choiseulChapitre II - Le duc de Choiseul.

Souvenirs de Charles-Henri, baron de Gleichen (1735-1807)

Source de l'image : Wikipédia

Denkwürdigkeiten, pages 61-78

Souvenirs de Gleichen, pages 19-42 [Grimblot]

Voir l'avertissement aux Souvenirs de Gleichen et l'opinion de Saint-Martin 

Le duc de Choiseul était d'une taille assez petite, plus robuste que svelte, et d'une laideur fort agréable; ses petits yeux brillaient d'esprit, son nez au vent lui donnait un air plaisant, et ses grosses lèvres riantes annonçaient la gaieté de ses propos.

Bon, noble, franc, généreux, galant, magnifique, libéral, fier, audacieux, bouillant et emporté même, il rappelait l'idée des anciens chevaliers français : mais il joignait aussi à ces qualités plusieurs défauts de sa nation ; il était léger, indiscret, présomptueux, libertin, prodigue, pétulant et avantageux.

Lorsqu'il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le définissait un fou, qui avait bien de l'esprit. On dit que le parlement et la noblesse le regrettent et le comparent à Richelieu : en revanche ses ennemis disent que c'était un boutefeu, qui aurait embrasé l'Europe.

Jamais je n'ai connu un homme, qui ait su répandre autour de lui la joie et le contentement autant que lui ; quand il entrait dans une chambre, il fouillait dans ses poches, et semblait en tirer une abondance intarissable de plaisanteries [62] et de gaieté. Il ne résistait pas à l'envie de rendre heureux ceux qui savaient lui peindre le bonheur dont il pourrait les combler. Il puisait dans les trésors du crédit pour les obliger, pourvu que cela ne lui coûtât pas trop de peine. Au contraire, l'image du malheur lui était insupportable, et je lui ai entendu faire des plaisanteries, qui me paraissaient affreuses, sur les pleurs de la famille de son cousin Choiseul le Marin, qu'il avait été obligé de faire exiler pour se mettre à l'abri de ses menées enragées. Et voilà comme il s'armait par une feinte dureté contre la facilité et la faiblesse, qui lui étaient naturelles. Je lui ai entendu répondre à Mde de Choiseul qui l'appelait un tyran : dites, un tyran de coton ! Aussi, un moyen sûr d'obtenir de lui ce qu'on voulait, était de l'irriter auparavant sur un autre objet ; cette colère passée, le lion devenait un mouton. J'ai employé deux fois contre lui ce secret que je n'ai communiqué à personne, et sans jamais en avoir abusé.

Une des plus belles qualités de Mr. de Choiseul était d'être ennemi généreux et ami excellent. Le Duc d'Aiguillon, dénoncé au parlement et sauvé par des réticences favorables, que le duc de Choiseul mit dans les témoignages qu'il fut appelé à rendre contre son ancien ennemi, est une des grandes preuves qu'il n'était point haineux. L'attachement constant de ce grand nombre de gens de la cour, qui l'ont suivi dans sa disgrâce à Chanteloup, et qui lui ont été fidèles jusqu'à la mort, prouve combien il avait été leur ami. Le Bailli de Solar, ambassadeur de Sardaigne, a éprouvé de lui les effets les plus recherchés et les plus tendres d'une amitié presque filiale.

Il est le seul homme que le duc de Choiseul ait traité avec une sorte de respect, peut-être parce qu'il avait été à [63] Rome son instituteur en politique. Le duc lui fit avoir l'ambassade de Paris, la médiation de la paix en 1762, des gratifications immenses, et une abbaye de 50 000 livres de rente. Tous les devoirs pieux, qu’un fils peut rendre à son père, lui ont été prodigués par Mr. de Choiseul et sa famille dans sa longue et cruelle maladie, [étant mort d'un cancer à Paris, ajout de Grimblot], peu de temps après les avantages dont son ami l'avait comblé.

