[Dialogue avec l’élève Teyssèdre : à propos de Descartes]

Teyssèdre.

Citoyen professeur, j'ai lu dans votre programme et dans votre première leçon, avec un grand plaisir, l'éloge, que vous avez fait de Condillac, Locke et Bacon.

descartes bnf

[René Descartes - Source de l’image ]

J'ai rendu hommage à ces grands analystes de l'esprit humain. J'ai regretté de n'y point trouver un grand homme, qui a fait une révolution dans les sciences, et surtout dans la manière de les étudier.

Je veux parler de Descartes. Je crois qu'il eût été intéressant pour l'École Normale de connaître plus particulièrement les opinions, et même les erreurs d'un homme que la patrie reconnaissante vient d'associer même aux défenseurs de la patrie. Je sais qu'il s'est souvent [226] égaré ; je sais qu'il a voulu, trop présomptueux, poser les bornes du monde, et pour ainsi dire, de l'esprit humain.

Mais si son imagination l'a entraîné trop loin, son doute méthodique nous conduit à l'analyse des sensations ; ce doute me paraît mériter notre reconnaissance, il fait un pas de géant dans la carrière de la vérité.

Je crois que les erreurs du génie sont propres à faire trouver la vérité : ce sont des phares qui ne guident pas précisément le matelot au vrai but, mais qui l'avertissent de ne pas y approcher, parce qu'il y a des courants et des écueils.

Je crois que le tableau rapide et raisonné des opinions de Descartes, tracé de la même main qui nous a donné celui de Bacon et de Locke, serait infiniment intéressant pour l'École Normale : je vous inviterai donc à vouloir bien vous en occuper, si vous le jugez à propos.

Garat.

Citoyen, j'ai toujours pensé comme vous, que Descartes est l'un des philosophes auxquels l'esprit humain est le plus redevable : les titres de la gloire de Descartes sont bien connus : ils sont incontestables.

Descartes a créé une très grande partie de cette langue de l'algèbre, qui depuis, sous la main des Euler, des Laplace et des Lagrange, a opéré tant de merveilles. Descartes a fait de la dioptrique, qui n'était encore qu'un amas de faits sans liaison, un corps de science et de doctrine.

Descartes a concouru très puissamment à introduire dans les ouvrages, sur tout de la langue française, [226] une plus grande précision, une plus grande concision, une plus grande fermeté de style.

Malgré tous les titres de sa gloire, je n'ai pas cru devoir le placer dans la ligne historique des créateurs de l'analyse de l'entendement humain ; voici mes motifs.

Premièrement, cette analyse de l'entendement, jamais Descartes ne l'a faite ; il n'a pu même la faire : car à l'entrée de cette analyse, il a posé lui-même une borne qui fermait la carrière ; il y a placé les idées innées : or, à l'instant où l'on adopte l'opinion des idées innées, on doit renoncer à connaître l'esprit humain. Si tout est inné, rien ne se fait. Nous portons en naissant la source et l'instrument de nos sensations dans les organes de nos sens ; mais il faut que ces organes se développent ; il faut apprendre à se servir de ces instruments. On apprend a sentir d'abord ; et avec d'heureuses circonstances ou de bonnes méthodes, on peut apprendre ensuite à découvrir et à puiser des idées justes, grandes et utiles dans le trésor de nos sensations.

descartes methode

Le discours sur la méthode, l'un des plus beaux ouvrages de Descartes, sembla un moment le placer sur la route où ont marché les Bacon et les Locke.

Descartes pose, pour la direction de l'esprit, quatre règles : ces règles contiennent, implicitement au moins, une espèce de méthode d'analyse : dans ces quatre règles, il insiste principalement sur la nécessité de bien diviser et les objets qu'on veut connaître et les idées qu'on veut déterminer, sur lesquelles on veut opérer ; il dit et il répète que ce n'est qu'en rendant l'objet de la pensée très resserré, très distinct, que la pensée peut bien le [228] saisir et le comprendre : voilà le germe de la véritable méthode, sans doute ; mais ce n'en est que le germe, et Descartes lui-même a étouffé ce germe par sa métaphysique des idées innées.

