Chalmel - Histoire de Touraine

1828 chalmel histoire tourraineHistoire de Touraine, depuis la conquête des Gaules par les Romains, jusqu'à l'année 1790.
Suivie du Dictionnaire biographique de tous les hommes célèbres nés dans cette province
Par Jean Louis Chalmel
Tome IV. Paris.
Chez H. Fournier Je, libraire, rue de Seine, n° 14.
A Tours, chez A. Mame, imprimeur libraire et chez Moisy, libraire.
M DCCC XXVIII, Histoire de Touraine : Saint-Martin

Article Saint-Martin, pages 449-453

SAINT-MARTIN (LOUIS-CLAUDE DE), né à Amboise le 18 janvier 1743. Lorsqu'il eut terminé ses études au collège de Pont-le-Voy, son père, qui le destinait à la magistrature, le fît recevoir avocat du roi au présidial de Tours. Mais né avec une répugnance invincible pour la robe, quoiqu'il eût peu d'inclination pour l'état militaire, il aima mieux encore suivre le métier des armes que la carrière du barreau. A l'âge de vingt-deux ans il entra au régiment de Forêt [sic] en qualité d'officier. La protection du duc de Choiseul, jointe à son mérite personnel, pouvait lui promettre un avancement assez rapide ; mais sa passion pour l'étude ne tarda pas à lui faire sentir qu'il n'était pas plus fait pour l'épée que pour la robe. Après environ cinq ans de service, il demanda et obtint sa retraite. Quelques amis l'engagèrent à solliciter une pension et la croix de Saint-Louis, s'offrant même de le seconder dans ses démarches ; mais il eut la délicatesse de se refuser à leurs instances. « Quand j'ai été raisonnable, disait-il depuis, je n'y ai pas même pensé ; quand j'ai été juste, je me serais blâmé d'avoir accepté ces faveurs. »

N'étant plus retenu par aucuns liens, il se livra avec ardeur à ses penchants favoris et chercha à agrandir ses connaissances en voyageant dans les principales parties de l'Europe dont il avait étudié les langues. Il parcourut l'Angleterre, l'Italie, l'Allemagne et la Suisse, et partout fut accueilli avec distinction. Il avait déjà publié son premier et son meilleur ouvrage, celui qui a pour titre : des Erreurs et de la Vérité, et quoique la métaphysique n'en paraisse pas très simple et très claire, ce livre, par cela même peut-être, lui fit un grand nombre de partisans. Mais on s'est trompé en croyant qu'il avait donné son nom à la secte des martinistes. Ceux-ci n'avaient rien de commun avec sa doctrine, et prenaient leur dénomination de celle du fameux Martinès Pascali [sic] qui était véritablement le chef de ces illuminés. [450] Personne en effet n'était moins propre que Saint-Martin à devenir un chef de secte. Plein de tolérance et d'aménité, de candeur et de modestie, il ne pensa jamais à faire des prosélytes. Il s'abstenait même avec soin de traiter des matières métaphysiques devant ceux dont il aurait cru n'être pas entendu ; et ceux qui, sans le connaître, l'auraient rencontré dans le monde, ne l'auraient pris que pour un homme aimable. Une conversation solide, mais sans recherche, une manière de s'exprimer simple, claire et naturelle, offraient un contraste assez frappant avec sa manière d'écrire, et auraient plutôt fait soupçonner l'homme sensible et bienfaisant que l'écrivain accoutumé à des méditations profondes.

Les crises de la révolution ne l'atteignirent point, quoique de la caste noble, et quoiqu'en 1791 l'assemblée dite constituante l'eût placé sur la liste de ceux parmi lesquels on devait choisir un gouverneur au prince royal. Il disait à et sujet, avec sa bonhomie accoutumée, que l'idée d'un pareil choix n'avait pu venir que de quelqu'un qui ignorait combien il était peu propre à cet emploi. Il est certain du moins qu'il eût été difficile de choisir un plus parfaitement honnête homme.

