1833 - Revue universelle Tome 6

1833 revue universelle t6Revue universelle

Bibliothèque de l'homme du monde et de l'homme politique au 19e siècle

Première année – Tome VI

Bruxelles - Louis Hauman et Cie, éditeurs

1833 - De la philosophie de l’histoire

Sciences – Doctrines. De la philosophie de l’histoire selon les systèmes du XIXe siècle, par Adolphe Mazure.

Extrait, pages 166-170

Trois hommes en Europe ont, depuis un siècle, changé la direction des études historiques ; le premier est l'italien Vico, dont voici les idées dans un rapide aperçu.

Vico, métaphysicien de l’histoire

Pareil à ce Dieu dont il est question dans Homère, qui en trois pas parcourait l'immensité du ciel, Vico, jetant son profond regard sur les diverses successions d'âges qui se déroulent dans le domaine de l'histoire, y détache trois points fixes ou phases générales, à travers lesquelles il est dans les destinées des peuples de passer invariablement. Ces trois époques, Vico les caractérise sous les noms de divine, héroïque et humaine, âges des dieux, des héros et des hommes : distinction analogue à celle du romain Varron, qui partageait aussi le temps en obscur, fabuleux et historique.

Plongeant à l'origine des premières traditions des peuples, il fouille dans cette nuit ; il tente d'explorer ce qu'il y a au fond de toute histoire, et de faire saisir aux regards ces pierres fondamentales angulaires sur lesquelles repose tout l'édifice des sociétés humaines. Or, la sonde irrésistible dont il sert pour pénétrer dans ces profondeurs, c'est l’étymologie, instrument admirable que lui prête la linguistique, surtout la science des origines latines, et qu'il manie avec un art merveilleux.

Aussi, aux lueurs de ce flambeau des conjectures étymologiques, voyez comme, d'une part, il vivifie, comme, de l'autre, il fait évanouir les croyances transmises de siècle en siècle sur la foi des premiers historiens, comme il fait et défait à plaisir et à volonté les héros et les grands hommes ; demandez-lui ce que deviennent, sous son audacieuse investigation, les grandes figures qui, aux temps les plus reculés, rayonnent dans les pages conventionnelles de l'histoire. Il vous dira que ce sont des types universels, produits par la tendance de l'esprit humain, qui toujours aspire à simplifier et à comprendre les époques les plus brillantes et les plus compliquées sous une expression générale et formelle, et qui, dans ces temps obscurs, se complaisait a réaliser dans un Dieu, dans un héros, dans un homme, tout l'ordre des pensées d'un siècle.

Oui, c'est suivant Vico, une pensée populaire qui se personnifie, se fait homme, et se transmet inaltérable sous son enveloppe symbolique aux raisons crédules des générations naissantes, jusqu'au jour où la raison progressive se lève, pénètre dans l'abîme, et répand le jour historique à travers ces ténèbres visibles du monde primitif. Ainsi les Hermès, les Orphée, les Numa, les Lycurgue furent des époques, des types, et n'eurent jamais existence d'homme. Ainsi le vieux et mendiant aveugle, chantre d'Achille et d'Ulysse, ne fut jamais aveugle, ne parut jamais sur les bords du Mélès, ne mendia jamais dans les villes d'Ionie; mais on appela [p.167] Homère une légion de poètes réalisant la pensée totale de l'héroïsme grec, recevant l'art par le même souffle divin, et se léguant la continuation de l'œuvre admirable que les grammairiens de Pisistrate auraient ensuite réuni dans un seul poème, comme si c'eût été le produit d'une seule et identique inspiration.

De sorte que, parmi les peuples primitifs vers lesquels l'investigation historique remonte avec tant d'efforts, le spectacle permanent qui se manifeste est la lutte incessante et essentiellement dramatique de l'idée et du symbole, de la lettre et de l'esprit ; c'est l'idée, tendant et aspirant sans repos à briser l'enveloppe symbolique des temps divins et héroïques, et à apparaître pure, brillante, claire aux yeux de la raison, qui, elle-même, devenant humaine, c'est-à-dire civilisée, croît, grandit, et se déroule dans sa puissance et sa majesté, à la lumière toujours croissante de la science.

Mais cette histoire est progressive ; le règne des Dieux se fond et se perd dans celui des héros ; le règne des héros se fond et se perd dans celui des hommes, et successivement ainsi, en suivant toujours les mêmes phases ; car toujours, avec une étonnante uniformité, selon les siècles et les peuples, vous voyez les mœurs passer et changer, avec les droits qui en jaillissent, avec les jurisprudences et les gouvernements, avec les langues surtout dans leurs trois degrés, hiéroglyphique, symbolique et vulgaire, conformément aux trois grandes divisions de tout l'ordre historique, qui font le point de départ de la théorie de Vico.

