui lui avait fourni le sujet d'une de ses publications. Ne se faisant pas illusion sur l'influence qu'il avait exercée de son vivant, il disait « Ce n'est point à l'audience que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident, c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. »

Ce qu'il y a de plus original dans les œuvres de Saint-Martin, c'est lui-même, c'est-à-dire l'empreinte qu'il y a laissée de son caractère, de son genre d'esprit, de ses sentiments, de sa vie. Cependant sa doctrine, quoique empruntée en grande partie aux maitres qu'il s'est donnés successivement, n'est pas dépourvue d'intérêt et de valeur. Elle nous présente le mysticisme sous une forme particulière, à la fois métaphysique et sentimentale, traditionnelle et indépendante on pourrait presque dire révolutionnaire, qui a fait de Saint-Martin un chef de secte. Il faut pour l'embrasser tout entière et l'exposer avec ordre, y distinguer trois parties une partie philosophique, une partie politique et une partie religieuse.

La partie philosophique de la doctrine de Saint-Martin, répandue confusément dans presque tous ses ouvrages, ne se montre nulle part avec autant de clarté que dans sa discussion avec Garat et dans la lettre qu'il a adressée à ce philosophe (Séances des Ecoles normales, tome III, p. 61-159). Il y soutient, contre l'école de la sensation transformée et la grande majorité des philosophes du XVIIIe siècle, l'existence d'un sens moral, supérieur, non seulement à la sensation, mais à la raison même ; l'existence de la pensée comme faculté distincte de la parole et l'existence de la parole comme faculté primitive, originale, que l'homme n'a pas inventée ; enfin l'incompatibilité de la matière et de la pensée et, par suite, la distinction de l'âme et du corps. Par le sens moral il entend le sentiment du divin autant que le sentiment du bien, ce qui fait de l'homme un être sensible, non un être sensitif. C'est au sens moral que la raison emprunte ses principes; c'est lui qui les rend vivants ; elle n'a que le pouvoir de les développer et de les appliquer. Et quant à la théorie de Saint-Martin sur le langage, elle diffère à la fois de celle de Condillac et de celle de Bonald. Tout en niant que la parole soit une pure convention, elle se refuse à voir en elle une révélation surnaturelle. Elle la considère comme une propriété naturelle à l'homme ou comme un langage natif, dont nous trouvons en nous le secret sans l'avoir appris, et dont nous sommes forcés de nous servir par cela seul que nous sommes des êtres pensants. Il en résulte qu'elle a suivi la même marche et a revêtu successivement les mêmes caractères que la pensée elle-même.

Ayant montré que la pensée ne se confond ni avec la sensation ni avec le langage, et qu'il y a en nous une faculté supérieure à la pensée ou à la raison, à savoir le sens moral, Saint-Martin se sert de la première pour démontrer l'existence de l'âme et du second pour démontrer l'existence de Dieu. L'existence de l'âme résulte de ce fait que la matière ne se prête pas à l'unité de la pensée [1811] et l'existence de Dieu est établie par ce sentiment inné d'amour et d'admiration qui fait le fond de notre sens moral et qui n'est satisfait que lorsqu'il s'adresse à Dieu. La première, la véritable révélation est donc celle que nous trouvons en nous-mêmes. Les Ecritures ne sont qu'une traduction éloquente de cette révélation intérieure; c'est à ce titre qu'elles méritent notre respect et que nous devons les méditer sans cesse ; mais la traduction ne peut remplacer le texte. Cette opinion nous explique la liberté que prend Saint-Martin avec les Livres Saints et la critique plus que hardie dont il use à l'égard des églises établies, surtout de l'Eglise catholique, mais il ne faut pas oublier que pour lui le surnaturel est dans la nature même : la création tout entière, à commencer par l'homme, est à ses yeux un miracle perpétuel.

