1818 - Tome second des Mémoires de BarruelBarruel 1818 t2a

Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, par Mr. l’abbé [Augustin] Barruel  (1741-1820)

Nouvelle édition, revue et corrigée par l’auteur

Imprimerie de Théodore Pitrat - A Lyon - Chez Théodore Pitrat, Imprimeur Libraire, rue du Pérat - 1818

Tome second des Mémoires de Barruel

Chapitre XI. Nouvelles preuves du système et des mystères des arrière-Maçons.

Extrait, page 245

… Qu’il ajoute quelques sophismes pour accréditer ces idées ; pourvu qu’en même temps, il se donne pour philosophe, la secte lui saura gré d’un service, qui tend au moins à venger le maçon cabaliste de nos mépris, et qui peut donner à l’art quelque importance. (Voyez Suite des erreurs et de la vérité, par un philosophe inconnu, année (maçonnique) 5784, chap. Vices et Avantages).*

Note

* Malgré le titre de Suite des erreurs et de la vérité, cet ouvrage ne fait pas point du tout suite à celui dont je vais parler. C’est simplement une de ces ruses du Club d’Holbach, qui voyant le prodigieux succès du livre de Saint-Martin, se servit de ce titre, pour piquer d’avantage la curiosité. On reconnaît dans cette prétendue suite, des feuilles entières copiées des œuvres du club, nullement le système de Saint-Martin, si ce n’est le même zèle pour les grades maçonniques.

Extrait, pages 246-259.

On pourra s’étonner de me voir comprendre dans cette classe nos francs-maçons Martinistes ; c’est cependant de ceux-là que je veux parler. J’ignore l’origine de ce M. de Saint-Martin qui leur laissa son nom ; mais je défie que sous un extérieur de probité et sous un ton dévotieux, emmiellé, mystique, on trouve plus d’hypocrisie que dans cet avorton de l’esclave curbique. J’ai vu des hommes qu’il avait séduits ; j’en ai vu qu’il voulait séduire ; tous m’ont parlé de son grand respect pour Jésus-Christ, pour l’évangile, pour les gouvernements ; je prends, moi, sa doctrine et son grand objet dans ses productions, dans celle qui a fait l’apocalypse de ses adeptes, dans son fameux ouvrage des Erreurs et de la Vérité. Je sais ce qu’il en coûte pour aller déchiffrer les énigmes de cet œuvre de ténèbres ; mais il faut bien avoir pour la vérité, la constance que les adeptes ont pour le mensonge.

Il faut de la patience pour découvrir tout l’ensemble du code Martiniste, à travers le langage mystérieux des nombres et des énigmes. Épargnons, autant qu’il est possible, ce travail au lecteur. Que le héros de ce code, le fameux Saint-Martin se montre à découvert, et aussi hypocrite que son maître, il ne sera plus que le vil copiste des inepties de l’esclave hérésiarque, plus [247] généralement connu sous le nom de Manès. Avec toute sa marche tortueuse, on le verra conduire ses adeptes dans les mêmes sentiers, leur inspirer la même haine des autels du christianisme, du trône des souverains, et même de tout gouvernement politique. Commençons par son système religieux. En réduisant au moins de pages possible, des volumes, des tas d’absurdités, je sais bien que j’aurai besoin d’invoquer encore la patience du lecteur ; mais enfin les maçons Martinistes ont singulièrement contribué à la révolution, il faut bien encore que leurs sottises philosophiques soient connues.

Qu’on imagine d’abord un Être premier, Unique, Universel, sa cause à lui-même et source de tout principe. Dans cet être universel, on croira avoir vu le Dieu Grand-Tout encore, le vrai Panthéisme. C’est bien là l’Être premier des Martinistes ; (Des Erreurs et de la Vérité, 2e partie, page 149) mais de ce Dieu Grand-Tout, ils font le double Dieu, ou bien les deux grands principes, l’un bon, l’autre mauvais. Celui-là, quoique produit par le premier être, tient cependant de lui-même toute sa puissance et toute sa valeur. Il est infiniment bon, il ne peut que le bien. Il produit un nouvel être de la même substance que lui, bon d’abord comme lui, mais qui devient infiniment méchant et ne peut que le mal. (Sect. Ière) Le Dieu ou le Principe bon, quoique tenant de soi toute sa puissance, ne pouvait former ni ce monde, ni aucun être corporel, sans les moyens du Dieu méchant. (Id. des causes temporelles, enchaînements.) L’un agit, l’autre réagit leurs combats forment le monde ; et les corps sortent de ces combats du Dieu ou du Principe bon, du Dieu ou du Principe mauvais.