Puis, lorsqu'il a d'une main ferme, et avec une étonnante divination du passé, reconstruit l'antiquité entière au gré d'une formule qu'il appelle idéale, c'est-à-dire conforme à ce que devait être l'humanité, et qu'il nomme éternelle, parce qu'elle résulte des lois inaltérables et constitutives de notre nature ; lorsqu'il a assisté aux funérailles d'une époque humaine, comme au bûcher du phénix, d'où sortira une nouvelle branche de l'humanité appelée à recommencer sans fin le cercle inévitable, Vico poursuit, avec un regard dominateur, tous les replis de la spirale éternelle. Partout, dans l'ancien, dans le moyen, comme dans le nouvel âge, il retrouve l'uniforme retour des destinées sociales ; partout les Dieux, les héros, les hommes, les gouvernements qui, sortis des ténèbres et aux éclairs de la théocratie, deviennent tour a tour aristocratiques, démocratiques, monarchiques ; partout les mêmes lois produites par les mêmes mœurs, les mêmes langues, sauf quelques différences de dialectes, issues des mêmes besoins intellectuels. Et ne lui parlez pas des exceptions trop nombreuses que lui présente le tableau fidèle des événements de l'histoire, événements qu'il n'est pas toujours facile de plier et d'assimiler dans une théorie ; n'en parlez pas à Vico, car il se plaît à les poursuivre, à les saisir, à les dissoudre, à fondre tous les détails exubérants et inharmoniques des choses humaines sous la roue tournante de sa synthèse irrésistible.

Herder, orateur de l’histoire

Le second philosophe de l'histoire est l'allemand Herder (1), qui, reculant le cercle, étroit encore, tracé par Vico, a agrandi le point de vue que celui-ci n'avait pas développé. Au lieu de ces retours périodiques, de ces phases uniformes à chaque naissance de peuple et sans progrès définitif, au lieu de regarder chaque peuple comme une individualité à part, ayant son développement et sa vie intégrale en [p.168] lui-même, et dont il faut étudier à part le mouvement intellectuel, Herder a conçu, une synthèse plus large et plus généreuse ; c'est le genre humain qui est ici un seul peuple, dont les peuples en particulier sont les divers membres, et dont les empires sont les accidents ; à l'individualité des peuples succède l'individualité du genre humain. Or, le genre humain ne recommence jamais son œuvre, comme le veut Vico ; dans cette voie indéfinie de perfectibilité à travers laquelle il s'avance, il n'y a point le monde ancien et le monde moderne, mais un seul monde qui naît, grandit et se développe sans interruption, quoique avec des retours soudains, dans le vaste cercle du temps que la Providence lui a donné de parcourir. Et le genre humain, c'est l'homme lui-même ; l'homme qui, jeté sur la terre comme le gland dans la forêt, y produit un arbre immense qui ne connaîtra pas de déclin, et verra croître ses rameaux jusqu'à un point que nous ne saurions imaginer.

Herder n'a point l'érudition étymologique de Vico; mais il a, plus que l'Italien , un vif pressentiment, une vaste compréhension de la pensée humaine dans le présent et dans l'avenir ; il plane de plus haut et avec une vue plus large sur l'histoire humaine ; car c'est vraiment l'histoire de l'humanité dont il entreprend de produire l'empreinte palpitante ; et voilà pourquoi il ne néglige aucun élément important, et embrasse dans sa grande généralisation, la religion, la philosophie, la morale et l'art. Oui, tout ce que les hommes adorent et croient, tout ce qu'ils apprennent et exécutent, Herder le voit et le réfléchit dans un vaste tableau ; il se place au centre des religions et des poésies, il fait mouvoir autour de l'humanité toutes ces brillantes constellations de science et d'art qui font notre splendeur mortelle, et surtout il cherche à démontrer le parallélisme que soutiennent tous ces grands objets avec le développement progressif des sociétés, et l'ordre providentiel qui préside aux grands événements, c'est-à-dire aux révolutions ou aux renouvellements des empires.

Ballanche, poète de l’histoire

Le troisième de ceux que j'ai voulu citer est Ballanche, illustre contemporain, noble génie français, poète de l'histoire, comme Vico en est le métaphysicien et Herder l'orateur. Ballanche évoque le génie des temps antiques, il en possède le secret, il en a reçu le souffle inspirateur. Ce grand prosateur est armé d'une lyre à la fois sublime et touchante, sur laquelle vibrent tous les accords, toutes les harmonies de l'homme individuel et social. Disciple de Vico, dont il a été l'introducteur dans notre pays, il ne s’enferme point dans la formule universelle et fatale du maître ; il prolonge indéfiniment le cercle agrandi de l'humanité, et, comme Herder, il a conviction que ces spirales qui forment les évolution de la société à ses époques rétrogrades, sont en réalité des pas en avant, qui toujours ramènent le genre humain à un degré plus haut que la dernière plate-forme sur laquelle il a précédemment stationné.