Pour moi qui suis payé plus que personne pour vanter, et pour me vanter de son amitié, je dois ajouter que, durant les trente années que j'ai vécu avec lui dans une certaine intimité, il ne m'a jamais perdu de vue un seul instant, et que je n'ai jamais pu m'attirer de sa part aucun refroidissement essentiel, malgré différents torts que j'ai eus envers lui. Il aimait l'audace, et c'est par un propos presque offensant, et que j'avais soutenu avec toute la folie romanesque d'un jeune homme de vingt-deux ans, que j'ai trouvé le chemin de son cœur. Venant d'arriver en 1756 à Frascati pour y passer les deux derniers mois de l'été dans sa maison, il parla peu respectueusement de la Margrave de Bayreuth, sœur aînée du roi de Prusse, qui m'avait élevé et envoyé pour remercier le pape de tout ce qu'il avait fait pour elle pendant son séjour à Rome ; je répliquai à Mr. de Choiseul d'une manière si fière et si piquante en présence de beaucoup de convives, qu'il jeta sa serviette sur la table et se leva avec un air fort échauffé ; mes chevaux n'étant pas parus, je les fis remettre, je voulus me retirer. Mde de Choiseul me retint, et je ne restai qu'à condition que Mr. l'ambassadeur me promettrait de ne jamais rien dire en ma présence de la Margrave, que je ne pusse écouter décemment. Il le fit, me traita depuis ce moment avec la plus [64] grande affection, et le roi de Prusse ayant levé le mois d'après le bouclier contre la France, par son entrée en Saxe, dont j'appris la première nouvelle, Mr. de Choiseul n'a depuis jamais tenu aucun propos désobligeant contre la Margrave et son frère, sans m'en demander plaisamment la permission.

Sa pétulance audacieuse a été mise au jour dès le premier carnaval de son ambassade à Rome. Cette histoire, qui a fait tant de bruit, a été estropiée et trop mal jugée, pour que je ne la rapporte pas, d'autant plus que je la tiens de source. On avait donné au gouverneur de Rome la loge que les ambassadeurs de France avaient eue au théâtre d'Aliberti, et, par mégarde ou par malice, on oublia de la rendre à Mr. de Choiseul, qui voulut absolument la ravoir, quoiqu'il n'aimât pas la musique italienne. Le gouverneur prétendit que, représentant la personne du pape, sa présence était nécessaire au spectacle, et qu'il ne céderait pas. A la première représentation, Mr. de Choiseul arma ses gens, ayant appris que le gouverneur voulait arriver avec main forte, et lui fit dire que, s'il osait entreprendre la moindre violence pour entrer dans cette loge, il le ferait jeter dans le parterre. Tout Rome fut pétrifié. Le pape ne sachant que dire, chargea le cardinal Valenti de faire une mercuriale à l'ambassadeur. Ce prélat, qui avait beaucoup de dignité et d'éloquence, composa une harangue très énergique, qu'il débita avec l'assurance de terrasser le jeune ambassadeur. Savez-vous ce qu'il me répondit ? me dit le cardinal, qui m'a raconté toute l'histoire l'année d'après : « il claqua des doigts (c'était son geste favori d'insouciance) presque sous mon nez, et me dit : vous vous moquez de moi, Monseigneur, voilà trop de bruit pour un petit prestolet, quand il s'agit d'un [65] ambassadeur de France ; ensuite il fit une pirouette sur le talon et sortit ». Ces incartades qui contrastaient avec la gravité romaine et celle des ambassadeurs, qu'ils avaient vus jusque-là, devaient naturellement faire un mauvais effet contre Mr. de Choiseul, et lui donner la réputation d'un jeune étourdi peu fait pour sa place. Mais, après les premiers propos, on ne vit en lui qu'un homme d'esprit soutenu par sa cour, et capable de tout dans de plus grandes entreprises, ayant tout osé pour si peu de chose. Il fut craint, respecté et bientôt courtisé, aimé et admiré par les Romains, éblouis de sa magnificence et des grâces de la cour qu'il procurait à ses clients. Il fut chéri par Benoît XIV à cause de la gaieté de son esprit, et la morgue romaine resta déconcertée pour toujours devant son maintien dégagé et burlesque. Voilà comme les objets dont la puissance sacrée ne repose que sur l'opinion, perdent leur valeur par un peu de courage, de dédain et de ridicule.

