Salgues - Des erreurs et des préjugés répandus dans les 18e et 19e siècles

1828 salgues erreurs prejugesDes erreurs et des préjugés répandus dans les dix-huitième et dix-neuvième siècle
Par J. B. Salgues, auteur des Erreurs et préjugés répandus dans la société.
[Jacques-Barthélémy Salgues (1760-1830)]
Tome premier. A Paris, chez J. G. Dentu, imprimeur libraire, rue du Colombier, n° 21
Et palais Royal, galerie de Bois, nos 265 et 266. 
M DCCCXXVIII, http://books.google.fr/books?id=xrENAAAAYAAJ

Martinez, Saint-Martin et le martinisme, pages 406-416

Section III : Martinez, Saint-Martin et le martinisme

Les deux charlatans dont on vient de parler n'avaient presque rien de commun avec la secte des [p.407] illuminés. Ceux-ci avaient au moins le mérite de chercher la vérité ; ceux-là fondaient leur fortune sur le mensonge. C'étaient des hommes qui, comme Swedenborg, avaient habilement spéculé sur la sottise humaine ; qui ne croyaient rien de ce qu'ils disaient ; qui goûtaient un plaisir singulier à décharger les grands du superflu de leurs richesses. Ils ne se perdaient pas dans les routes ténébreuses du spiritualisme, ils ne pâlissaient pas devant les obscurités mystérieuses de l'idéologie ; et s'ils affectaient quelquefois un langage sublime et ces expressions dont un poète a dit : Nil mortale sonans [1] ; s'ils s'enveloppaient à dessein de ténèbres mystérieuses, c'était pour mieux surprendre la foi des simples. Ils ne formèrent point d'école ; on ne connaît ni balsamiques ni germanistes : ils passèrent, sans laisser de traces après eux.

Il n'en fut pas de même de Martinez et de Saint-Martin. Martinez donnait ses leçons à Bordeaux ; il avait ses rites, ses initiations, ses adeptes et ses doctrines. Qu'était-il ? D’où était-il ? C’est ce qu'on n'a jamais bien éclairci. On croit qu'il était Portugais ; on soupçonne même qu'il était Juif. Le nom sous lequel il était connu était Martinez Pasqualis. Il parait qu'il joignait aux études du spiritualisme le secours des illusions physiques, des apparitions, des spectres ; mais ces moyens n'étaient qu'accessoires. La partie principale était l'enseignement ; et cet enseignement consistait en doctrines cabalistiques, en recherches assez obscures sur la nature de l'âme, ses [408] facultés et ses opérations. Il s'établit d'abord dans le midi de la France, où les imaginations ont plus d'ardeur, où l'esprit agit plus et réfléchit moins. Son école de Bordeaux fut d'abord fort suivie, et ses disciples prirent le nom de martinistes. Il la transporta ensuite à Paris, l'établit dans quelques loges maçonniques, et se fit des partisans qui, comme ceux de Bordeaux, se décorèrent du nom de leur maître. Ce grand docteur resta à Paris jusqu'en 1778. I1 quitta alors la capitale pour aller recueillir une succession à Saint-Domingue. On le perdit de vue, son école se perdit avec lui, et le nom de martinistes se serait effacé du souvenir des hommes, s'il n'eût été relevé par un philosophe plus illustre que lui, quoiqu'il ne prît que le titre de philosophe inconnu.

Ce fut Louis-Claude de Saint-Martin, né à Amboise en 1743, d'une famille noble, et qui s'était distinguée dans la carrière des armes. Il fut d'abord destiné à celle de la magistrature, la quitta pour suivre la même profession que celle de sa famille, et la fortune le conduisit à Bordeaux. Il avait fait d'excellentes études, savait plusieurs langues, et se sentait porté à la méditation. Il fit connaissance avec Martinez Pasqualis, suivit son école, se soumit aux initiations, aux épreuves, écouta avec la docilité d'un disciple les leçons de son maître, et se fit martiniste. Mais ce maître lui laissait des doutes ; il cherchait des réalités, et ne trouvait le plus souvent que des rêveries. Il avait suivi Martinez à Paris, n'avait rien négligé pour le comprendre, sans se trouver beaucoup [p.409] plus avancé. Il résolut alors de chercher la vérité lui-même ; et Martinez ayant emporté ses doctrines à travers les mers, il quitta le service, et se mit à voyager à travers les divers États de l'Europe, observant, étudiant, interrogeant, n'épargnant aucun soin pour soulever le voile qui couvre le mystère de nos facultés ; pensant beaucoup, et s'égarant lui-même dans le dédale inextricable de la métaphysique.

