[Partie I]

1797 Maistre Considerations londresI. – « La pensée qui fait le fond des Considérations », dit M. Franck, « c'est que la Révolution a été produite par une intervention surnaturelle de la divine providence. Elle est l'œuvre de Dieu, non des hommes ; elle est, dans toute la force de l'expression, un miracle comme serait la fructification instantanée d'un arbre au mois de janvier.— On a vu dans cette explication des événements qui ont mis fin à la vieille société française une des conceptions les plus hardies et les plus originales du génie de J. de Maistre. C'est une erreur. L'auteur des considérations n'a guère fait que s'approprier, en les revêtant de son majestueux langage, les idées que Saint-Martin avait développées un an auparavant dans sa Lettre sur la Révolution française. La Révolution, que Saint-Martin appelle « une image du [page 433] jugement dernier, » est pour lui tout à la fois une grâce et un châtiment. « Il faut, » dit-il, « être insensé ou de mauvaise foi pour ne pas y voir, écrite en traits de feu l'exécution d’un décret de la sagesse éternelle et ne pas s'écrier en sa présence, comme les magiciens d'Égypte devant les miracles de Moïse : Ici est le doigt de Dieu. » De même que Joseph de Maistre, et un an avant lui, Saint-Martin pense que la Révolution, en étendant ses effets sur la société tout entière, doit surtout exercer une action régénératrice sur l'Église et sur le sacerdoce. »

Nous aurions le droit de demander au savant académicien comment il sait que J. de Maistre avait connaissance de la lettre de Saint-Martin lorsqu'il composa les Considérations. Il ne peut pas le savoir, à moins qu'il ne soit en possession de documents inconnus à tous les critiques. Son affirmation est une pure conjecture qui, de plus, a contre elle toutes les vraisemblances. Un an seulement d'intervalle sépare la publication des deux ouvrages, et il faut bien laisser à J. de Maistre le temps de méditer le sien. Un livre aussi profondément pensé ne s'improvise pas; et sa conception fondamentale devait être établie fortement et de longue date dans l'esprit de l'auteur avant qu'il en écrivît les premières pages. On peut donc affirmer, comme chose moralement certaine, que les considérations n'eussent point été publiées en 1796 si J. de Maistre eût dû attendre que Saint-Martin lui en fournît l'idée mère en 1795. [page 434]

1880 Ferraz T2Mais il importe peu que le premier ait ou non connu l'opuscule du second avant de se mettre à l'œuvre. Dans un cas comme dans l'autre, J. de Maistre a pris l'idée mère non chez le théosophe, mais là où le théosophe lui-même l'avait prise, dans le domaine public. La Révolution française présentait avec un éclat formidable la réunion de tous les signes auxquels on peut reconnaître l'intervention plus directe de la Providence dans les affaires humaines. Saint-Martin n'était pas seul à s'écrier en la contemplant : Digitus Dei est hic ; le même cri sortait spontanément de toutes les âmes qui avaient su garder, au milieu de l'impiété régnante, le sentiment du divin. Il n'y avait pas là « une théorie curieuse, » comme l'appelle M. Ferraz (3 ); il y avait une évidence. Imaginer que J. de Maistre n'en a pas reçu la lumière directe et qu'il a fallu une page de Saint-Martin pour lui révéler ce qui se lisait à livre ouvert dans les événements eux-mêmes, c'est en vérité se méprendre un peu trop sur la portée de son grand esprit constamment appliqué à la philosophie religieuse de la politique et de l'histoire.

