1831 – Revue européenne

1831 revue europoenne t1Revue européenne, par les rédacteurs du correspondant
Tome I
À Paris
Au bureau de la Revue Européenne, rue des Saints Pères, n° 75
1831 - Revue européenne, tome 1

Article littérature : De l’époque actuelle dans ses rapports avec les sciences, les lettres et les arts, par le baron d’Eckstein.

Extrait, page 38

Le dernier siècle produisit, sans contredit, une foule d'écrivains du premier ordre. Leur philosophie était détestable, elle partait de Locke et de Shaftsbury; leur esprit était riche, pénétrant, varié. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Diderot, forment une brillante association d'hommes; autour d'eux voltigeait, en seconde ligne, un essaim de beaux esprits, parmi lesquels on distinguait des hommes d'une instruction solide, comme d'Alembert; des talents ingénieux, tels que Galiani et plusieurs autres. Il y avait aussi des talents plus riches, qui marchaient dans des voies indépendantes, Saint-Martin l'illuminé ; son disciple le spirituel et fantastique Cazotte. Enfin la révolution produisit les Girondins, parmi lesquels il y en avait d'éloquents, et qui, issus de l'école de Jean-Jacques Rousseau, ne faisaient pas honte à leur maître. Eh bien, toute cette grandeur s'en est allée en fumée ; que reste-t-il de tout cela aujourd'hui ? Voltaire est superficiel, personne n'ira plus s'instruire dans son Essai sur les mœurs; Diderot amuse, comme hardi dessinateur des vices de son époque ; on lira par curiosité Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau, et quelques autres ouvrages, de même que l'on pourra consulter avec fruit, si l'on veut connaître la dégénération des mœurs de la basse classe, son disciple Rétif de la Bretonne, le Diderot des halles. Mais après tout, pas un Kepler, pas un Galilée, pas un Newton, pas un Leibnitz pour changer la face des sciences. Les philosophes du dix-huitième siècle ont beaucoup agi sur leur époque, mais ils sont perdus pour l'avenir : Kepler, Galilée, Newton, Leibnitz vivent toujours, c'est notre pain quotidien en fait d'instruction haute et universelle.

Article : État religieux et intellectuel de l’Allemagne. Bavière, par E. Jourdain.

Extrait, pages 177-179

La présence seule d'un tel homme suffirait déjà aux jeunes Français qui [178] sentiraient le désir de connaître l'Allemagne, pour choisir de préférence Munich, où ils jouiraient de plus des entretiens si doctes et si instructifs du célèbre Baader, philosophe vraiment péripatétitien [sic], qui dans ses promenades vous inonde d'idées qui coulent et jaillissent d'un fonds toujours plein. Homme ingénieux et extraordinaire dont la pensée toujours jeune rafraîchit la vieillesse, et qui est encore à la fleur de son génie, à un âge où beaucoup ont déjà terminé leur carrière scientifique ; aussi clair, aussi limpide dans ses conversations qu'il est difficile et concis dans ses ouvrages, il a coutume de dire lui-même que l'écriture est un mal nécessaire, et que c'est la parole vivante qui instruit véritablement. Spirituel dans ses saillies, piquant dans ses images et ses jeux de mots, comme il est sublime et profond dans ses contemplations, il unit tout ce que l'esprit français a de plus aimable et tout ce que l'intelligence allemande a de plus élevé. Disciple de Jacob Bœhm, qui n'était qu'un pauvre cordonnier, et dont les ouvrages si difficiles exercent depuis quinze ans sa patience infatigable et son génie ; et de notre St-Martin, trop profond et trop élevé pour son époque, que laisse dans un oubli honteux cette France dont il est un des plus beaux génies, Baader a réuni en lui toute la profondeur de l'un et tout l'enthousiasme de l'autre. Travaillé d'un inexprimable besoin de se communiquer et de décharger son esprit plein d'idées, il semble que vous lui rendez un véritable service en l'écoutant ; et vraiment ces conversations feraient le sujet d'un bien bel ouvrage; car il ne dit jamais rien qui soit inutile, et il y a toujours à gagner avec lui, même quand il ne fait que plaisanter. J'ai parlé dans une autre occasion de l'abbé Dœllinger, à qui ses vastes connaissances historiques ont acquis un nom cher aux catholiques. Son histoire ecclésiastique, qui est une continuation de celle de l'abbé Œrtig, et qu'il commence avec la réforme, est un modèle d'impartialité et de clarté, et c'est un des ouvrages qui mériteraient le plus d'être [179] traduit dans notre langue, afin de suppléer notre indigence dans cette partie.