L'illuminisme était alors dans toute sa gloire. L'idéologie occupait en Allemagne une infinité de têtes. Saint-Martin parcourut les universités, passa en Suisse, se lia avec les hommes savants, et revint en France.

Arrivé à Strasbourg, l'imagination toujours remplie de son projet, il fit connaissance avec une dame qui lui parla de la philosophie de Bœhm. Aussitôt il s'applique à l'étude de la langue allemande, traduit pour son usage la philosophie de Bœhm, et croit y découvrir la plus grande lumière humaine qui ait paru. Il forme ses idées sur celles de ce célèbre illuminé ; et chargé de ces nouvelles richesses, il passe en Angleterre, dans l'espoir de les accroître encore. Là, il visita les savants, rechercha la conversation des philosophes, et retrouva son cher Bœhm dans une traduction anglaise qu'en avait faite Williams Law, qui, comme lui, était en quête des idées métaphysiques. De retour de ses voyages, il alla recueillir à Lyon le fruit de ses études et de ses observations. Il ne s'annonça point avec faste comme les Swedenborg, les Cagliostro, les Saint-Germain. Il ne venait point pour tromper ; il cherchait à éclairer les autres, [p.410] s'ils le désiraient. Il vécut dans la société des hommes instruits, évitant l'éclat, content de se livrer sans bruit aux études qu'il chérissait. Il ne s'éloigna pas des idées de Mesmer sur le magnétisme animal, mais sans aucune intention ni de grossir sa fortune, ni d'employer l'adresse au défaut de la nature. Il revint de Lyon à Paris, peu de temps avant les orages de la révolution. L'auteur d'une notice insérée dans la Biographie universelle, rapporte que, dans une conversation sur le magnétisme avec le célèbre et infortuné Bailly, ayant cité quelques effets magnétiques éprouvés par les animaux, le savant académicien lui dit : Eh ! que savez-vous si les bêtes ne pensent pas ? Certainement, il y a des bêtes qui pensent ; mais ce ne sont pas celles dont il s'agit ici. Il est douteux que le sage Bailly ait fait une pareille réponse ; mais il est des hommes que la tombe même ne saurait protéger contre les passions humaines [2].

Saint-Martin vécut à Paris, comme à Lyon, évitant les regards des hommes, jouissant paisiblement des douceurs de la vie privée. Il ne cherchait point [p.411] à faire une école ; il voulait des amis, mais point de disciples. L'homme, son âme, ses facultés intellectuelles, ses organes, ses rapports avec la pensée, avec Dieu, ses vices, ses vertes, les moyens d'améliorer sa nature et sa condition, tels étaient les objets assidus de ses études. Il parlait avec tant de calme, de sagesse et de grâce, qu'il était difficile de ne pas l'admirer. Le prince russe Galitzin disait qu'il ne s'était jamais connu que depuis qu'il avait entendu Saint-Martin. Ses entretiens lui firent un grand nombre de partisans. Le livre qu'il publia, sous le titre : des Erreurs et de la vérité, où [sic pour ou] les hommes rappelés au principe universel de la science, lui en firent bien davantage. Ses admirateurs se multiplièrent dans toute l'Europe, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse ; et par une erreur de nom, on confondit ses lecteurs avec les disciples de Martinez Pasqualis, et on les appelle aussi martinistes. Le mérite principal de l'œuvre de Saint-Martin n'est pas la clarté ; mais les sciences métaphysiques se tiennent si haut, qu'il n'est pas donné à tout le monde d'y atteindre. L'obscurité des temples ajoute au respect qu'on leur porte. On admire souvent d'autant plus que l'on comprend moins ; les grands génies ne s'expriment pas comme les autres, et c'est pour cela que l'auteur de la Législation primitive s'est acquis une si grande célébrité ; on ne le lit pas ; si on le lit on ne le comprend pas, mais on l'admire.