L’homme existait déjà en ce temps-là ; car « il [248] n’y a point d’origine qui surpasse celle de l’homme. Il est plus ancien qu’aucun être de la nature ; il existait avant la naissance des génies, et cependant il n’est venu qu’après eux. » (Id. de l’Homme primitif.) L’homme existait sans corps dans ces temps antiques. Et « cet état était bien préférable à celui où il se trouve actuellement. Autant son état actuel est borné et semé de dégoûts, autant l’autre avait été illimité et semé de délices. » (Id.)*

Par l’abus de sa liberté, il s’écarta du centre, où le bon principe l’avait placé ; alors il eut un corps ; et ce moment fut celui de sa première chute. Mais dans sa chute même, il conserva sa dignité. Il est encore de la même essence que le Dieu bon. Pour nous en convaincre « nous n’avons qu’à réfléchir sur la nature de la pensée ; nous verrons bientôt qu’étant simple, unique et immuable, il ne peut y avoir qu’une espèce d’êtres qui en soient susceptibles, parce que rien n’est commun parmi des êtres de différentes natures. Nous verrons que si l’homme a en lui cette idée d’un être supérieur, et d’une cause active, intelligente, qui en exécute les volontés, il doit être de la même essence que cet être supérieur. » (Id. Affinité des êtres pensants pag. 205.) Ainsi dans le système du Martiniste, le principe bon, le principe mauvais et tout être pensant, c’est-à-dire, ainsi à cette [249] école, Dieu, le Démon et l’homme ne sont que des êtres d’une même nature, d’une seule et même essence et d’une même espèce.

On voit que si l’adepte ne croit pas être Dieu ou démon, ce n’est pas au moins la faute de ses maîtres. Il y a cependant entre l’homme et le mauvais principe une différence assez remarquable ; car le démon, principe séparé du Dieu bon, n’y reviendra jamais ; au lieu que l’homme redeviendra un jour tout ce qu’il fut avant les germes et les temps. « Il s’égara d’abord, en allant de quatre à neuf ; il se retrouvera en revenant de neuf à quatre. » (**)

Ce langage énigmatique s’éclaircit à mesure que le Martiniste avance dans ses mystères. On lui apprend que le nombre quatre est la ligne droite ; on lui dit de plus que le nombre neuf est la circonférence ou la ligne courbe ; (Id. pages 106 et 126, 2e part.) enfin il est instruit que le soleil est le nombre quaternaire ; que le nombre neuf, c’est la lune, et par conséquent la terre dont elle est le satellite ; (id. p. 114 et 215) et l’adepte en conclut que l’homme, avant les temps, était dans le soleil ou dans le centre de la lumière ; qu’il s’en est échappé par le rayon, et qu’arrivé [250] jusqu’à la terre, en passant par la lune, il reviendra un jour à son centre pour se réunir un jour au Dieu bon.

En attendant qu’il puisse jouir de ce bonheur, « on a grand tort de prétendre le mener à la sagesse par le tableau effrayant des peines temporelles, dans une vie à venir. Ce tableau n’est rien quand on ne le sent pas ; or ces aveugles maîtres ne pouvant nous faire connaître qu’en idée les tourments qu’ils imaginent, doivent nécessairement faire peu d’effet sur nous. » (Id. sect. Ire.)

Plus clairvoyant que ces maîtres aveugles, le Martiniste efface de tout code moral ces frayeurs d’un enfer et de toutes les peines à venir ; car on peut l’observer chez les sophistes d’arrière-maçons comme chez les sophistes de nos académies, c’est toujours là que tendent les systèmes. On dirait qu’ils ne connaissent pas d’autres moyens d’éviter cet enfer que d’enseigner qu’il n’en existe point, c’est-à-dire, que d’enhardir les peuples, de s’enhardir soi-même à tous les crimes qui le méritent davantage.

