Lundi, 19 juin 1854 - Saint-Martin, le Philosophe inconnu

[Introduction]

Voici un homme des plus singuliers dans la littérature et la philosophie du XVIIIe ; il a publié ses ouvrages sans nom d'auteur ou sous le seul titre de Philosophe inconnu, d'Amateur des choses sacrées ; ses livres ont été peu lus, mais sa personne et sa parole ont été fort goûtées de quelques-uns ; il a eu son influence vers la fin : pour nous aujourd'hui il a surtout une signification de contraste, d'opposition, de protestation dans le courant d'idées alors régnantes. Son rôle longtemps silencieux, ç'a été d'être spiritualiste et adorateur du divin au milieu du débordement des doctrines naturalistes ou matérielles. En face du monde encyclopédique, il s'est lui-même défini le défenseur officieux de la Providence. Il est jusqu'à un certain point le précurseur de De Maistre, mais dans un esprit et avec un souffle assez différent. En un mot, M. de Saint-Martin mérite une étude ou du moins une première connaissance, même de la part des profanes comme nous qui n'aspirent point à pénétrer dans ce qu'il a d'obscur, d'occulte et de réservé, dit-on, aux seuls initiés. Nous le prendrons un peu comme nous avons pris en notre temps M. Ballanche, c'est-à-dire comme une noble nature, une douce et belle âme qui a de sublimes perspectives dans le vague, des éclairs d'illumination dans le nuage ; qui excelle à pressentir sans jamais rien préciser, et sait atteindre en ses bons moments à des aperçus d'élévation et de sagesse. [192]

On a beaucoup écrit de nos jours pour déterminer la doctrine et le caractère de Saint-Martin. Un de nos anciens amis, M. Guttinguer, avait donné autrefois une fleur de Pensées choisies, tirées surtout des derniers ouvrages du philosophe : c'est une manière commode, mais un peu trompeuse, d'attirer vers Saint-Martin, qui de près est bien plus compliqué que ne l'annonçait ce choix aimable. M. Moreau, de la bibliothèque Mazarine, apportant sur ce sujet une critique exacte et bienveillante, a depuis considéré Saint-Martin dans le fond même et le principe de ses doctrines, et s'est attaché à montrer comment il avait servi la vérité à son heure, et en quoi aussi il y avait manqué, en quoi c'était un chrétien peu orthodoxe, un hérésiarque qui en rappelle quelques-uns du temps d'Origène (1). Plus récemment, dans un travail philosophique non moins intéressant et des plus complets, où il a puisé aux meilleures sources biographiques, M. Caro a repris à fond et a exposé l'ensemble de cette existence et de cette doctrine singulière en son temps (2). En pressant les idées de son auteur, il les a rapprochées des systèmes qui y ont le plus de rapport dans le passé. Sans prétendre m'engager si avant, je profiterai de tout cela, et surtout d'un manuscrit autographe de Saint-Martin, que je ne crains pas d'appeler son meilleur ouvrage. Ce manuscrit intitulé Mon portrait historique et philosophique, et qui des mains de la famille a passé dans celles de M. Taschereau, à qui j'en dois communication, se compose d'une suite de pensées et de souvenirs tracés par Saint-Martin dans les dernières années, et ne s'arrête que peu avant sa mort. Ce sont ses mémoires à bâtons rompus, ses Confessions : « Je ne me suis laissé aller, dit-il, à composer de pièces et d'idées détachées ce Recueil historique, moral et philosophique, que pour ne pas perdre les petits traits épars de mon existence ; ils n'auraient pas mérité la peine d'en faire un ouvrage en règle, et je ne donne à ce petit travail que des minutes très rares et très passagères, [193] croyant devoir mon temps à des occupations plus importantes. Le vrai avantage qu'il me procurera, c'est de pouvoir de temps à autre me montrer à moi-même tel que j'ai été, tel que j'aurais voulu être, et tel que je l'aurais pu si j'eusse été secondé. » Imprimé en grande partie dans le premier volume des Œuvres posthumes de Saint-Martin (1807), ce manuscrit renferme pourtant de nombreux articles encore inédits, la plupart concernant des personnes alors vivantes ; l'éditeur, par cette raison, avait dû les supprimer. Aujourd'hui, ce n'est plus que de l'histoire. En le lisant de suite, on peut se faire une idée très juste de l'homme, de ses sentiments, de ses délicatesses, de ses scrupules ou de ses ravissements de pensées, de ses petitesses aussi. Le dirai-je ? Saint-Martin, connu et abordé de la sorte, cesse tout à fait d'être dangereux ; il n'est plus même très imposant, mais il devient presque toujours plus touchant et plus aimable.