Quelques personnes ont essayé de nous donner une idée de la philosophie de Saint-Martin. Selon lui, [p.412] l'homme est le centre de notre univers créé ; il est la clé de toute énigme et l'image de toute vérité. Fidèle à cette maxime si célèbre parmi les Grecs ; γνωστί σέωυτον, Connais-toi toi-même. Il assure que si l'homme se connaissait bien lui-même, il connaîtrait la nature toute entière ; car son corps tient à la nature matérielle, son âme à la nature spirituelle, et sa conscience à l'ordre moral. Il ne s'agit donc que de bien distinguer ces trois objets pour n'avoir plus rien à apprendre ; mais connaître est la grande difficulté. Qui nous dira nettement ce que c'est que notre âme, ce que c'est que notre corps ? Saint-Martin veut qu'on étudie leurs opérations et l'action réciproque qu'ils exercent l'un sur l'autre. Il est présumable qu'un sauvage n'y songera guère ; qu'un pauvre paysan, un simple ouvrier, un honnête bourgeois n'y penseront pas beaucoup plus que le sauvage : celui-ci aimera mieux chercher sa nourriture et celle de ses petits, dans les bois et dans les rivières ; le paysan labourera son champ ; l'ouvrier s'occupera de sa scie et de son marteau, et l'honnête bourgeois calculera le revenu de son argent, placera ses fonds avantageusement, vendra ses étoffes et son sucre, sans s'occuper beaucoup des relations de son âme et de son corps. Il ira à la messe, au sermon, au prêche, suivant l'usage de ses pères, content d'aller ensuite promener sa femme et ses enfants à la Courtine, à la barrière, ou dans sa petite maison de campagne, s'il a le bonheur d'en posséder une. Ne lui parlez ni de métaphysique, ni d'idéologie, il prendrait ces mots pour du grimoire, et ne vous entendrait pas. S'il faut étudier [413] l'essence de l'homme, la nature du corps et de l'âme pour être heureux, je plains la pauvre espèce humaine ; il faut l'abandonner au malheur presque toute entière.

Heureux métaphysiciens qui pouvez lire le livre des Erreurs et de la vérité et vous faire martinistes, à vous seuls sont réservés tous les trésors de la félicité. Le corps, l'âme, la conscience, tout cela forme, suivant Saint-Martin, la révélation naturelle. Il entre ensuite dans l'examen de nos opérations intellectuelles. N'est-il pas vrai que nous ne formons, que nous n'arrêtons aucun plan qui ne soit le résultat d'une image engendrée dans notre intelligence ? L'architecte n'entreprend la construction d'un édifice que lorsqu'il l'a inscrit dans son cerveau ; nous ne déposons pas une pensée sur le papier, qu'elle ne préexiste dans notre intelligence. La parole et l'écriture ne sont que l'image matérielle et physique d'une image intellectuelle. Nous avons reçu en naissant une faculté créatrice qui rassemble les objets, les combine, en coordonne les parties, commande et charge le corps d'exécuter ses desseins. M. Bonald a dit : L'homme est une intelligence servie par des organes ; ses admirateurs se sont extasiés : c'est une pensée ravie aux martinistes. Si l'homme possède en lui une faculté créatrice, elle est évidemment bornée dans ses effets, secondaire, dépendante ; l'âme est un type qui doit avoir son prototype. Or ce prototype, quel peut-il être, sinon Dieu lui-même ? C'est une effigie qui doit avoir son modèle, une espèce de monnaie qui répète [414] l'image du coin qui l'a frappée ; c'est une parcelle d'un tout sublime qui tend à s'y réunir. Dieu ayant dû se peindre dans ses œuvres, l'âme est évidemment son image et sa ressemblance ; elle est la base essentielle de toute réalité, de toute vérité : l'âme de l'homme et son prototype se confondraient ensemble, si Dieu n'eût pas donné à l'homme la liberté. Avec la liberté, il peut ou s'éloigner ou s'approcher de son divin modèle. La loi naturelle a établi son siège dans la conscience ; elle tend sans cesse à nous ramener vers notre image primitive ; mais notre volonté peut se refuser à la voix de la conscience, et alors la chaîne qui unit l'âme à Dieu se trouve rompue ; notre type ne se rapporte plus à son modèle ; c'est une glace, un miroir obscurci qui ne reproduit plus l'image qu'on lui présente. Ainsi privée de sa pureté primitive, l'âme se trouve placée sous l'influence des êtres corporels ; elle devient sujette, de reine qu'elle était ; elle obéit, au lieu de commander.