Au lieu de cet enfer, il n’y a pour l’adepte Martiniste « que trois mondes temporels ; il n’y a que trois degrés d’expiation ou trois grades dans la vraie F. M. » (Franc-Maçonnerie.) C’est nous dire, ce semble, assez clairement, que le parfait franc-maçon n’a plus ni souillures à craindre ni expiation à désirer ; mais ce qui ne peut plus au moins être douteux pour aucune espèce de lecteur, c’est combien l’impiété domine à travers toutes ces absurdités que les loges Martinistes opposent aux vérités évangéliques. Ce n’était pas assez pour cette secte que la haine du Christ renouvelant, propageant ces antiques délires et ces blasphèmes d’une philosophie insensée, [251] il fallait encore que la haine des lois, des souverains et des gouvernements vînt se mêler à ses mystères ; et en cela l’adepte Martiniste n’a sur les jacobins d’autre avantage, que celui d’avoir mieux combiné la ruse des systèmes avec le vœu de la rébellion, avec le serment d’abattre tous les trônes.

Système politique des maçons Martinistes

Que l’adepte zélé ne se récrie point ici, et qu’il ne parle pas surtout de son respect pour les gouvernements. J’ai vu, j'ai entendu ses protestations et celles de ses maîtres ; mais j’ai aussi entendu ses leçons. Il a beau les donner en secret et les envelopper de ses énigmes, s’il ne me restait pas à dévoiler un jour des illuminés d’un autre genre, je le dirais sans hésiter : des sectes conspirantes contre l’Empire et tout gouvernement civil, les adeptes des loges Martinistes sont la pire de toutes.

Avec leur peuple souverain, il fallait aux Necker, aux Lafayette, aux Mirabeau, leur roi constitutionnel ; il fallait à Brissot, à Syeyes, à Péthion, au moins leur république. Ils admettaient au moins des conventions, des pactes, des serments ; l’adepte Martiniste ne reconnaît pour légitime, ni les empires que peuvent avoir fondés la violence, la force, la conquête ; ni les sociétés qui devraient leur origine aux conventions, aux pactes les plus libres. Les premiers sont l’ouvrage de la tyrannie que rien ne légitime ; quelque antiques qu’ils soient, la prescription n’est que l’invention des hommes pour suppléer au devoir d’être justes aux lois de la nature, qui jamais ne prescrivent. L’édifice formé sur l’association volontaire est tout aussi imaginaire que celui de l’association forcée. (Id. sect. 5.) C’est à prouver ces deux assertions, la dernière surtout, que le héros des Martinistes consacre ses sophismes. C’est peu même pour lui de décider l’impossibilité qu’il [252] y ait jamais eu d’État social formé librement de la part de tous les individus ; il demande si l’homme aurait le droit de prendre un pareil engagement, s’il serait raisonnable de se reposer sur ceux qui l’auraient formé ; il examine, et il conclut : « L’association volontaire n’est pas réellement plus juste, ni plus sensée qu’elle n'est praticable ; puisque par cet acte il faudrait que l’homme attachât à un autre homme un droit, dont lui-même n’a pas la propriété (celui de sa liberté) celui de disposer de soi ; et puisque, s’il transfère un droit qu’il n’a pas, il fait une convention absolument nulle et que ni lui, ni les chefs, ni les sujets ne peuvent faire valoir, attendu qu’elle n’a pu les lier ni les uns ni les autres. (Id. 2e part. sect. 5, p. 9.)

Je sais qu’on trouvera à la suite de ces leçons des protestations de fidélité, de soumission ; des invitations à ne point troubler l’ordre actuel des lois et des gouvernements ; mais je sais que la stupidité seule peut être dupe de ces vains artifices. Lorsque le Martiniste nous a dit que tout est nul dans les sociétés formées librement, que tout est nul dans les sociétés formées par force ; quelles sont donc les lois civiles, quels sont les magistrats, les princes qui pourront exiger des sujets cette soumission ?

Je sais encore que le héros des Martinistes redoute les dangers de l’insurrection, de la révolte ; mais ces dangers pour lui se réduisent à ceux que court l’individu par des actes de violence, d’autorité privée. Quand la multitude se trouvera imbue des principes du Martiniste ; quand le danger des violences privées ne sera plus à craindre, à quoi pourront servir ces restrictions et toutes ces prétendues exhortations à maintenir la paix et l’ordre des sociétés civiles existantes ? Et cette [253] multitude, que ne fait pas le Martiniste pour lui persuader qu’il n’existe ; qu’il n’exista jamais un seul prince, un seul gouvernement civil et légitime ? Sans cesse il nous rappelle à cette prétendue origine première « dans laquelle les droits d’un homme sur un autre homme n’étaient pas connus parce qu’il était hors de toute possibilité que ces droits existassent entre des êtres égaux. » (Voyez surtout pages 16, 17, 2e part.)