La politique de Saint-Martin, d'accord avec son mysticisme philosophique, découle tout entière de la croyance que la Providence règne dans l'histoire aussi bien que dans la nature, que les peuples sont ses ministres, et que les gouvernements sont les ministres du peuple. « L'histoire des nations, dit-il (Lettre sur la Révolution française, p. 65 et 66), est une sorte de tissu vivant et mobile où se tamise, sans interruption, l'irréfragable et éternelle justice. » La souveraineté du peuple est donc une pure chimère; en fait, elle n'a jamais existé, car le peuple en corps n'a pas de volonté. Mais la souveraineté des individus n'existe pas davantage ; car la souveraineté est un attribut de Dieu, non de l'homme. Seulement l'homme trouve dans sa liberté le pouvoir de résister à la volonté divine, et c'est parce qu'il lui a résisté, qu'il a commis tant de crimes et traversé tant de malheurs. Pour tirer la société des uns et des autres, il n'a fallu rien moins qu'une intervention extraordinaire de la Providence. Saint-Martin en reconnaît tous les caractères dans la révolution française. Elle lui apparaît tantôt comme un sermon en action, destiné à édifier le genre humain, tantôt comme une miniature du jugement dernier, tantôt comme une leçon qu’on nous donne pour nous apprendre à mieux dire notre Pater que nous ne le faisons communément (Œuvres posthumes, tome 1er, p. 405-406). La Lettre sur la Révolution française, dans laquelle il expose ses idées sur ce grand événement, a certainement inspiré à Joseph de Maistre ses Considérations sur la France. Tous les deux pensent que Dieu, en déchaînant la révolution, a eu pour dessein de réveiller l'homme d'un sommeil de mort qui étouffait ses plus nobles facultés, et de régénérer la société par la destruction des abus contenus dans son sein. Mais la façon dont ils entendent cette régénération n'est pas la même. De Maistre la fait consister dans le rétablissement de la papauté, telle qu'elle a existé au moyen âge, et d'une royauté qui lui est entièrement soumise. Saint-Martin, au contraire, la voit dans la destruction du pouvoir royal, et non seulement de la papauté, mais de toute Eglise organisée, constituée.

A tous les gouvernements qui ont existé jusqu'à présent, doit succéder ce qu'il appelle une « théocratie naturelle et spirituelle ». C'est un ordre de choses dans lequel Dieu suscitera les hommes qui gouverneront la société et qui, ne tenant leur pouvoir que de lui, seront véritablement des commissaires divins. On les reconnaîtra facilement à la supériorité de leurs facultés et de leurs lumières, à leur horreur pour l'anarchie, à leur passion pour l'ordre, à leur foi en eux-mêmes et à leur ascendant sur les autres. C'est, à vrai dire, la dictature, mais une dictature mystique, qui s'établira par la persuasion, non par la force, et qui n'apparaîtra que dans des circonstances exceptionnelles. Dans les temps ordinaires, les assemblées électives suffiront.

Quant aux Eglises que nous voyons encore debout, à commencer par l'Eglise catholique, elles disparaîtront pour faire place à un christianisme purement spirituel, appelons-le par son nom, à un christianisme mystique, qui n'aura ni temples, ni sacerdoce, ni culte extérieur, et dont voici les principaux dogmes, empruntés à une tradition également spirituelle. En les résumant, nous ferons connaître la partie religieuse de la doctrine de Saint-Martin.

Ce n'est pas hors de nous, mais en nous, qu'il faut chercher la vérité sur la nature divine. « L'homme est comme une lampe sacrée suspendue au milieu des ténèbres du temps. » Tel que nous le voyons en nous, comme l'éternel modèle dont nous ne sommes qu'un exemplaire, Dieu est un esprit, une intelligence vivante qui a la conscience d'elle-même. Des trois attributs sans lesquels il nous est impossible de le concevoir : la puissance, l'intelligence et l'amour, il n'y en a pas un qui soit plus ancien ou plus récent que les autres. Par conséquent, Dieu, de toute éternité, se possède tout entier, sans diminution ni accroissement.