Mr. de Choiseul avait mené une vie dissipée et libertine dans sa première jeunesse ; nommé ambassadeur à Rome, il était encore fort ignorant, il lisait peu, mais n'oubliait jamais rien de ce qu'il avait lu ; son esprit prompt, adroit, pénétrant et juste, entendait à demi-mot, devançait les explications et cachait son ignorance en éblouissant par sa perspicacité. Aussi se contentait-il de savoir l'essentiel des choses, abandonnant les détails aux secrétaires et à ses commis. Il écrivait de sa main les dépêches les plus secrètes sans faire un brouillon, il n'en gardait pas de copies, et les envoyait par des courriers. Son écriture était si illisible, qu'un ministre fut obligé un jour de renvoyer la dépêche, en alléguant l'impossibilité de la déchiffrer. Il travaillait peu et faisait beaucoup. Ses intrigues et ses plaisirs lui [66] enlevaient un temps considérable, mais il le regagnait par la promptitude de son génie et la facilité de son travail. Il avait imaginé différents moyens de l'abréger et de le simplifier; entr'autres, une manière de réduire un grand nombre de lectures et de signatures à une seule. La voici : Chaque courier lui apportait une corbeille pleine de lettres et de placets, que lui, comme ministre de la guerre, aurait dû lire ; il n'en faisait rien : premièrement, parce que c'était presque impossible, et puis, parce qu'il avait bien autre chose à faire. Un commis les lisait pour lui, et formait une colonne à mi-marge, des numéros et des précis de ces lettres. Il en faisait la lecture au ministre qui lui dictait la substance de ses résolutions, et qui était écrite vis-à-vis, à la marge. Cela fait, le ministre parcourait le tout, et signait. Ensuite cette feuille se remettait à un autre commis, qui en faisait les réponses, lesquelles ne se signaient qu'avec la griffe, et partaient sans être revues par le ministre ; mais l'original de toutes ces expéditions, déposé aux archives, était un document permanent qui obviait à tous les abus de l'estampille. ? Jamais il n'y a eu un ministre aussi indiscret dans ses propos que Mr. de Choiseul ; c'était son défaut principal. Sa légèreté, la fougue de son esprit, son goût pour les plaisanteries, et souvent l'effervescence de sa bile, en étaient les causes naturelles. Cependant il y en avait encore d'autres plus nobles dans le fond de son cœur, qui font presque honneur à son indiscrétion : la sincérité de son âme haïssait, autant que la justesse de son esprit, tout ce qui était faux; et l’élévation de son caractère dédaignait les réserves timides et le pédantisme minutieux de la politique. L'expérience l’ayant amené enfin à reconnaître son défaut, il a mieux aimé s'en faire un jeu, que de s'en [67] corriger. Il inventait des indiscrétions pour donner le change, et il se consolait d'un embarras par le plaisir de s'en tirer ; car la prérogative la plus éminente de son génie était l'art de trouver remède à tout. Il était l'homme du moment pour jouir, faillir, et réparer, vraiment prodigieux pour trouver des expédients ; et, s'il avait vécu jusqu'à la révolution, lui seul peut-être aurait été capable d'imaginer un moyen pour l'arrêter.

De tant de bons mots qu'il a dits, je n'en rapporterai qu'un, le meilleur à mon gré, et qui prouve que, même dans la colère, la promptitude de son esprit et la gaieté supérieure de son humeur, ne l'abandonnaient pas pour se tirer d'affaire.

Un officier qui l'importunait sans relâche à toutes ses audiences, pour obtenir la croix de Saint-Louis, se mit enfin entre lui et la porte, par laquelle ce ministre voulait s'échapper, pour le forcer à l'écouter. Outré de cette impertinence, il s'emporta au point de lui dire: Allez-vous faire ... mais la réflexion que c'était un militaire et un gentilhomme, l'arrêta, et voici comme il se reprit pour achever la phrase : « Allez vous faire protestant, et le roi vous donnera la croix de mérite ».