Descartes sentit, mais trop tard, combien il s'était égaré dans sa marche et dans sa théorie de l'entendement humain. Dans ses derniers jours, un ouvrage de Bacon lui tomba sous les yeux : il fut profondément frappé d'admiration, et il dit ces paroles bien remarquables : « Si j'avais lu plutôt ce livre, j'aurais eu une autre philosophie ».

Ces considérations, qui m'ont déterminé à ne pas placer Descartes avec Bacon et Locke parmi les créateurs de l'analyse de l'entendement, ne m'empêcheront pas de parler souvent de sa Méthode dans ce cours ; mais j'en parlerai souvent pour l'admirer, et souvent pour la réfuter.

Teyssèdre.

Je n'ai cité Descartes que parce qu'il avait erré. J'ai cru que les erreurs d'un si grand génie devaient nous faire méfier de nous-mêmes.

J'ai une seconde réflexion à vous proposer sur un passage de votre programme ; voici le passage : en parlant des analystes vous dites : « en ne considérant les langues que comme des instruments nécessaires pour communiquer nos pensées, ils découvrirent qu'elles sont nécessaires encore pour en avoir ; ils s'assurèrent et ils démontrèrent que, pour lier ensemble des idées, que pour en former des jugements distincts, il faut les lier elles-mêmes à des signes ; qu'en un mot, on ne pense que parce qu'on parle, que [229] parce qu'on fixe, et qu'on retient devant son esprit, par la parole, des sensations et des idées qui s'échapperaient et s'évanouiraient de toutes parts ».

Vous ajoutez : « cette proposition peut paraître longtemps un paradoxe » ; ce n'en est pas un précisément pour moi.

Cependant voici quelques difficultés, que je prends la liberté de vous proposer.

Je crois que les langues sont pour nous un moyen pour communiquer nos idées, pour les communiquer avec ordre et rapidité ; mais jamais je ne les ai regardées comme un instrument nécessaire pour avoir des idées : nous sortons parfaits, pour ainsi dire, des mains de la nature, ayant la faculté de concevoir des idées et de les exprimer même.

Nous avons le langage des images et des gestes : j'ajouterai que le langage parlé, qui n'est qu'une invention humaine, est bien moins parfait que le langage des signes ; il donne à la pensée, aux tableaux, des couleurs beaucoup moins vives ; ainsi, je crois que l'invention des langues de sons, est une invention sublime, mais elle est fort inférieure au langage des signes, parce que cette langue est moins rapide. Je crois aussi que l'avantage des langues est le même que celui des classifications des naturalistes : ces classifications sont utiles, parce qu'elles nous apprennent à voir, séparément, à connaître toutes les parties fugitives des individus.

Nous aurions dû embrasser les tableaux de la nature, d'un seul coup d'œil ; mais ces classifications ne font que décomposer le tableau de la nature, mais ne le [230] forment point ; au contraire, nous aurons une petite idée de la nature, si nous ne la voyons que dans les classifications. De même, les langues décomposent nos pensées dans leurs éléments ; elles nous servent donc plutôt à décomposer, à détruire, qu'à créer.

Garat.

Je dois vous savoir gré des difficultés que vous venez de présenter : car l'opinion de Condillac, d'Euler, de beaucoup d'autres métaphysiciens, cette opinion qui suppose que les langues sont nécessaires, non seulement pour exprimer les pensées mais pour en avoir, mérite, plus qu'aucune autre, d'être portée à son plus haut degré de certitude et d'évidence ; il n'y a pas, dans la science de l'entendement, de vérité plus importante pour la pratique.

Je crois qu'heureusement elle est aussi incontestable qu'elle est importante.