Dieu ne pouvant renfermer son amour infini dans le sanctuaire impénétrable de son unité, a produit d'autres êtres, a mis au jour l'œuvre de la création, qui, semblable à une succession de miroirs ou d'images, lui renvoie à l'infini les traits de sa propre essence. C'est ainsi que Saint-Martin s'efforce de concilier l'idée de la création avec celle de l'unité de substance.

Dans l'œuvre de la création, comparable à une sorte de projection de l'essence divine, on distingue quatre degrés 1° l'âme de l'homme; 2° l'intelligence de l'homme ou l'esprit; 3° la nature ou l'esprit de l'univers 4° les éléments ou la matière.

Dieu se réfléchit immédiatement dans l'homme, puisque l'âme de l'homme est un désir de Dieu, et son intelligence une pensée de Dieu. Mais l'homme, à son tour, se réfléchit dans la nature, car la nature est autre chose que la matière, elle est active, sensible et intelligente.

L'homme est tombé de ce rang sublime, d'abord par faiblesse, en s'éprenant de la nature, sa propre image, au lieu de rester épris de Dieu; ensuite par orgueil, sous l'impulsion d'un autre être, tombé avant lui, d'un esprit céleste, d'un ange rebelle qui voulut prendre la place de Dieu. L'homme, en tombant, entraîna dans sa chute la nature, et l'un et l'autre, d'abord enveloppés de formes harmonieuses, toujours prêtes à leur obéir, furent emprisonnés dans la matière. La matière n'est pas une création de Dieu, elle n'est que la corruption des formes primitives de la nature et de l'homme.

A la chute doit succéder la réhabilitation. A l'aide du temps, que Saint-Martin appelle « une larme de l'éternité, la monnaie de l'éternité », l'homme se relève par la douleur et par l'amour. L'homme a encore un autre moyen de se relever, c'est l'effusion du sang, non seulement du sang des bêtes, versé par les sacrifices, mais du sang des hommes versé sur les champs de bataille, sur l'autel ou sur l'échafaud. Le sang, c'est la source de toute corruption, c'est le lien par lequel l'âme tient à la matière. On voit que c'est dans Saint-Martin (Ministère de l'homme esprit, p. 214) que de Maistre a puisé ses idées sur la guerre et sur les sacrifices. Mais, selon Saint-Martin, à mesure que l'homme avance dans l'œuvre de la réhabilitation, l'effusion du sang diminue, et elle devrait avoir cessé complètement, même la peine de mort [1812] devrait être abolie depuis le sacrifice du Golgotha, depuis la venue du Réparateur. C'est par lui, qui est l'amour divin uni à l'humanité, que notre régénération sera achevée. Avec la régénération de l'homme s'opérera celle de la nature. La matière sera détruite, le mal disparaîtra, le démon sera réconcilié avec Dieu. On reconnaît dans cette dernière pensée la doctrine de Martinez Pasqualis qui, lui-même, l'avait empruntée à la Kabbale.

Aux œuvres que nous avons citées il faut ajouter les suivantes: Des erreurs et de la vérité ou Les Hommes rappelés au principe universel de la science, 2 vol. in-8°, Edimbourg (Lyon), 1777 ; Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers, 2 vol. in-8°, Edimbourg (Lyon), 1777 ; L'homme de désir, in-8', Lyon, 1790 ; Ecce homo, in-8°, Paris, 1792; — Le nouvel homme, in-8°, Paris, 1792 ; Œuvres posthumes, 2 vol. in-8°, Tours, 1807 — Correspondance avec Kirschberger, baron de Liebisdorf, un vol. grand in-8°, publié par Schauer et Choquet, Paris, 1863.

On peut consulter sur Saint-Martin Gence, Notice biographique, in-8°, Paris, 1824; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome X, p. 190; - Moreau, Réflexions sur les idées de Louis de Saint-Martin, in-18, Paris, 1870 ; - Caro, Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Martin, in-8°, Paris, 1852; - Matter, Saint-Martin, le Philosophe inconnu, in-8°, Paris, 1862;- Ad. Franck, la Philosophie mystique en France à la fin du XVIIIe siècle, in-18°, Paris, 1866.

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