Il n'aimait les honneurs, la richesse et la puissance que pour en jouir et en faire jouir ceux qui l'entouraient.

Le duc de Choiseul était beaucoup moins fier de sa place que de sa personne. Quand il pensait à sa naissance, il se rappelait qu'anciennement un homme de qualité aurait cru se dégrader en acceptant une charge de secrétaire d'Etat, et que tous avant lui, hormis l'abbé de Bernis, avaient été gens de robe, et d’après cela il croyait faire beaucoup d'honneur à Louis XV de vouloir bien être son ministre. [68] Quoique tout le monde sût que la France, jadis si redoutable, n'était plus à craindre, que Louis XV était décidé à tout prix de n'avoir plus de guerre, et que la mauvaise opinion qu'on avait de ses finances, surpassant la réalité, était confirmée par lui-même, qui disait souvent à ses gens : « ne mettez pas sur le Roi, cela ne vaut rien ! » le duc de Choiseul néanmoins soutenait encore la dignité de cette couronne et le respect qu'on lui portait. L'Europe avait une terreur panique de son audace incalculable. Cependant on se trompait : il se faisait plus méchant qu'il n'était ; il n'aurait jamais osé compromettre son maître au delà des bornes qu'il lui avait absolument prescrites.

On raconte que le duc de Choiseul, étant à Rome, avait eu du général des Jésuites l'aveu d'avoir été noté par eux comme ennemi de leur ordre sur un propos inconsidéré, qu'il avait tenu dans sa première jeunesse, et l'on prétend que l'horreur que lui avait inspirée une inquisition si recherchée, était la cause de tout ce qu'il a fait depuis contre eux. On se trompe : c'est une succession de torts de leur part et d'autres circonstances qui en ont fait leur ennemi ; indigné de la persécution affreuse, que le parti moliniste en France avait suscitée aux mourants par le fameux régime des billets de confession, l'ambassadeur travailla de bon cœur, et d'après ses instructions, à les contrecarrer auprès de Benoît XIV, qui ne les aimait pas. Alors ce furent les jésuites qui se déclarèrent ses ennemis, et ne cessèrent de le persécuter par le parti des dévots. Dans les premières années de son ministère, ils se servirent du duc de la Vauguyon, pour engager Mr. le Dauphin à remettre au roi un mémoire plein de calomnies contre Mr. de Choiseul qui, s'étant justifié, obtint la permission de s'en expliquer [69] vis-à-vis de Mr. le Dauphin, auquel son père avait fait une vive semonce. Ce prince malgré cela n'ayant pas reçu convenablement Mr. de Choiseul, celui-ci eut la hardiesse de lui dire : « Monseigneur, j'aurai peut-être le malheur d'être un jour votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur ! »

Madame de Pompadour, amie et protectrice de M. de Choiseul, était encore plus que lui en butte à la haine de Mr. le Dauphin, de Mde la Dauphine, et de tout le parti dévot.

