[Dialogue avec l’élève Truffer : au sujet de la statue de Buffon] 

Truffer.

L'objet qui nous rassemble tous, c'est la recherche de la vérité ; j'ajoute que vous nous indiquez avec autant de clarté que de profondeur et de jugement, la route qui peut nous y conduire. Aussi ne viens-je pas attaquer vos principes ; je les adopte sans restriction, et j'en suis les développements avec un singulier plaisir.

Mais je dois vous proposer un doute qui paraît intéresser la mémoire d'un homme à jamais célèbre, qui est né, qui a vécu, qui est mort parmi nous, et dont la gloire est en quelque sorte une propriété nationale.

buffon

[Portrait de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) par François-Hubert Drouais – Source de l’image ]

Vous comprenez que je parle de l'illustre Buffon. Vous le croyez égaré par une imagination trop vive, dans le tableau qu'il a laissé d'une espèce de Pandore, qu'il suppose animée tout-à-coup et jouissant d'une organisation parfaite.

Vous nous avez dit, ce qui est indubitable , qu'à cette époque, cet homme-statue [1]ne peut avoir aucune notion sur les sens, les couleurs, les distances, etc. : mais prenez garde qu'il parle de ses premières sensations par réminiscence ; et lorsqu'il a reçu le complément, c'est alors seulement qu'il applique au développement les différents sentiments qui l'ont agité dans les premiers instants de son existence, les connaissances acquises par les sens et par la réflexion : ainsi l'argument tiré de son ignorance ne me semble pas très exact, et la première phrase de Buffon, que dis-je ? [224] la première expression dont il se, sert, pourrait en servir de preuve. Je me souviens, dit-il… Je vous abandonne cette réflexion.


sales

Note 1.

C’est dans le tome VI de l’Histoire naturelle, de l’édition in-12°, p. 88, que Buffon expose l’image de l’homme statue.

On peut trouver le texte dans De la philosophie de la nature, de Jean de Sales, Volume 3, p. 247 & sq.


 Garat.

Votre observation peut justifier, et justifie réellement un grand nombre des phrases de Buffon, qui ont pu être critiquées. Mais je ne crois pas que ce soit sur celles-là qu'est tombée ma critique.

Il est très vrai que la statue de Buffon, car il faut lui donner ce nom, est sensée parler dans un temps où déjà elle a appris à voir, à toucher. Elle parle, comme vous le dites très bien, par réminiscence ; mais dans les réminiscences, elle a la prétention de bien suivre les traces des sensations que lui a données la nature dans ses premiers moments de son existence ; elle a la prétention de tracer la généalogie de ses sensations et de ses idées. C'est cette généalogie que j'ai critiquée, que j'ai trouvée inexacte ; (et il faut dire le mot, car un pareil reproche ne peut rien enlever à la gloire de Buffon, fondée sur de si beaux titres.) Cette généalogie n'est pas seulement inexacte, elle est entièrement fausse ; elle renverse presque d'un bout à l'autre, l'ordre dans lequel la nature nous donne ses leçons, pour nous enseigner à voir, à entendre, à toucher.

Voilà sur quoi est tombée ma critique. Ainsi, citoyen, si vous voulez critiquer ma critique même, il faut prendre les réflexions que j'ai faites, et il faut les examiner sous ce point de vue.

N'est-il pas vrai, par exemple, que la statue de Buffon se remue au premier moment même de son existence ; qu'elle change de place ; qu'elle se transporte, [225] qu'elle a étendu ses bras vers le soleil. Dans ce premier moment, elle n'a pu se lever, car marcher est un art qu'il faut apprendre : il faut acquérir une idée obscure, si l'on veut, vague, confuse, mais réelle, de l'étendue au milieu de laquelle on se meut, on marche.

Avant de tourner ses bras et ses regards vers le soleil, il faut l'avoir distingué de tout l'espace couvert de sa lumière.

Or, des yeux naissants, ouverts pour la première fois, ne peuvent pas avoir l'art de diriger leurs regards : voilà sur quoi est tombée ma critique ; je persiste à la croire fondée.

Truffer.

Je n'ai point parlé de ces premières pensées.

Garât.

C'est là pourtant l'objet annoncé par Buffon lui-même, dans le paragraphe qui précède ce morceau sublime de style.