[Troisième lettre de E. Mure, élève : de Helvétius et de la métaphysique] 

Je vais maintenant vous donner lecture de la troisième lettre : celle-ci est signée.

« La durée trop courte de la dernière conférence, ne m'a pas permis de vous proposer une question qui pèse depuis longtemps sur mon esprit. Dans votre programme, vous expliquez la cause de la grande inégalité des esprits, par la différence des circonstances de la culture, des méthodes et des travaux ; mais vous ne rejetez pas entièrement celle d'une organisation plus ou moins parfaite, et vous vous contentez de dire que si cette cause est réelle, elle échappe à l'observation.

[Claude-Adrien Helvétius (1715-1771) – Source de l’image ]

helvetius

Un philosophe, qui a rendu de trop grands services à l'humanité par ses écrits , pour qu'on ait un médiocre égard à ses opinions, Helvétius, a prétendu que tous les hommes communément bien organisés, ont une égale aptitude à l'esprit ; et il attribue la grande inégalité des esprits à deux causes également indépendantes d'une organisation plus ou moins parfaite, savoir : [214]

1°. Le différent degré de passion dont chaque homme est animé, qui détermine plus ou moins fortement son attention vers chaque objet.

2°. La variété infinie des accidents qui modifient chaque homme dans l'état naturel et social, ce qui constitue la différence de leur éducation ; il appuie son opinion d'une suite de preuves et de raisonnements, auxquels il est difficile à tout esprit juste et non prévenu de refuser son assentiment. Cependant elle a rencontré, même parmi les personnes éclairées, et trouve encore aujourd'hui un grand nombre de contradicteurs. On convient de l'influence de l'éducation ; mais on invoque encore plus puissamment celle de la nature et de l'organisation. On dit qu'il faut être poète, musicien, etc., et que tel homme est moins instruit que tel autre, parce qu'il n'est pas si heureusement né. Il serait cependant bien intéressant que cette question fût décidée nettement : est-il des hommes privilégiés, qui apportent en naissant une plus grande disposition à l'esprit que les autres, à cause de la plus grande perfection de leurs organes, comme on le croit assez généralement ; ou bien tous les hommes communément bien organisés, c'est-à-dire jouissant de l'usage plus ou moins parfait de tous leurs sens, dans un degré suffisant pour se former des idées des couleurs, des odeurs, des saveurs, des sons et des qualités tactiles, ont-ils la même faculté virtuelle d'acquérir toutes les connaissances même transcendantes ? Qu'il serait encourageant pour tous ceux qui abordent la carrière des sciences, de savoir [215] que, quel que soit l'état plus ou moins parfait de leur organisation, ils sont également susceptibles d'acquérir le même degré d'instruction ! Il faudrait alors réformer plusieurs phrases du langage ordinaire, comme celle, par exemple, où l'on dit que tel homme est né peintre, pour y substituer celle-ci : tel homme est devenu un grand peintre ; ou bien imiter ces astronomes qui parlant comme le vulgaire du mouvement du soleil autour de la terre, ont soin de prévenir que c'est pour se conformer au langage ordinaire. Je terminerai par une légère observation, que je sais ne pas mériter beaucoup d'importance. Vous paraissez craindre de donner à la science de l'entendement, le nom de métaphysique, et le motif de votre répugnance paraît être le grand discrédit où l'ont jetée les ténébreux discoureurs de l'école. Mais doit-on faire un crime à la science, des erreurs et des délires de tous ceux qui la pratiquent ? De tout temps on vit marcher derrière les savants, la bande des charlatans, qui n'attirent que trop souvent par leurs cris et leurs discours insensés, la curiosité du vulgaire : la chimie a aussi ses alchimistes, l'astronomie ses astrologues, la médecine ses empiriques ; mais ce n'est pas une raison pour décrier ces sciences. Tous ces pseudo-savants ressemblent à ces pirates qui arborent sur les mers, les pavillons des nations civilisées, et qui ne sont avoués par aucune. Je voudrais donc réconcilier les oreilles savantes avec le mot métaphysique, et restituer à la science de l'entendement, son vrai nom, en désignant, comme plusieurs habiles modernes, le jargon de l'école sous [216] le nom de scholastique. Si la physique est la science des idées sensibles, la raison d'analogie doit faire donner celui de métaphysique, à la science des idées insensibles, et pour mieux dire, abstraites. Il est d'ailleurs intéressant de préciser autant que possible la langue des sciences. Le terme simple et un par lequel on désigne chacune d'elles, est comme le sommet qui couronne une pyramide. Condillac, emploie sans crainte ce mot dans tous ses ouvrages. Exemple : Il ne faut pas, dit-il à son élève, dans son cours d'étude, que vous soyez métaphysicien, quoique votre précepteur le soit ».