Voilà les intérêts communs que les cours de Madrid et de Lisbonne, auteurs principaux de la ruine des jésuites, employèrent pour favoriser leurs desseins. Mr. de Choiseul qui, dès lors, avait l'idée du pacte de famille en tête, crut avoir trouvé un moyen de s'ancrer dans l'esprit de Charles III, en se vouant à lui pour perdre les Jésuites en France. Les parlements les avaient proscrits, mais il fallait le consentement du roi pour les expulser, et le roi avait une secrète inclination pour cette société, qui avait pour elle toute la famille royale et un grand parti au conseil et à la cour. Le duc de Choiseul nous a dit depuis, dans sa retraite de Chanteloup, qu'il s'était bien gardé de paraître son ennemi aux yeux de son maître, mais qu'il avait constamment dicté au roi d'Espagne ce qu'il fallait dire à celui de France, avec lequel il correspondait de main propre. Au reste, il me paraît que ce ne sont ni les cours ni les Ministres, mais les Jésuites eux-mêmes, qui se sont perdus ; ce sont leurs trafics d'argent en France, leurs imprudences en Espagne, et surtout l'orgueil, l'opiniâtreté, et la sotte témérité de leur général, qui ont ourdi et consommé leur ruine. Quand on manda à ce dernier que le P. Malagrida était arrêté comme complice de l'assassinat du Roi de Portugal, [70] beaucoup d'amis des jésuites se trouvaient rassemblés à un dîner chez le cardinal Negroni avec le P. Ricci ; tous lui conseillèrent d'écrire sur-le-champ au Roi de Portugal, que quoique persuadé de l'innocence de Malagrida, son ordre implorait provisoirement pour lui la clémence de S. M. T. F. ; mais le général fut inflexible : il écrivit une lettre folle, pour soutenir qu'un Jésuite ne pouvait être jugé que par la société, et la société fut chassée du Portugal. C'est le P. Adami, ci-devant général des Servites et un des convives de ce dîner, qui m'a conté cette anecdote. Une autre, que je tiens de Mr. de Choiseul, est une preuve encore plus grande de l'imprudente témérité du P. Ricci. On avait mis sous les yeux de Louis XV la thèse, que les Jésuites ont soutenue de tout temps, et avaient osé agiter de nos jours à Montpellier, qu'il était permis de tuer un tyran ou un roi qui était contraire à la religion catholique. Le prince se rappelant sans doute la tentative de son assassinat, parut frappé ; le maréchal de Soubise, organe principal du parti dévot au conseil, dit qu'il suffisait de demander au général de condamner et de prohiber pour jamais une thèse, qui datait de très loin, et qui, de nos jours, était monstrueuse. Alors le Roi ordonna à Mr. de Choiseul d'écrire à Rome pour cet effet, et ce Ministre crut l'occasion manquée pour longtemps, d'arracher le consentement du Roi, nécessaire à l'exécution de l'arrêt du parlement ; mais le général Ricci refusa avec une arrogance incroyable de faire ce qu'on lui demandait, disant que la condamnation de cette thèse, qui n'avait jamais été qu'un exercice d'esprit, impliquerait l'idée d'une doctrine, et aurait l'air de désavouer une opinion, dont le simple soupçon serait déshonorant pour son ordre, et c'est alors qu'il prononça cette fameuse sottise : sint ut sunt, [70] aut non sint [Qu'ils soient comme ils sont, ou qu'ils ne soient pas]. Une telle effronterie décida le sort des Jésuites en France et prépara la possibilité de leur extinction. Clément XIV qui les craignait encore plus qu'il ne les haïssait, les a défendus encore longtemps, et le Cardinal de Bernis m'a dit qu'on n'a pu forcer ce pape à lâcher la bulle, que par la menace positive de publier la promesse, écrite de sa main, d'abolir l'ordre des Jésuites pour obtenir la tiare, et par conséquent le crime honteux d'une Simonie. On croit presque généralement, que Clément XIV a été empoisonné par les Jésuites : pour moi je n'en crois rien. Ils n'étaient pas gens à commettre des crimes inutiles, ce poison aurait été moutarde après dîner. Le marquis de Pombal, Charles III et le duc de Choiseul sont morts fort naturellement, voilà les preuves de mon opinion. Clément XIV est mort de la peur de mourir; son idée fixe était le poison, et la putréfaction subite de son cadavre n'a été que l'effet de l'angoisse horrible qui l'a tué. Je suis persuadé que les Jésuites existeraient encore, s'ils avaient été aussi méchants qu'on les a supposés.