Dans sa préoccupation de cette idée, que le monde est la grande cité, et que la cité n'est que la forme symétrique du monde, le véritable microcosme, comme disaient les anciens, renfermant en lui tous les éléments qui font l'univers, Ballanche s'attache aussi à l'histoire romaine, que les travaux des Allemands postérieurs à Vico lui ont permis d'approfondir, et il cherche à symboliser cette histoire dans une formule qu'il lui semble possible d'appliquer, soit aux autres nations en particulier, soit aux développements et à la durée du monde entier.

Ce qui se fait surtout remarquer dans Ballanche, ce qui plane au-dessus de ces [p.169] hautes et pénétrantes divinations synthétiques du passé ; ce qui lui fait dire qu'une idée est en lui et qu'il a été appelé à la divulguer tout entière, c'est la conviction intime et profonde qu'il a de l'avenir ; c'est cette foi au progrès, au cercle indéfini et toujours s'élargissant de la pensée, à cette vie essentiellement perfectible de l'esprit humain, à cette aile de l'intelligence qui toujours plane, s'agrandit et acquiert de la puissance dans son vol, et dont rien, que la volonté de Dieu en brisant le monde, ne suspendra l'essor et n'arrêtera les destinées glorieuses. Et, par dessus tout cela, on aperçoit cette idée, profondément religieuse, du monde considéré comme la cité mystique, telle qu'elle était conçue par le sentiment religieux des premiers Romains, quand leurs augures enfermaient la cité dans les murailles consacrées, et circonscrivaient dans le ciel, avec le bâton augural, les limites du templum, ou de l'enceinte sacrée ; haute et antique conception, selon laquelle la cité est le symbole de l'univers, et l'univers lui-même est considéré comme le temple dont la terre est l'autel, et l'homme le prêtre.

Cet homme est poète, soit, lorsqu'après avoir préludé par son excellent essai sur les Institutions Sociales, dans lequel il apprend aux gouvernements qu'ils ne doivent point résister, pour s'aller briser en aveugles contre l'irrésistible mouvement qui précipite les nations dans la voie providentielle des transformations, il développe dans sa Palingénésie cet axiome social : que « l'homme, hors de la société, n'est, pour ainsi dire, qu'en puissance d'être ; qu'il n'est progressif et perfectible que par la société, destiné qu'il est à lutter à la fois contre les forces de la nature physique et de la nature morale, ce double combat dont la civilisation, la vertu et la vérité doivent sortir triomphantes ; » soit que, dans Orphée, admirable épopée de la muse civilisatrice, il essaie de marquer le passage de l'âge héroïque à l'âge humain, et de donner ainsi, sous la formule poétique, l'histoire idéale et mystique des premières évolutions de l'esprit humain dans les temps antiques.

Ce qui distingue surtout Ballanche de Herder , c'est la pensée religieuse beaucoup plus intime et plus profonde qui semble le rapprocher de l'illuminisme de Saint-Martin, à part les ténèbres mystiques qui altèrent ce théosophe ; c'est la base chrétienne qui supporte toutes ses théories idéales ; c'est cette loi première, universelle de l'initiation douloureuse par laquelle chaque homme, chaque peuple, le monde entier ont passé et passeront dans leurs phases de renouvellement ; c'est l'idée primitive de l'épreuve et de l'expiation, notion sainte, ayant sa racine dans celle de la chute et de la réintégration de l'homme, et qui forme le double tissu de la vie des hommes ici-bas, jusqu'à ce que, la dernière épreuve terrestre étant consommée, l'humanité subisse sa définitive transformation, pour être, de là, tout entière transfigurée et renouvelée dans le ciel.

Autour de Ballanche, de ce Bernardin de Saint-Pierre des harmonies sociales avec plus de spiritualisme et de religion, de cet homme dont la parole est plus douce que le miel, μελιτος γλυκιων, comme parle Homère, il s'est formé de nos jours, et dans notre pays, une fertile et brillante élite d'écrivains, poètes, rhéteurs, jurisconsultes, qui ont aussi placé le résultat de leurs recherches sous le jour si pur, naguère encore si nouveau, de la science nouvelle. L'histoire, depuis quelques années, dans les chaires et dans les livres a été philosophique ; et l'histoire de France, dans les éloquentes leçons professées à la Faculté des Lettres par M. Guizot, a eu son érudit interprète, comme l'histoire romaine avait suscité [p.170] l'allemand Niebuhr ; tous les deux ont subordonné les résultats positifs de leurs vastes travaux au cercle philosophique du développement évolutif, qui semble être la découverte ou la conquête du génie de l'histoire au dix-neuvième siècle.

(1) Lisez, dans l'introduction de l'ouvrage de Vico, par M. Michelet, et dans le premier tome du Cours de philosophie de M. Cousin, d'excellents aperçus sur Vico et Herder.
Bibliothèque universelle des sciences, belles-lettres, et arts
Publié par Impr. de la Bibliothèque universelle, 1834