Signé E. Mure, élève, député par le district de Dijon à l'Ecole Normale.

[Réponse de Garat]

Il est bon, citoyens, que des lettres de ce genre et des discours du même mérite apprennent quelquefois, et même souvent aux professeurs à quels élèves ils parlent : cela peut avoir des influences très heureuses sur les cours qu'on professe aux Écoles Normales. Je vais examiner la lettre.

helvetius delesprit

L'opinion d'Helvétius, qui n'est pas nouvelle, mais qu'il a exposée d'une manière très neuve, a singulièrement agité les esprits de ce siècle. Il est flatteur, il est encourageant pour tous les hommes, de penser que rien ne distingue d'eux les hommes de génie, qu'une éducation mieux dirigée et des circonstances plus heureuses. Ce principe, sur lequel il paraît qu'Helvétius n'avait pas le plus léger doute, l'occupa lui-même toute sa vie ; il le croyait facile à démontrer, mais il sentait qu'il n'était pas facile de le faire [217] adopter. Ce philosophe a fait deux grands ouvrages, et tous les deux reproduisent cette opinion sous toutes les formes. Il a fait beaucoup de prosélytes ; mais ces prosélytes sont plutôt des croyants que des hommes très convaincus.

Il serait cependant bien intéressant, dit l'auteur de la lettre, que cette question fût décidée nettement. Sans doute cela serait très intéressant, mais en même temps cela est extrêmement difficile. En effet, on ne voit pas comment on pourrait décider nettement ce qui est environné d'obscurités presque impénétrables par leur nature.

La première chose à faire, quand on examine une question, c'est de bien s'assurer si on possède les données d'après lesquelles on peut complètement la résoudre. Il se présente à l'esprit humain un très grand nombre de questions dont il n'a pas les données ; celles-là, l’homme ne peut se flatter de les décider Nettement ; il restera toujours des incertitudes, des doutes, des obscurités, comme sur les questions agitées dans les ouvrages d'Helvétius et dans cette lettre. Pour connaître parfaitement la part et l'influence de l'organisation sur la nature des esprits, il faudrait connaître parfaitement l'organisation du cerveau ; car le cerveau est l'organe principal des sensations et de la pensée ; et les parties les plus fines et les plus déliées de cet organe, n'y sont pas seulement cachées à nos regards, elles se dérobent même aux instruments les plus fins de l'anatomie.

cerveau

[Image du cerveau] - Source de l’image

On ne sait pas encore, avec une entière certitude, ce qu'est cette espèce de pulpe, cette espèce de moelle et de terre [218] vivante où les nerfs prennent leur racine : on ne sait pas encore, avec une entière certitude, si les nerfs partent tous d'une racine commune et indivisible, ou s'ils sortent de points divers du cerveau.

Quand on ignore à ce point de quoi est formé et comment est conformé le cerveau, qui peut savoir quelle influence une organisation plus ou moins heureuse, peut avoir sur l'esprit et sur ses opérations ?