L'on a reproché à Mr. de Choiseul d'avoir dilapidé les finances. J'ai été témoin, qu'après la mort de Mde de Pompadour, il s'est donné beaucoup de peine pour s'instruire sur cet objet, et pour chercher des remèdes : il a consulté surtout Forbonnais et Mr. de Mirabeau, qui tous deux m'ont dit avoir été étonné [sic] de la perspicacité, avec laquelle il approfondissait des matières si difficiles : mais réfléchissant sur l'impossibilité de remédier à des désordres fondés sur la faiblesse du roi, sur de longs abus, et sur l'avidité insatiable des gens de la cour, il a désespéré de pouvoir combiner des projets d'économie avec le maintien de son crédit et de la faveur. Il ne s'est plus occupé qu'à faire nommer [72] des contrôleurs-généraux, qui lui fussent dévoués, à se procurer tous les fonds nécessaires au succès des départements dont il était chargé, et à être le distributeur des grâces du roi. Toutefois, on ne peut lui reprocher la prodigalité relativement à lui-même, et le compte qu'il a rendu des épargnes faites dans ses départements, a prouvé également son honnêteté et ses talents pour l’économie.

Mr. de Choiseul, qui a toujours visé à se rendre indépendant et inamovible, aurait bien voulu obtenir la charge de surintendant des finances ; la comptabilité rigoureuse, imposée à cette place, lui aurait donné le droit de refuser toutes les demandes indiscrètes, même celles du Roi, et fourni l'excuse bien légitime de dire : Sire, il y va de ma tête Mais Louis XV pressentait bien un tel inconvénient, et avait de plus une répugnance invincible à faire revivre aucune de ces anciennes grandes charges de la couronne. Au reste, si l'on compare la dette de Louis XV à celle de Louis XVI, et le déficit sous ce dernier règne aux ressources que la révolution a découvertes et dilapidées, on trouvera qu'il n'y avait pas de quoi tant crier contre Louis XV, ni qu’il ait été nécessaire de convoquer les états généraux, pour peu qu'on eût voulu employer une petite partie de ces ressources. ? Si Mr. de Choiseul avait eu autant d'attachement et de déférence pour sa femme que pour sa sœur, il s'en serait bien mieux trouvé ; il aurait eu des amis moins nombreux, moins gais et moins flatteurs, mais plus vertueux, plus sages et plus désintéressés que n'étaient ceux, dont Mde de Grammont, et l'espoir de tout obtenir par elle, l’avaient environné. Il n'aurait pas eu les ennemis, qu'elle lui attirait par son arrogance, ses préventions, et les abus qu'elle faisait de son crédit ; et le cœur excellent de son [73] frère aurait été préservé contre l'écorce qui se forme autour de celui des Ministres.

Mde de Choiseul a été l'être le plus moralement parfait que j'aie connu : elle était épouse incomparable, aime fidèle et prudente, et femme sans reproche. C'était une sainte, quoiqu'elle n'eût d'autres croyances que celles que prescrit la vertu ; mais sa mauvaise santé, la délicatesse de ses nerfs, la mélancolie de son humeur, et la subtilité de son esprit, la rendaient sérieuse, sévère, minutieuse, dissertatrice, métaphysicienne, et presque prude. Voilà du moins comme elle était représentée à son mari par sa sœur, et le cercle joyeux qui se divertissait chez elle. Malgré cela, il était pénétré d'estime, de reconnaissance, et de respect pour une femme qui l'adorait, qui lui conciliait les ennemis de sa sœur, et à qui son cœur rendait la justice d'avoir une vertu plus pure, plus solide, et plus méritoire que n'était la sienne.

La duchesse de Grammont était plus homme que femme ; elle avait une grosse voix, le maintien hardi et hautain, des manières libres et brusques : tout cela lui donnait un air tant soit peu hermaphrodite. Elle possédait les qualités de son frère, mais plus prononcées, ce qui leur donnait une teinte rude, et choquante dans une femme. Cette ressemblance avec Mr. de Choiseul, jointe à l'art de savoir l'amuser, lui avait donné un empire sur lui, qu'elle affichait avec une insolence essentiellement nuisible à la réputation et même à la fortune de son frère ; car cette femme impérieuse et tranchante a beaucoup accéléré la chute de Mr. de Choiseul, tandis qu'elle aurait été au moins retardée par l’intérêt extrême que Mde de Choiseul inspirait au roi, à toute la cour, et même aux ennemis de son mari. [74]

