[Première lettre : de l’immortalité de l’âme] 

En écoutant la première de ces lettres, vous comprendrez facilement, citoyens, pourquoi je la lis la première. [207]

« Le plus bel éloge que je puis faire de la noblesse de mon entendement, est sans doute, etc. »

La première observation que je ferai sur cette lettre, portera sur cette distinction extraordinaire qui s'y trouve entre les moralistes et les philosophes : on dirait que les moralistes ne peuvent pas avoir de philosophie, et que les philosophes ne peuvent pas avoir de morale. J'avoue, citoyens, que cette phrase m'a inspiré quelques doutes sur la bonté des intentions de l'auteur de la lettre ; elle m'a inspiré un autre doute encore : je doute que cette lettre soit d'un des élèves de l'École Normale ; elle n'est pas signée.

On lit dans cette lettre que « l'immortalité de l’âme, ce principe attesté solemnellement [sic] par toutes les nations, qui doit servir de base à la morale, est essentiellement lié à la spiritualité ». Cette liaison peut être réelle ; mais comment prouverait-on par la raison qu'elle est si essentielle, si nécessaire ? Beaucoup de philosophes, j'ajouterai même beaucoup de chrétiens, qui ont été mis au rang des saints, ont cru que l'âme était immortelle et matérielle.

Si nous jugeons de la matière par tout ce que nous pouvons en concevoir, ses formes changent, mais aucun de ses éléments ne peut périr ; et si la faculté de sentir, si l'âme humaine, comme l'a pensé Tertulien, était ou une modification ou une combinaison des éléments de la matière, puisque la matière est impérissable, suivant notre manière de la concevoir, l'âme pourrait être matérielle et être immortelle encore. Ce dogme si beau, si consolant de notre immortalité, ne se lie essentiellement et exclusivement à aucun [208] système ; il se lie à tous ; et c'est ce qui le rend plus solide, plus difficile à ébranler.

Le principe de l'immortalité de l’âme est attesté solennellement… Il est déclaré solemnellement, car il l'est par un décret ; mais une déclaration n'est pas une attestation : on atteste ce qu'on a vu, ce qu'on a touché, ce qu'on a senti ; on déclare ce qu'on a pensé, souvent ce qu'on a imaginé. En confondant ainsi toutes les expressions, on confond toutes les idées ; et au milieu de cette confusion des idées et des mots, le jugement s'égare, la vérité disparaît ou ne paraît point, les erreurs règnent, et l'imposture établit sur elles son empire.

L'auteur de la lettre dit encore que la base de la morale est la spiritualité et l'immortalité de l’âme.

Je suis loin de dire, je suis loin de penser que le dogme de l'immortalité de l'âme ne donne pas des appuis plus grands, plus beaux, plus forts à 1a morale humaine ; mais la morale qui a ses plus magnifiques espérances dans une autre vie, a ses racines dans celle-ci.

La morale naît des rapports dans lesquels la nature place les hommes à l'égard les uns des autres : ces rapports sont sous nos yeux ; les principes et les règles de la morale sont donc sous nos yeux aussi. Pour découvrir toutes les lois de la morale, il suffit d'observer l'homme dans ses relations avec ses semblables ; la sanction des vérités saintes que la morale proclame, frappe de toutes parts nos yeux dans les actions humaines : partout nous verrons le malheur naître du mal, et le bonheur du bien ; partout nous verrons les coupables frappés de la terreur qu'ils répandent, et punis par [209] les remords avant de l'être par les supplices ; partout nous verrons la sécurité appuyée sur la justice, et toutes les prospérités particulières et publiques naître de l'ordre général. Méconnue, outragée, traînée ignominieusement devant les tyrans et sur l'échafaud, nous verrons la vertu préférer ses tortures apparentes aux tourments inaperçus qui châtient la conscience du crime triomphant. Avant d'être gravées sur des tables de pierre ou d'airain, les lois de la morale ont été gravées dans le cœur humain. La même voix qui parle du haut du ciel, pour l'homme religieux, pour l'homme qui n'est que moral, parle du fond de son âme ; et si ce n'est que dans une autre vie que la vertu peut obtenir des récompenses éternelles, sur cette terre même où elle a tant de peine à établir son empire, tout ce qu'il y a de plus doux, de plus ravissant et de plus durable dans nos jouissances est encore pour elle.

Je pense donc, citoyens, que le professeur de l'entendement humain et le professeur de la morale pourront parler de la morale et de l'entendement, sans aucune contradiction ; je suis même persuadé qu'ils pourront se prêter des secours mutuels.

Le post-scriptum contient une critique ; mais c'est la critique d'une opinion qui n'est pas la mienne.

Je n'ai pas dit que l'organe de la vue méritait le premier rang par son exactitude ; au contraire, j'ai continuellement parlé de ses illusions : j'ai dit que ses illusions tiennent à la multitude même des objets qu'il embrasse ; cet organe est le premier dont j'ai parlé, parce que c'est celui dont les impressions nous frappent le plus. [210]

Je n'ai pas encore parlé du sens du tact ; et lorsque j'en parlerai, j'espère vous dire dans ce cours, comment les impressions solides du toucher corrigent les impressions superficielles de la vue.

Je me crois dispensé d'ajouter autre chose à cet examen.