Il lui suffit de voir que les gouvernements varient, qu’ils se succèdent, que les uns ont péri, que les autres périssent ou périront avant la fin du monde, pour ne voir dans eux que les caprices des hommes et le fruit de leur imagination déréglée. (Id. Instabilité des Gouvernements, pages 34 et 35.)

Enfin je sais qu’il est pourtant aux yeux des adeptes Martinistes un vrai gouvernement, une véritable autorité de l’homme sur les hommes, que ce gouvernement est même celui qu’il leur plaît d'appeler monarchie ; mais, malgré tous les tours et les détours du langage mystérieux, c’est ici que se montre la conspiration la plus générale contre les républiques et contre tout empire politique. Dans ce langage mystérieux et plein d’artifice, il est absolument une supériorité que l’homme peut acquérir sur l'homme, supériorité de connaissances, de moyens, d’expérience, qui le rapprochant davantage de son premier état, le rendront supérieur par le fait « et par nécessité même ; parce que les autres hommes s’étant moins exercé, et n’ayant point recueilli les mêmes fruits, auront vraiment besoin de lui, comme étant dans l’indigence et dans l’obscurcissement de leurs facultés. » (Page 18.) On croirait à ce langage, que dans le système du Martiniste, celui- là seul peut exercer sur ses semblables, une auto [254] rité légitime qui en acquiert le droit par ses vertus, par son expérience, et par plus de moyens d’être utile. C’est là en effet le premier artifice d’un système, qui, déjà écarte loin du trône tout droit de succession héréditaire, qui soumet tous les droits du souverain aux caprices, aux jugements des factieux et de la populace, sur la vertu, les connaissances, les succès de celui qui gouverne. Mais suivons leurs leçons ; et malgré toute l’obscurité de leur langage, essayons de le rendre intelligible : « Si chaque homme, nous disent-ils, parvenait au même degré de sa puissance, chaque homme serait alors un roi. »

A ces mots, il est déjà aisé de voir que pour le Martiniste, celui-là seul n’est pas encore son roi, qui n’est pas encore arrivé au dernier degré de sa puissance, ou de ses forces dans l’état naturel. Avancez encore, vous saurez que c’est dans cette différence seule que peuvent résider les titres d’une vraie autorité politique ; que c’est là le principe d’unité, le seul donné par la nature pour exercer une autorité légitime sur les hommes, le seul flambeau qui puisse les réunir en corps. (Id. page 29.)

Vous croiriez chercher inutilement dans l’histoire des hommes, une société, où celui-là seul commande, dont la puissance ou les facultés se sont le mieux développées dans l’ordre naturel ; où celui-là seul obéit, qui n’a point encore atteint ce degré de puissance ; le Martiniste vous fera remonter « à cet âge heureux, qu’on a dit n’exister que dans l’imagination des poètes, parce que nous en étant éloignés et n’en connaissant plus les douceurs, nous avons eu la faiblesse de croire que, puisqu’il avait passé pour nous, il devait avoir cessé d’être. » (Ibid.)