Tout le monde a su que Louis XV exilant ce Ministre à Chanteloup, dit qu'il l'aurait traité bien plus durement, sans sa considération pour Mde de Choiseul, et qu'il ne lui sut aucun mauvais gré de la lettre pleine de fierté qu'elle lui avait adressée, en refusant une pension de 50 000 francs que le roi lui offrait. Après avoir sacrifié à son mari tous ses biens disponibles, jusqu'à ses diamants, elle a encore consacré après lui toutes les rentes dont elle avait l'usufruit à sa mémoire, s'est réduite avec un laquais et une cuisinière à la dixième partie de son revenu, pour acquitter les dettes de Mr. de Choiseul, et a payé jusqu'à la révolution plus de 300.000 écus par an, pour achever de les éteindre. Aussi sa personne a-t-elle été respectée, même par les monstres de cette révolution, tandis que sa belle-sœur a été traînée par eux au supplice, sans démentir son caractère plein de courage et d'orgueil, traitant ses bourreaux comme des valets.

On a débité, surtout en Angleterre, que Mr. de Choiseul, pour se soutenir un peu plus longtemps, avait tâché d'impliquer la France dans une guerre, qui était sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland. Cela est faux. J'ai su par le Prince de Masseran, alors ambassadeur d'Espagne à Londres, et vingt ans après par un commis des affaires étrangères, que le duc de Choiseul a fait en cette occasion deux démarches trop longues à rapporter ici, aussi hardies que désintéressées, pour maintenir la paix. Au reste, ce ministre ne tenait déjà plus à sa place. Sa santé était altérée ; enfant gâté de la fortune et de la faveur, il ne pouvait supporter aucun dégoût ; fatigué des bonheurs de la cour, il souhaitait être heureux d'une autre manière et il bâtissait des châteaux en Espagne sur Chanteloup. [75]

Il lui aurait été bien facile de s'arranger avec Mde du Barry, qui ne demandait pas mieux que d'être tirée des griffes rapaces et tyranniques de son beau-frère, de ses protecteurs, et de tous les roués dont elle était l'instrument ; elle était d'ailleurs une bonne créature, fâchée d'être employée à faire du mal, et dont l'humeur joyeuse eût raffolé de Mr. de Choiseul, dès qu'elle l'aurait connu. Le Roi aurait certainement fait l'impossible pour favoriser et consolider l'union de sa favorite avec son ministre, qu'il était très fâché de perdre ; rien ne le prouve mieux qu'un billet qu'il lui écrivit dans les derniers temps, où ils s'écrivaient plus qu'ils ne se voyaient. Mr. de Choiseul se plaignant à son maître d'une horrible tracasserie, dont il était menacé, celui-ci lui répondit : « Ce que vous imaginez est faux, on vous trompe ; défiez- vous de vos alentours que je n'aime pas. Vous ne connaissez pas Mde du Barry, toute la France serait à ses pieds, si… » signé Louis.