Ayant été obligé, comme noble, de s'éloigner de la capitale dont le séjour avait toujours eu des attraits pour lui, il se retira dans sa patrie, où il ne cessa de jouir de l'estime et de la considération que commandaient son mérite et ses vertus sociales. Mais en l'an III, il ne dédaigna point, et peut-être même ambitionna sa nomination en qualité d'élève aux écoles normales. Il put alors revenir à Paris en vertu d'un arrêté spécial du comité de salut public.

Lorsque le calme eut enfin succédé aux orages révolutionnaires, Saint-Martin revint habiter la capitale, toujours dominé par le désir de s'instruire. Il y suivait assidûment différents cours publies, vivant, ainsi qu'il l'avait toujours fait, dans un très petit cercle d'amis. Son aversion pour tout ce qui tenait de l'éclat et du bruit lui avait fait prendre dès le principe la qualification de philosophe inconnu. C'est sous [451] ce déguisement qu'il a publié tous ses ouvrages, encore n'en portaient-ils que les initiales Ph... Inc...

Quoiqu'il ne fût pas précisément malade, ou du moins alité, on assure qu'il avait pressenti les approches de sa fin, et qu'il en avait même entretenu ses amis avec tout le calme du vrai sage et d'une âme pure. Le 22 Vendémiaire an XIII (14 (sic) octobre 1804), il était parti de Paris pour aller dîner à Aunay chez son ami le sénateur Lenoir-Laroche ; mais un accès de toux avec resserrement de poitrine le saisit quelque temps après qu'il fut arrivé, et l'emporta vers les onze heures du soir.

Uniquement occupé de la métaphysique, presque tous les écrits de Saint-Martin n'ont eu qu'elle pour objet. Il a cultivé quelquefois la poésie, mais toujours en rapport avec son goût favori. Nous avons de lui en ce genre : Phanor, poème sur la poésie ; le Cimetière d'Amboise ; Stances sur l'Origine et la Destination de l'Homme ; Stances sur la Sagesse. Ces différents morceaux se trouvent dans ses œuvres posthumes dont on verra l'indication au nombre de ses ouvrages qui sont : 1° des Erreurs et de la Vérité, ou les Hommes rappelés au principe universel de la science, par un ph... inc... Édimbourg, 1775, in-8, 3 vol. ; 2° Tableau naturel, ou des Rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers ; Édimbourg, 1782, 2 vol. in-8 ; 3° Ecce Homo ; Paris, de l'imprimerie du cercle social, 1792, in-8 ; 4° Lettre à un ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la révolution française ; Paris, an III (1794), in-8 ; 5° le Nouvel Homme ; Paris, an IV (1795), in-8 ; 6° Éclair sur l'association humaine ; Paris, 1797, in-8 ; 7° le Crocodile, ou la Guerre du bien et du mal arrivée sous le régné de Louis XV, poème épico-magique en cent deux chants, dans lequel il y a de longs voyages sans accidents qui soient mortels, un peu d'amour sans aucune de ses fureurs, de grandes batailles sans une goutte de sang répandu, quelques instructions sur le bonnet de docteur, par un amateur de choses cachées ; Paris, imprimerie du cercle social, an VII [452] (1798), in-8. Le titre semblerait promettre de la gaieté, mais ce n'est rien moins que cela ; l'auteur a voulu allier la plaisanterie à la mysticité : mais le résultat n'en est pas heureux, parce qu'il est difficile d'être plaisant ou amusant quand on ne se fait pas comprendre. Ce poème en prose est mêlé de quelques vers. Voici son début :

Je chante
La peur, la faim, la soif, et la joie éclatante
Qu'éprouva notre antique et célèbre cité,
Lorsqu'un reptile impur, par l'Égypte enfanté,
Vint, sans quitter Memphis, jusqu'aux bords de la Seine,
Pour ......... dans une immense arène.
Muse, dis-moi comment tant de faits merveilleux,
A si peu de mortels ont dessillé les yeux ;
Dis-moi ce qu'en pensa le corps académique ;
Dis-moi par quel moyen le légat de l'Afrique
Reçut enfin le prix de tous ses attentats ;
Dis-moi, dis, ou plutôt, Muse, ne me dis pas ;
Car ces faits sont écrits au temple de Mémoire,
Et je puis bien, sans toi, m'en rappeler l'histoire.