Dans mon programme, je me suis peu arrêté sur cette question, d'abord parce que je l'ai crue insoluble, dans l'état actuel de nos lumières ; ensuite, parce que j'ai pensé que sa solution ne nous conduirait à rien de très grand et de très utile dans la pratique.

Quand nous serions certains en effet, que l'organisation a l'influence la plus puissante et la plus générale, saurions-nous pour cela comment cette influence agit, et comment il faudrait agir sur elle pour la corriger, quand elle est mauvaise ; pour l'accroître, quand elle est bonne et heureuse ? J'ai insisté beaucoup sur l'influence de la culture, parce que nous la connaissons et que nous en disposons ; parce qu'en la connaissant plus encore et en la dirigeant mieux, nous pourrions donner à un plus grand nombre d'esprits, de la force ; et ce qui est plus nécessaire encore, de la justesse.

sparte ruines

Sparte en ruines – Source de l’image

La seule histoire de Sparte constate à jamais, d’une manière invincible, la puissance de l'éducation : à Sparte, à la vérité, on ne vit ni les prodiges des arts, ni les prodiges des sciences ; mais on y vit un plus grand prodige encore, une suite assez longue de générations de trente mille hommes chacune, énonçant avec la concision la plus énergique, dans leurs propos de [219] table et de place, les vues du sens le plus droit, et la passion sublime du patriotisme le plus exalté.

Je ne regrette pas Sparte ; je ne voudrais pas, si cela était en mon pouvoir, la faire reparaître sur la terre. Je sais qu'il faut élever la nature humaine, et qu'il ne faut pas l'exalter ; je sais qu'il faut fonder les empires sur la raison et non pas sur les passions, parce que les passions, alors même qu'elles sont sublimes, sont encore plus dangereuses ; je sais enfin que cette espèce de raison, qui n'est qu'une Privation d'erreurs, ne peut être comparée ni pour la sûreté, ni pour la beauté, ni pour l'utilité, à la raison nourrie au sein des arts et des sciences, à la raison qui possède les vérités découvertes et l'instrument avec lequel on peut en découvrir encore.

Mais l'exemple de Sparte et de Lycurgue prouve que les hommes de génie peuvent Créer les peuples A Leur Image, et de pareilles créations ne se font et ne peuvent se faire que par la culture.

[De la sensibilité liée aux sens]

[Helvétius - Gravure d'Augustin de Saint-Aubin d'après Michel van Loo - Source de l’image ]

Helvetius

Helvétius, en examinant l'influence de l'organisation, parle toujours des sens de la vue, du tact, de l'ouïe ; et comme ces sens sont organisés tous à peu près de la même manière, du moins à ce qu'il paraît, dans les hommes qui ne sont ni sourds, ni aveugles, ni insensibles dans l'organe du tact, il a jugé que les hommes, communément bien organisés, le sont tous de la même manière ; mais outre cette organisation extérieure, il y en a encore une intérieure qui doit avoir une bien plus grande influence sur la pensée. Que d'hommes dont les sens paraissent absolument les mêmes et dont la sensibilité est prodigieusement différente ! Ce qui n'émeut pas du tout [220] un homme, en émeut puissamment un autre ; en écoutant la même histoire, l'un a les yeux secs et immobiles, et les yeux de l'autre se couvrent de larmes. Quoique les sens soient les mêmes, lorsqu'il y a une si grande différence entre la manière de sentir, on peut légitimement soupçonner que c'est là une des causes de la différence des esprits. Il est plus que probable, par exemple, que la facilité avec laquelle on rend les émotions (ce qui constitue les talents de beaucoup de genres) doit tenir beaucoup à la facilité avec laquelle on les reçoit. On peut opposer à cela que la faculté de sentir, de s'émouvoir, croît ou diminue elle-même suivant l'exercice qu'on en fait, suivant les circonstances qui l'éveillent ou qui la laissent endormie ; et Helvétius avait trop de pénétration, pour ne pas pénétrer jusqu'à cette idée : mais les observations de ce genre n'ont pas été faites encore avec assez de soin, de scrupule et en assez grand nombre, pour qu'on puisse fonder sur elles une théorie et une doctrine. Il y a au contraire, des faits qui, quoiqu'en petit nombre, semblent suffire pour prouver que le plus ou le moins de sensibilité, a ses causes dans l'état physique de nos organes.