Il peut se faire qu'on ne l'énonce pas encore avec assez de précision pour lui donner toute son évidence. Comme on ne se sert guères des langues, que pour communiquer ses idées, la première fois qu'on entend dire que les langues sont nécessaires pour avoir des idées, on est frappé d'un long étonnement : on ne balance pas à croire qu'il y a contradiction dans les termes ; mais il n'y a réellement contradiction qu'entre ce que nous dit la vérité, et ce que nous dit une opinion vague et confuse. Pour bien comprendre cette vérité, il faut seulement bien distinguer les mots et les choses. Sans doute, pour voir le soleil, pour en recevoir et pour en garder l'image dans ma mémoire, je n'ai pas besoin du secours des langues. Il en est de même de toutes [231] les autres images, de toutes les autres sensations : mais sentir et penser, avoir des sensations, et avoir des pensées, ne sont pas une seule et même chose : penser, c'est ajouter des sensations à des sensations ; et les lier ensemble, c'est séparer une sensation d'une autre sensation dont elle fait partie, ou à laquelle elle est unie, et marquer cette séparation. Ce sont ces liaisons et ces séparations qui ne peuvent se faire qu'avec des signes pour soi-même, comme pour les autres : et c'est cette faculté de diviser et de lier des sensations qu'on appelle précisément la faculté de penser. Or, puisque ce n'est qu'avec des signes qu'on peut faire ces divisions et ces liaisons, ces additions et ces soustractions ; il est évident que pour penser, il faut des signes, c'est-à-dire, des langues. Essayez en arithmétique de faire une addition ou une soustraction un peu étendues, sans poser des chiffres sur le papier ou dans votre esprit, et vous verrez si vous en viendrez à bout. La notion ou la pensée de vingt n'est rien autre chose qu'un assemblage d'unités, qui n'est et ne peut être distingué de tous les autres assemblages, que par le mot vingt. Il faut donc le mot Vingt pour la distinguer, et pour l'avoir : car, la distinguer et l'avoir, c'est ici la même chose. Eh bien ! il en est de même de toutes les autres notions, de toutes les autres pensées. Penser, c'est compter, c'est calculer des sensations ; et ce calcul se fait dans tous les genres, avec des signes comme en arithmétique.

Hobbes

[Thomas Hobbes (1588-1679) portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres) – Source de l’image ]

Longtemps avant d'être démontrée par Euler et par Condillac, cette importante vérité avait été aperçue par Hobbes. Hobbes a fait une logique, et il l'intitule : Logique, [232] ou du Calcul. Par ce titre seul, le philosophe anglais assimile l'art de penser à l'art de calculer ; et dans tout l'ouvrage, il énonce que les signes, nécessaires pour calculer, lui paraissent également nécessaires pour penser : il fait même, à cet égard, une distinction très ingénieuse, et qui répand une vive lumière sur cette question. En considérant les langues ou les mots, comme nécessaires pour communiquer ses pensées, il les appelle des Signes ; en les considérant comme nécessaires, pour avoir des pensées, il les appelle des Notes. On prend des notes pour soi-même, et on fait des signes pour les autres : mais, si on ne prenait pas des Notes, on ne pourrait pas plus penser qu'on ne pourrait communiquer ses pensées si on ne faisait des Signes. Le nom de Hobbes est resté couvert d'un opprobre ineffaçable ; il l'a mérité ; il a été le fauteur du despotisme. Mais aucun philosophe n'a mieux connu tout cet artifice des opérations de l'esprit humain. Aucun, pas même Condillac, n'a une langue plus précise, plus nette, plus philosophique ; et il ne faut pas douter qu'il ne doive cette perfection de sa langue à la connaissance profonde de l'influence des langues sur la formation des pensées.

Je vous invite, citoyen, à vous demander encore à vous-même si les signes ne vous paraissent pas aussi nécessaires, pour composer des notions morales, que pour faire des additions et des soustractions.

Teyssèdre.

J'adopte votre idée, mais je ne lui donnerai pas la même étendue.

Garat

Encore un coup, citoyen, ce n'est pas l'étendue qu'on lui donne qui est trop grande, c'est l'énoncé avec lequel on l'a rendu, qui n'a pas été assez précis. On n'a pas assez distingué les sensations et les combinaisons des sensations. Les animaux qui ont des sens comme nous, ont comme nous des sensations plus ou moins variées : mais, comme ils n'ont pas des Signes, ou qu'ils en ont beaucoup moins, ils ne pensent point comme nous. Les animaux, par leurs cris, par leurs mouvements, expriment l'amour, la tendresse maternelle, la pitié même : mais jamais nous ne pourrons croire qu'une notion morale soit entrée dans le cerveau d'un animal ; et cette impuissance en eux, il n'en faut pas douter, tient principalement à l'impuissance où ils sont de créer une langue aussi riche en signes naturels et en signes artificiels, que les langues humaines.