Si vous ne voyez pas dès lors, que la seule aut[255]orité légitime est celle qui s’exerçait dans ces temps antiques, appelés l’âge d'or, où il n’y avait d’autre roi que le père de la famille ; où l’enfant se trouvait roi lui-même, aussitôt que les forces et l’âge avaient développé sa puissance ; si au lieu de sentir ces conséquences, vous objectez encore que nul gouvernement ne s’est perpétué depuis l’origine du monde ; et que par conséquent la règle qu’on vous donne pour découvrir le seul gouvernement légitime, ne vous en montre aucun ; en vous laissant encore le soin de deviner, l’adepte reprendra : « Cependant c’est une des vérités que je puisse le mieux affirmer, et je ne m’avance point trop, en certifiant à mes semblables qu’il y a des gouvernements qui se soutiennent depuis que l’homme est sur la terre, et qui subsisteront jusqu’à la fin ; et cela par les mêmes raisons, qui m’ont fait dire qu’ici-bas il y avait toujours eu, et qu’il y aurait toujours des gouvernements légitimes. » (Id. pag. 35 et 36.) Cherchez donc à présent quels sont, quels peuvent être ces gouvernements légitimes que le Martinisme fait profession de reconnaître. Voyez ceux qui existent depuis que l’homme est sur la terre, et qui subsisteront jusqu’à la fin ; en trouverez-vous d’autre que celui des patriarches ou des premières familles gouvernées par la seule autorité du père ? Pour les temps moins anciens, en trouverez-vous d’autres que celui des familles isolées, ou des nomades, des tartares, ou bien des sauvages errants sans autre roi que le chef, le père des enfants ? C’est là en effet que ceux dont les années ont également développé les forces, la puissance, se trouvent tous égaux, et chacun roi ; c’est-à-dire chacun délivré de toute autre loi que de celles qu’il se fait à lui-même, et chacun acquérant à ce même âge tout l’empire d’un père [256] sur ses enfants. Si vous voulez encore, voyez ce même gouvernement, jusque dans nos sociétés civiles. L’intérieur de chaque famille prise séparément, et indépendamment de la société générale, vous en offre l'image. C’est-là qu’il se conserve depuis l’origine du monde, et qu’il existera jusqu’à la fin des temps. Rappelez à présent tout ce qu’on vous a dit de tous les autres gouvernements formés ou par la force, ou par des conventions libres ; de ces gouvernements qui passent, se succèdent, se détruisent tous avec le temps, et qui par cela seul, vous démontrent combien peu ils furent légitimes ; vous concevrez enfin assez clairement que tout le zèle du Martiniste pour la vraie monarchie, pour le gouvernement seul, légitime, seul dans l’ordre de la nature, et seul aussi durable que le monde, n’est autre chose que le vœu de réduire toute société, toute autorité légitime, à celle du père régnant sur ses enfants, de renverser tout autre trône, toute autre monarchie, toute autre loi, que celle du règne des patriarches.

Oui, c’est là que revient tout le système politique des Martinistes. Il ne serait pas impossible d’en dévoiler bien des détails, bien d’autres impiétés, bien d’autres blasphèmes, soit religieux, soit politiques. Il ne serait pas impossible entre autres de prouver que, d’après nos Martinistes, le grand adultère de l’homme, la véritable cause de ses grands malheurs dans ce monde, le vrai péché originel du genre humain, c'est d’avoir fait divorce avec les lois de la nature pour se soumettre aux lois qu’elle réprouve, aux lois des empereurs, des rois, des républiques mêmes, à toute autre autorité qu’à celle des pères sur les enfants. (Voy. 2e part. art. Adultère, section 5.) Mais ce serait encore là le langage des énigmes à dévoiler. Ce travail devient fastidieux pour moi ; il pourrait [257] l’être aussi pour mes lecteurs. J’espère qu’ils me sauront quelque gré de leur avoir épargné au moins une partie du travail qu’il en coûte pour réunir et rapprocher ces traits lumineux que la secte, à travers ce tas d’obscurités mystérieuses, laisse échapper de temps à autre, et dont l’ensemble bien saisi, ne laisse plus douter du grand objet de son apocalypse.

En lisant et en étudiant ce code étrange, on serait presque toujours tenté de décider comme Voltaire, de penser avec lui, que jamais on n’imprima rien de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot ; on s’étonnerait presque autant que lui, qu’un pareil code eût fait des enthousiastes ; et que je ne sais quel Doyen de la Philosophie eût pu s’en trouver enchanté. (Voyez lett. de Volt. à d’Alemb. 22 Oct. 1776. ) Mais ce Doyen sans doute n’avait pas envoyé le vrai mot à Voltaire ; il ne lui avait  pas dit que cette obscurité elle-même devenait pour la secte un des plus grands moyens d’écraser et l’autel et le trône. Les œuvres de Voltaire lui-même étaient moins exaltées que cette apocalypse des Martinistes. Plus elle était obscure, plus ils savaient inspirer la curiosité d’en pénétrer les mystères. Les adeptes du premier rang se chargeaient d’en donner l’explication aux jeunes novices. Il était surtout des novices femelles dont on savait piquer la curiosité. Leur boudoir devenait une école secrète, où l’adepte interprète développait l’énigme de chaque page. La novice extasiée s’applaudissait d’entendre des mystères inconnus au vulgaire. Peu à peu la novice devenait elle-même interprète, et fondait une espèce d’école. Ce n’est point au hasard que j’en parle ; et dans Paris et dans les provinces, surtout dans Avignon, chef-lieu des Martinistes, il était de ces sortes d’écoles [258] secrètes destinées à l’explication du code mystérieux ; j’ai connu, et je connais des hommes appelés, introduits à ces écoles. Elles disposaient à l’initiation ; on y apprenait de plus l’art de tromper les simples par ces apparitions factices, qui ont fini par rendre la secte ridicule ; l’art d’évoquer les morts ; l’art de faire parler les hommes absents, de voir ce qu’ils faisaient à mille lieues de nous. Enfin ce que les Charlatans de tous les âges étudiaient pour faire illusion à la populace et gagner son argent, les Martinistes l’étudiaient pour faire des impies et renverser les trônes.