Ce billet que j'ai vu, n'exprimait-il pas le vœu d'un accommodement, la prière de s'y prêter, et l'aveu bien étrange pour un Roi, que le simple suffrage de son ministre ferait plus que tout ce qui était en la puissance royale ? Il est étonnant que le cœur sensible de M. de Choiseul ait résisté à tant de bonté, à l'envie de jouer tous ses ennemis, et à la certitude de régner plus commodément à l'aide d'une femme, qui aurait été entièrement à ses ordres : mais il est encore plus surprenant que, répugnant à s’avilir par la moindre démarche honteuse, sachant qu'il serait exilé, il n'ait pas donné sa démission, surtout avec ces dispositions à la retraite, dont j'ai parlé plus haut. Mais il ne prévoyait pas, qu'en l'exilant, on le traiterait avec tant de rigueur, qu'on le forcerait à se démettre de sa charge de colonel général des Suisses, dans [76] laquelle il se croyait inamovible, et ne savait rien des moyens aussi singuliers que noirs, qui furent mis en œuvre par le chancelier, dans les derniers moments, pour irriter le roi, et le disposer à des actes de violence. On employa des billets que le duc de Choiseul avait écrits anciennement à Mr. de Maupeou, lorsqu'il était encore premier président, dans un temps de dissension entre le parlement et la cour, et où il convenait au bien public que le premier ne se rendît pas d'abord aux volontés du conseil d'État ; ces billets contenaient des exhortations à résister, des conseils pour se conduire, et des promesses de le seconder ; ces billets, qui n'étaient pas datés, furent montrés au Roi, comme venant d'être adressés au premier président actuellement, au lieu d'obvier aux troubles, qui ont éclaté depuis avec tant de violence. Mr. de Choiseul fut par là sourdement convaincu d'avoir des liaisons criminelles avec le parlement, qu'on savait lui être fort dévoué, et d'avoir voulu attenter à la puissance royale, qu'il n'aimait pas trop. Ne prévoyant aucune de ces menées, on dirait qu'il ait voulu ne rien déranger à la belle porte qu'on lui construisait pour sa sortie triomphale ; aussi sa chute et son existence à Chanteloup ont-elles été plus brillantes que les plus beaux jours de sa faveur. La moitié de la cour a déserté Versailles, pour se rendre à Chanteloup ; et le peuple de Paris bordait les rues, depuis son hôtel jusqu'à la barrière d'Enfer, le comblant d'acclamations honorables, ce qui fit à ce Ministre, qui n'avait jamais été populaire, une impression si sensible, qu'il dit les larmes aux yeux : «voilà ce que je n'ai pas mérité. »

Mr. de Choiseul a eu le malheur de s'attirer une calomnie, aussi horrible que dénuée de preuves et de vraisemblance, par un propos le plus étrange et le plus inconsidéré [77] qu'il ait jamais tenu. J'y étais et j'en ai frémi. Mde la Dauphine se mourait. Tronchin avait été appelé, et se disputait violemment avec les médecins de la cour. Le roi se trouvait à Choisy, et Mr. de Choiseul revenant à Paris pour souper, conta d'un air fort échauffé, que le roi avait reçu un billet de Tronchin, dans lequel il disait, que l'état de Mde la Dauphine manifestait des symptômes si extraordinaires, qu'il n'osait pas les confier au papier, et qu'il se réservait d'en informer Sa Majesté de bouche, à son retour : « Que veut dire ce coquin de charlatan ? prétend-il insinuer, que j'ai empoisonné Mde la Dauphine ? Si ce n'était le respect que j'ai pour Mr. le duc d'Orléans, je le ferais mourir sous le bâton. ? C'est un propos inconcevable, qui a germé longtemps et qui lui a valu l'accusation affreuse, non seulement d'avoir empoisonné Mde la Dauphine, mais même le Dauphin.

Je m'en vais me permettre de rapporter un de mes bons mots, non parce qu'il est de moi, et qu'il a le mérite de n'être qu'un seul mot, mais parce qu'il a été raconté comme une réplique, adressée à une petite maîtresse étourdie, pour lui faire sentir son inconvenance, tandis que je l'ai dit à la femme la plus prudente, la plus respectable et la plus discrète que j'aie connue.

Je revenais en 1768 à Compiègne, de Calais, où j'avais embarqué le roi de Danemark, qui se rendait de Dunkerque à Londres. Je jouais aux échecs avec la duchesse de Choiseul. Le monde qui avait rempli le salon s'étant écoulé, et Mde de Choiseul croyant que nous étions tout seuls, me [78] dit : « On dit que votre Roi est une tête », et moi voyant un homme qui était derrière elle, je répondis en baissant les yeux : « couronnée ». Elle s'avisa tout de suite que quelqu'un nous écoutait : « Pardon, me dit-elle, vous ne m'avez pas laissé achever, je voulais dire, que votre Roi est une tête qui annonce les plus belles espérances ».