Cette disposition vicieuse une fois contractée, l'homme n'est plus qu'un triste mélange de force et de faiblesse, de vices et de vertus ; sa dégradation et ses infirmités passent de lui à ses enfants, se transmettent de génération en génération ; et cet être dont la nature primitive était si pure, si sublime, ne conserve plus qu'une faible portion de son origine céleste. Le vice le rabaisse au niveau des animaux, et il se confondrait entièrement avec eux, si quelque reste de vertu, si l'étude, la bonne volonté ne .le faisaient remonter à sa source première ; si en se consacrant au [415] bien, il ne parvenait à se régénérer, et à seconder ainsi les vues réparatrices de l'homme Dieu.

Ces derniers mots indiquent assez qu'au milieu de ses contemplations métaphysiques, Saint-Martin tenait encore les yeux fixés sur la croix, qu'il était chrétien ; il se plaisait, comme les anciens sages de la Grèce, à répéter certaines maximes qu'on a retenues : « Il est bon, disait-il, de jeter continuellement les yeux sur la science, pour ne pas se persuader qu'on sait quelque chose ; sur la justice, pour ne pas se croire irréprochable ; sur toutes les vertus, pour ne pas penser qu'on les possède. »

Ses ouvrages eurent beaucoup de vogue en Angleterre ; on les y traduisit, on y ajouta même deux volumes, auxquels on croit que l'auteur n'a pas travaillé. Son livre principal est celui des Erreurs et de la vérité. Les autres sont moins connus, et plus obscurs. Il n'est pas toujours facile, en métaphysique, de se faire entendre ni de s'entendre soi-même ; et voilà apparemment pourquoi la plupart de nos livres d'idéologie ont si peu de lecteurs. Saint-Martin eut néanmoins beaucoup de partisans ; sa philosophie fit école, comme celle de Kant l'a fait depuis. Aujourd'hui cette école est déserte comme celle de Kant le sera probablement bientôt. La raison et la vérité ne sont ni kantistes, ni martinistes ; elles sont la raison et la vérité ; elles seules demeureront, tout le reste disparaîtra : Opinionum commenta delet dies, a dit Cicéron, naturae judicia confirmat. Ne cherchons pas ce que nous ne pouvons savoir ; et puisque la [416] nature a mis des bornes à nos connaissances, sachons les respecter, contentons-nous d'appliquer notre intelligence aux objets qui lui sont propres, le champ est encore assez beau.

On a fait des martinistes une secte d'illuminés ; ce sont au moins des illuminés très pacifiques, et qui ne troubleront jamais le repos des États. Saint-Martin se plut à vivre dans la retraite et l'obscurité, ce qui n'est pas le caractère des chefs de secte. Il passa de Lyon à Paris, où il se trouva au milieu des orages de la révolution ; il n'y prit aucune part. Tout occupé de ses études philosophiques, il se renferma dans la paix du toit domestique et les douceurs de la vie privée, ne blâmant, ne louant rien avec excès, estimé et chéri de tous ceux qui le connaissaient. Il mourut à soixante ans, dans la maison du sénateur Lenoir Laroche, avec lequel il était lié depuis longtemps.

Dans un temps meilleur, ses ouvrages eussent attiré sur lui les regards des savants. Ils méritaient cet honneur, parce qu'au milieu d'idées peut-être vagues et incertaines, ils se recommandaient par des vues élevées et des pensées d'un ordre supérieur ; mais la France était alors en proie à deux sectes d'illuminés qui se livraient des combats à mort, les uns pour conquérir une chimérique égalité, les autres pour étouffer les efforts de la liberté naissante.

Notes

[1] Rien du mortel en moi, « il n’a plus rien de l’homme, nil mortale sonans »

[2] On ne saurait lire sans indignation la notice biographique insérée à ce sujet dans le Dictionnaire de Feller, où ce savant membre des trois Académies est traité d'être ignorant, stupide et scélérat. On l'accuse d'avoir présidé aux massacres de Paris, et de s'être enrichi des dépouilles des malheureux ; on s'y réjouit de son supplice dans une indigne épigramme. Et c'est Feller, l'un des révolutionnaires les plus ardents de la Belgique, qui ose parler ainsi ! Oh ! jésuites, que vos haines sont violentes ! [Note de l’auteur].