Rien donc de plus naturel et de plus inévitable que cette identité de point de départ chez deux écrivains qui s'accordaient à croire en Dieu et au gouvernement divin des choses du monde. Mais dès le premier pas, les différences éclatent, et ces différences sont des contrastes. [page 435]

Saint-Martin est pour la Révolution ; J. de Maistre est contre la Révolution, et l'on sait avec quelle énergie il la caractérise. Saint-Martin voit en elle une construction, Joseph de Maistre une pure destruction. Saint-Martin annonce qu'elle aboutira à une religion nouvelle dégagée du sacerdoce et de l'Église ; J. de Maistre qu'elle tournera, contre la volonté de ses auteurs, à la restauration et à la gloire du catholicisme.1795 lcsm lettre

Tout le monde convient que telle est bien la pensée de J. de Maistre. Mais mon résumé de la pensée de Saint-Martin est si directement en contradiction avec celui de M. Franck qu'il faut absolument vider la question par les textes.

Voici donc, sur tous ces points, l'analyse exacte et, en partie, la reproduction textuelle des longs développements de la Lettre à un ami.

« La Révolution a frappé sur tous les ordres de l'État, mais moins sur la noblesse, déjà abaissée, que sur le clergé qui était, en pleine jouissance de ses avantages, sur le clergé, le plus coupable de tous et seul auteur des crimes des autres ordres. Il a légitimé les crimes des rois, en même temps qu'il s'arrogeait le droit de les déposer. Il a voulu se faire adorer comme une providence ; il a vendu ce qu'il lui avait été commandé de donner gratuitement. » Je ne cite que le commencement du réquisitoire.
« Nos ennemis n'ont pas vu que l'époque actuelle est la crise et la convulsion des puissances [page 436] humaines expirantes, auxquelles Dieu met un bandeau sur les yeux. Ils n'ont pas vu que la guerre actuelle est une guerre de religion, bien qu'on n'en parle pas. Toute matérielle et humaine qu'elle puisse paraître, elle ne se borne pas à des démolitions; elle ne fait pas un pas qu'elle ne rebâtisse. »
« Loin de nous vouer à l'anéantissement de toute religion, la Providence saura bien en faire naître une du cœur de l'homme, qui sera plus pure et moins mélangée que celles que les souverains autorisent et font disparaître par leurs volontés humaines; mais aussi qui ne sera plus susceptible d'être infectée par le trafic du prêtre et l'haleine de l'imposture, comme celle que nous venons de voir s'éclipser avec les ministres qui l'avaient déshonorée, ces ministres qui, tandis qu'aucun gouvernement ne saurait marcher que sous l'égide de la prière, ont forcé le nôtre, pour sa sûreté, à rompre toute espèce de rapport avec cette prière, à la retrancher de lui tout entière comme étant devenue pestilentielle. Tu pourras même trouver des bases à cette consolante espérance jusque dans nos excès et nos fureurs presque inséparables des crises révolutionnaires, lesquelles, comme des remèdes violents, ne peuvent ranimer les humeurs salutaires du malade qu'en mettant à découvert toutes les humeurs corrosives et malfaisantes (4). » [page 437]

On voit à quel point M. Franck s'est mépris sur la doctrine et sur les termes mêmes de la lettre de Saint-Martin. Il lui attribue la pensée que la Révolution doit surtout exercer une action régénératrice sur l'Église et sur le sacerdoce. C'est action destructrice qu'il faut dire. Le théosophe estime que la Révolution a tué le sacerdoce et l'Église ; il s'en félicite comme d'une conquête de la vérité occulte sur les formes et les symboles ; il y voit le commencement d'une ère nouvelle, l'avènement de ce qu'il appelle le ministère de l'homme-esprit. Et ce n'est point chez lui une opinion de circonstance ; il est très décidément ennemi de toute Église et de tout sacerdoce. Dans un autre ouvrage (5), il soutient longuement cette thèse que le catholicisme, -- c'est-à-dire la doctrine, l'Église et le sacerdoce catholiques, - est une déviation et une corruption du christianisme, et que « le vrai génie du christianisme lui-même serait moins d'être une religion que le terme et le lieu de repos de toutes les religions. » Cette aversion pour l'autorité et la hiérarchie, pour l'Église et pour le sacerdoce était d'ailleurs, comme J. de Maistre le répète souvent dans sa correspondance, un caractère général parmi les Illuminés.