[L’aristocratie]
Mais le jour d'éclat de Saint-Martin (et il en eut un) n'était pas encore venu. Voyons-le donc dans le monde où il vivait alors et comme un des témoins les plus discrets et les plus originaux de la société de ce temps. Le vieux siècle blasé se faisait mystique au besoin, par curiosité, par ennui. Le maréchal de Richelieu, la duchesse de Bourbon, le duc d'Orléans (Égalité), quantité de princes russes, tout ce monde aristocratique aimait à connaître, à rencontrer M. de Saint-Martin, homme de qualité, ancien militaire et, vers la fin, chevalier de Saint-Louis, très protégé des Montbarey ; et Saint-Martin, doux, poli, curieux, naïf, toujours digne pourtant, s'y prêtait, sans exagérer auprès d'eux son genre d'action et d'influence : « J'abhorre l'esprit du monde, disait-il, et cependant j'aime le monde et la société ; voilà où les trois quarts et demi de mes juges se sont trompés. » [Mon Portrait, 776]. Il y a un très joli mot de lui sur les gens du monde qu'il faut prendre au vol pour les convertir : « Les gens des grandes villes et surtout des villes de plaisir et de frivolité comme Paris, sont des êtres qu'il faudrait en quelque sorte tirer à la volée, si l'on voulait les atteindre. Or, ils volent mille fois plus vite que les hirondelles ; et en outre ils ont grand soin de ne vous laisser qu'une lucarne si petite, qu'à peine avez-vous le temps de les voir passer : et c'est cependant tout ce que vous avez de place pour tirer. Puis, si vous les manquez, ils triomphent. » [Mon Portrait, 997]. Et il s'en faisait l'application à lui-même. [202]
Il démêlait très finement le naturel et la portée des femmes, et, tout en les estimant à quelques égards meilleurs que l'homme et en les entendant volontiers dans leurs confidences, il les jugeait dangereuses là où elles l'étaient, et ne se laissait point consumer ni absorber : « La femme a en elle un foyer d'affection qui la travaille et l'embarrasse ; elle n'est à son aise que lorsque ce foyer-là trouve de l'aliment ; n'importe ensuite ce que deviendra la mesure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisément attirés par ce foyer, qu'ils ne soupçonnent pas être un gouffre. Ils croient traiter des vérités d'intelligence, tandis qu'ils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas que la femme passe tout, pourvu qu'elle trouve l'harmonie de ses sentiments ; ils ne voient pas qu'elle sacrifie volontiers à cette harmonie de ses sentiments l'harmonie des opinions…. Tenons-nous en garde contre les fournaises. » [Mon Portrait, 265]. Il disait cela, bien que le meilleur de ses amis fût une femme, madame Boechlin [sic], de Strasbourg. Mais, en faisant une exception pour elle, il pensait aux femmes de Paris quand il écrivait cette pensée qu'on vient de lire ; il avait en vue celles dont il a dit encore : « J'ai comparé quelquefois les dames tenant cercle et recevant les flagorneries des hommes à un Grand-Turc, et ces hommes frivoles et oisifs aux sultanes de son sérail lui faisant la cour et encensant tous ses caprices… ; tant le pouvoir rongeur de la société a changé les rapports et la nature des choses ! » [Mon Portrait, 1124]. Pour lui, au milieu de toutes ses douceurs de commerce et d'insinuation, il gardait toujours quelque chose de la dignité virile.