Au surplus ce ne sont pas les cent deux chants qui doivent effaroucher, car le plus grand nombre n'a pas plus de deux pages. 8° L'Aurore Naissante, traduite de l'allemand de Jacob Boehm ; Paris, 1800, in-8 ; 9° l'Homme de Désir, nouvelle édition corrigée par l'auteur ; Metz, an X (1801), in-12, 2 vol. ; 10° le Ministère de l'Homme Esprit ; Paris, Migneret, an XI (1802), in-8 ; 11° Quarante Questions sur l'origine, l'essence, l'être, la nature et la propriété de l'âme, et sur ce qu'elle est d'éternité en éternité, suivies de la base profonde et sublime des six points, par Jacob Boehm, traduit de l'allemand sur l'édition d'Amsterdam de 1682, par un ph... inc... ; Paris, Migneret, 1807, in-8. Il y a à la fin une planche ayant pour titre : Globe Philosophique, ou l'Œil de l'Éternité, espèce d'énigme mystique qui n'explique pas plus l'ouvrage que l'ouvrage ne l'explique. 12° Les trois Principes, traduits de l'allemand de Jacob Boehm, in-8 ; 13* la Triple [453] Vie ; l4° le Livre Rouge ; 15°Essai sur les Signes et les Idées, relativement à la question proposée par l'Institut ; 16° Œuvres posthumes ; Tours, Létourmy, 1807, in-8, 2 vol. Outre les poésies dont il a déjà été fait mention, ces deux volumes renferment entre autres choses une série de pensées ou de maximes, intitulées Portrait historique et philosophique de Saint-Martin, fait par lui-même ; le Discours sur la question proposée par l'académie de Berlin : « Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations tant sauvages que policées qui sont livrées à l'erreur et aux superstitions de tout genre ; » Le Traité des Bénédictions ; Rapports spirituels et temporels de l'arc-en-ciel, et enfin quelques morceaux de littérature.

Le caractère dominant de tous ces ouvrages, ainsi qu'il est aisé de l'apercevoir par la seule indication des titres, est une métaphysique mystique. Cependant plus les matières traitées par l'auteur étaient abstraites et enveloppées de nuages, plus il devait s'efforcer d'être clair et intelligible ; mais il semble qu'il ait pris à tâche d'être tout le contraire, et qu'il ait craint de se mettre à la portée de tout le monde, c'est-à-dire, du moins, de ceux qui ne sont pas tout à fait étrangers à ces sortes de matières. Comme il fatigue souvent l'attention, il ne peut longtemps la captiver, et ses principes la plupart du temps sont si obscurs qu'on ne peut apprécier jusqu'à quel point ses conséquences peuvent être justes. Enfin, et l'on est obligé d'en convenir, ce qui forme un préjugé assez fort contre la netteté des idées systématiques du philosophe inconnu, c'est sa prédilection pour un auteur aussi exalté, aussi obscur, aussi inintelligible que ce Jacob Boehm qui ne fut qu'un enthousiaste à qui l'on pouvait avec raison appliquer cet adage : ne sutor ultra crepidam, en dépit de la réputation de sublimité que voulut lui faire de son temps le petit nombre de ses partisans. Quoi que l'on en dise, Saint-Martin était beaucoup meilleur à connaître qu'à lire, et l'on pouvait plus profiter dans sa société que dans ses nombreux ouvrages.