Je dois citer encore Schubart. Hélas! il n'est pas des nôtres : mais ses vues, sa science, la direction de son esprit, tout en lui est catholique. Une bonté et une affabilité paternelle, un cœur caressant, un ton simple et familier, une piété tendre , tels sont les caractères qui distinguent dans sa vie privée cet homme si remarquable, que vous trouvez chez lui se délassant de ses travaux par des exercices de piété ou en jouant des airs religieux, des psaumes sur son piano; que vous voyez prier avec dévotion avant de prendre son repas, parler avec amour et attendrissement du Sauveur des hommes N.-S. J.-C., et avec admiration de tous les mystères de la religion catholique. Sa foi et sa tendresse se peignent dans son style comme sur ses traits. J'aurai occasion de parler de ses divers ouvrages, qui ont donné aux sciences naturelles une direction toute religieuse et toute mystique. Plein d'admiration pour notre Saint-Martin, il en a traduit l'ouvrage intitulé : De l'Esprit des choses, et s'occupe maintenant de construire une physique religieuse. Toutefois on sent dans ses livres qu'il lui manque quelque chose qui donne le nerf, la vigueur et la vie, et que le catholicisme, en élargissant ses vues, lui donnerait un degré de force dans la spéculation qu'on regrette de ne pas trouver en lui. Le piétisme, en détrempant son âme, a amolli son génie.

Article : Correspondance. Philosophie allemande. Remarques sur la philosophie de Baader, et sur les objections auxquelles elle peut donner.

Extrait, pages 304-305

Nous joignons aux observations précédentes de notre collaborateur de Munich quelques réflexions que M. de Baader nous fait l'honneur de nous transmettre :

« La tradition enseigne que dans ce grand événement qui eut pour suite immédiate la création de l'univers matériel ou sa matérialisation, une partie des intelligences qui se tourna directement (centralement ou totalement) vers Dieu, se dévouant tout à fait à lui, fut confirmée comme bons anges, et qu'une autre partie, au contraire, se tournant tout à fait ou directement contre lui, devint démons, et qu'ainsi l'une et l'autre partie se fixa dans le bien comme dans le mal; mais cette assertion ne contredit et n'exclut point cette hypothèse ou opinion, qu'une troisième partie de ces intelligences ne se tourna ni directement vers Dieu, ni [305] directement contre lui, laquelle a voulu être sans Dieu, non pas pourtant contre lui. Pour de telles intelligences il fallait donc un état, une manière d'être, ou région, dans lesquels elles pussent compléter leur demi-tendance vers Dieu, en détruisant leur demi-tendance contre lui, c'est à dire, il fallait du temps pour ces êtres, car le mouvement circulaire de ce temps ne se comprend que par une telle direction oblique et non directe de son origine, et le temps n'a aucun, autre but que de ramener et de relier l'être égaré à son Dieu ou à sa région native, ou que de laisser compléter la direction anti-divine; c'est-à-dire le temps lui-même est une religion, un culte, et, sans une théorie approfondie du temps ou de la matière, nous n'aurions jamais une théorie de l'histoire ou de la religion proprement dite. Le temps est donc, quoique représenté par un plan incliné, de création divine, et la créature qui se trouve dans le temps et non pas dessous lui, peut encore y trouver son Dieu aimant et réintégrant. « C'est le salutaire présent qu'a fait la mère de la famille à ses créatures égarées. Ne voyons-nous pas tous les jours les mères se baisser et s'incliner pour relever leurs enfants qui sont tombés (1) ? » — Mais si le temps a cette destination pour l'homme qui s'y trouve tombé, il faut reconnaître que ce temps fut créé avant l'homme et non pas pour lui, parce que, selon sa mission, il devrait se tenir au-dessus de ce temps. Si donc ni la chute de l'homme ni celle des démons n'explique l'origine du temps (car Dieu ne temporisa pas pour les démons), il faut absolument, comme il me semble, avoir recours à la reconnaissance d'une chute des êtres intelligents avant l'homme, lesquels ne furent pas des démons, c'est-à-dire à une chute pardonnable, laquelle on ne doit nullement confondre (comme Origène) avec la chute impardonnable des démons.» François Baader.

(1) Saint-Martin.