[Deuxième lettre : de la nécessité de bien définir les mots] 

[René Descartes (1596-1650), d'après Frans Hals. Source de l’image ]

DescartesObservons d'abord, citoyens, que dans un combat qui a lieu dans les ténèbres, le danger est égal pour les deux combattants ; il importe donc également, pour tous ceux qui ont des opinions opposées, de bien déterminer les acceptions des mots.L'auteur d'une autre lettre, et celui-ci est un élève, me présente des observations très judicieuses sur la nécessité de bien définir les mots, d'en bien déterminer les acceptions : il rappelle une comparaison très ingénieuse de Descartes, qui a beaucoup senti la nécessité de définir les mots, mais qui n'a pas toujours obéi à cette règle si nécessaire ; il dit, d'après Descartes, que « ceux qui ne définissent pas les mots, et qui disputent, ressemblent à ceux qui, dans un combat, traîneraient leurs ennemis dans de profondes caves, et dans les ténèbres, pour les tuer plus à leur aise ».

L'auteur de la lettre m'invite à définir les mots Entendement, Raison, Esprit, et il en donne des définitions lui-même ; malheureusement je n'ai pas sa lettre ici : si le citoyen auteur de la lettre est dans l'assemblée, je le prierais de reproduire ici les définitions qu'il m'a présentées par écrit… Puis qu'il ne demande point la parole, je tâcherai de définir ces mots avec quelqu'exactitude. [211]

[De la définition du mot raison]

Le mot raison, en remontant à son étymologie, prend sa source dans le mot latin ratio ; ce mot lui-même n'est qu'une contraction du mot relatio. Les latins avaient perdu, (peut-être même ne l’avaient-ils jamais eu), l'infinitif, latere ; à sa place, ils ont employé l'infinitif, ferre, qui était un autre verbe ; mais le mot relatio voulait toujours dire apport, rapport.

En effet, quand on compare deux choses, on les porte pour ainsi dire l'une auprès de l'autre, et on les examine d'un seul regard, d'une seule attention : dans cet examen, on saisit des ressemblances ou des différences ; on les a saisies, parce qu'on a rapporté les choses les unes sur les autres ; c'est pour cela qu'on a appelé cet acte de l'esprit rapport, ou raison ; ratio, ou relatio.

Ainsi, la raison est d'abord, dans son étymologie, l'acte de l'esprit par lequel rapportant les objets les uns aux autres, nous les comparons, et nous saisissons leurs ressemblances et leurs différences ; quand les différences et les ressemblances sont saisies et rendues avec justesse, quand elles sont vraies, c'est-là la raison, c'est-là un acte de raison.

Quelquefois le mot raison exprime la faculté par laquelle on fait cette opération, quelqu'autrefois l'acte même que nous faisons, d'autrefois le résultat de cet acte.

Voilà, je crois, citoyens, des définitions du mot raison, assez exactes.

[De la définition du mot entendement]

Comme vous voyez, le mot entendement, dans la langue philosophique surtout, a une acception plus étendue ; il comprend toutes les facultés de l'esprit humain, [212] depuis les sensations jusqu'aux raisonnements les plus étendus, et jusqu'aux réflexions les plus vastes.

La sensation est la première faculté de l'entendement, qui comprend aussi le jugement, l'imagination, le raisonnement, la mémoire : c'est à l'ensemble de toutes ces facultés par lesquelles nous voyons les choses, nous les jugeons, nous les Entendons, (car les mots entendre et entendement ont des racines communes, c'est le même mot) ; c'est à l'ensemble, dis-je, de ces facultés, que nous donnons le mot d'entendement.

[De la définition du mot esprit]

Le mot esprit se lie par un très grand nombre de ses acceptions au mot entendement, par d'autres acceptions au mot de raison ; et il y en a un très grand nombre qui lui sont particulières. Nous disons presqu'indifféremment l’esprit humain, ou l’entendement humain.

Cependant, quand nous disons l’entendement humain, nous paraissons avoir plus d'égard à la réception des idées, et aux moyens de cette réception.

Quand nous disons l’esprit humain, nous avons, ce me semble, plus d'égard aux moyens par lesquels nous concourons nous-mêmes à faire nos idées.

Ainsi, dans le mot entendement, les facultés sont considérées comme plus passives ; dans le mot esprit, les facultés sont considérées comme plus actives : mais l'un et l'autre mot renferment pourtant l'ensemble des facultés.

Il y a beaucoup d'acceptions que le mot esprit reçoit, et que le mot entendement ne peut recevoir ; on dit, par exemple, l'esprit du jeu, l'esprit du [213] calcul ; on disait autrefois l'esprit de la robe, etc. ; et cette différence même prouve, ce me semble, la vérité de la distinction que je viens de vous présenter. Pourquoi dit-on l'esprit du jeu, et non pas l'entendement du jeu ? parce que, dans le jeu, l'esprit est singulièrement actif, il opère sur chaque coup de dé, il opère sur chaque carte.

Voilà, citoyens, des définitions qui peuvent donner des idées assez justes des trois mots qu'on m'a présentés à définir ; je suis encore fâché que l'élève, auteur de cette lettre, ne soit pas ici, et qu'il ne parle pas lui-même.