Cette secte faisait bien des dupes en France, en Allemagne, j’en ai trouvé jusques en Angleterre ; et j’ai vu que partout son dernier secret consistait à montrer dans la Révolution Française, le feu qui purifie l’univers.

Quelque nombreuse que soit cette classe de maçons Martinistes, elle n’approche pas cependant de la multitude des maçons éclectiques.

…Ils ne sont ni maçons hermétiques, ni maçons de la Cabale, ni Martinistes ; ils sont tout ce qu’ils [259] veulent, déistes ou athées, sceptiques, ou mélange de toutes les erreurs de la philosophie du jour.

Notes

* Je me sers ici de l’édition d’Édimbourg, an 1782. Je dois en prévenir, parce que celle-ci est devenue moins énigmatique. A mesure que le philosophisme ou l’impiété gagnait du terrain, les Martinistes ont cru pouvoir se rendre un peu plus intelligibles ; et l’on a supprimé ou mis en caractères ordinaires, ce qui n’était d’abord qu’exprimé par les chiffres, dont les premières éditions étaient surchargées.

** M. de Saint-Martin donnait précisément un jour cette même leçon au Marquis de C... ; il traçait son cercle sur la table, puis il montrait le centre et ajoutait : Voyez-vous comment tout ce qui part de ce centre s’échappe par le rayon, pour arriver à la circonférence ? Je le vois, répondit Mr. le Marquis, mais je vois aussi, qu’arrivé à la circonférence, ce corps parti du centre peut s’échapper par la tangente ou par la ligue droite ; et je ne vois plus alors comment vous prouverez qu’il doit absolument revenir au centre. Il n’en fallut pas davantage pour embarrasser le docteur des Martinistes, Il n’en demeura pas moins persuadé que les âmes sorties de Dieu par le nombre 4, y rentreront par le nombre 9.

Extrait, page 260.

Aussi toutes les classes, tous les codes maçonniques, adeptes hermétistes, Rose-Croix de la Cabale , ou frères Martinistes, et maçons éclectiques ; tous appelaient à leur manière une révolution ; et très peu importait à la secte le système qui prévaudrait, pourvu qu’il préparât des bouleversements (Voyez Lamétherie, Journal de physique, an 1790).

Chapitre XII. Preuves tirées des systèmes des Francs-Maçons eux-mêmes sur leur origine.

Extrait, page 269.

Plus on lit les maçons dont j’ai cité les œuvres, plus on voit la justice de ces reproches. Pour les uns, la matière est éternelle ; pour les autres, la Trinité des chrétiens n’est qu’une altération du système de Platon ; d’autres encore suivent toutes les folies des Martinistes, de l’ancien Dualisme. (Voyez surtout Lettre aux illustres inconnus ou bien aux vrais francs-maçons, année 1782.)

Chapitre XIII. Aveux ultérieurs des francs-maçons sur leur origine.

Extrait, page 308.

Il est bien difficile que le héros des martinistes n’ait pas vu que son apocalypse était celle de ce même hérésiarque. Il est bien difficile que Condorcet, cherchant l’origine des sociétés secrètes, rapprochant de si près les Templiers et les albigeois, ait ignoré ce que toute l’histoire lui disait, que les albigeois et toutes leurs diverses branches (dont il faut pourtant distinguer les vaudois) n’étaient réellement que des Manichéens.

Chapitre XIV. Sixième degré de la Conspiration contre les Rois. Union des Philosophes et des Francs-Maçons.

Extrait, page 319.

Dès l’instant de leur initiation, il s’opéra dans les mystères une révolution qui bientôt ne fit plus des francs-maçons français que les enfants de l’encyclopédie. Les Martinistes seuls, et quelques loges de la Cabale, n’avaient pas encore changé les impiétés de l’esclave Curbique pour celles de Voltaire.