Le même homme, c'est une expérience dont tous les écrivains, ou un très grand nombre d'écrivains du moins, peuvent rendre témoignage ; le même homme, avant d'avoir pris une tasse de café, ou après l'avoir prise, n'est pas dans le même état de force et d'activité d'esprit : les opérations de son esprit après l'avoir prise deviennent plus vives et plus [221] rapides, et il doit souvent à la rapidité de leurs opérations leur justesse même. Qu'est-il arrivé dans cet homme ? il a pris une tasse de café. Sur quoi a agi cette tasse de café ? sur son organisation ; elle ne l'a pas beaucoup changée, il est vrai, elle l'a modifiée : mais une modification est un changement.

Il est possible que la nature organise certains hommes, de manière qu'ils soient naturellement dans un état à peu près semblable à l'état de l'homme qui vient de prendre une tasse de café.

Vous voyez, citoyens, que dans cette question, je tiens la balance sans la faire pencher d'aucun côté : je mets un poids tantôt dans un plateau, tantôt dans l'autre ; mais c'est qu'il y a des poids, c'est-à-dire, des faits pour les deux côtés ; et c'est aux faits à faire pencher la balance, et non pas à celui qui la tient. En dernier résultat, comme spéculative, la question est insoluble encore ; comme pratique, le grand intérêt et la grande raison, c'est de croire beaucoup à la puissance infinie de la culture et de la bonne méthode.

[De la métaphysique]

Quant au mot métaphysique, que l'auteur de la lettre m'accuse un peu d'avoir abandonné faute de courage, j'avoue que c'est faute de courage que je l'ai abandonné.

Ce mot convient assez, il convient même beaucoup à la science dont il est la dénomination; mais je ne me suis pas flatté de pouvoir jamais le tirer du mépris où il est tombé.

metaphysique

[Système figuré des connaissances humaines de l’Encyclopédie – Source de l’image ]

On a commencé à le mépriser ou à le décrier dans les scholastiques, qui en effet n'étaient pas du tout [222] propres à le faire estimer ; mais on ne s'est pas arrêté là : on l'a décrié encore dans les ouvrages de Rousseau, d'Helvétius, de Diderot. La métaphysique et des abstractions chimériques ; un Métaphysicien et un Songe-creux, ces mots-là sont presque synonymes dans la langue de beaucoup de gens ; quand on veut dire qu'une chose est inintelligible, on pourra dire qu'elle est métaphysique, et on se fera très bien entendre.

Il y a quelques années, lorsqu'un poème ou un discours avaient un succès un peu trop éclatant au gré de l'envie, dont le goût est toujours plein de scrupules, si les images y étaient pressées et groupées avec quelque grandeur ; si les idées y étaient portées à ce degré de généralisation qui donne de la dignité au style et de la grandeur à un ouvrage, on disait : Voila Qui Est Bien Métaphysique, et beaucoup de lecteurs reculaient d'effroi comme devant un abîme.

J'ai craint de réveiller toutes ces impressions en annonçant un cours de métaphysique, et j'ai craint surtout de ne pas en triompher : mais je puis dire comme Voltaire :

Quiconque avec moi s'entretient,
Semble disposer de mon âme :
S'il sent vivement, il m'enflamme ;
Et s'il est fort, il me soutient.

Vous me soutiendrez donc, citoyens, vous me donnerez votre courage. Si dans le cours le mot de métaphysique se présente à moi, je ne le repousserai plus ; et je me servirai, suivant qu'ils s'offriront à moi, [223] et du mot Métaphysique, et de la phrase, Analyse de L'entendement.