Calendrier perpetuel 1832 1833Année 1833

- Biographie universelle ou dictionnaire historique - Articles Martinez-Pasqualis et Saint-Martin

- Feller - Dictionnaire historique : article Saint-Martin

- Henri de Latouche – Vallée aux loups

- Nouvelle revue germanique - Études germaniques – II. Werner, par X. Marmier.

- Revue universelle
    Tome IV : Des sciences occultes, de leur marche et de leur influence 
    Tome VI : De la philosophie de l’histoire selon les systèmes du XIXe siècle

1833 - Biographie universelle ou dictionnaire historique

1833 biographie universelle t5Biographie universelle ou dictionnaire historique contenant la nécrologie des hommes célèbres de tous les pays, des articles consacrés à l’histoire générale des peuples, aux batailles mémorables, aux grands évènements politiques, etc., etc. depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, par une société de gens de lettres de professeurs et de bibliographes.
Par une société de gens de lettres, de professeurs et de bibliographes

- Tome troisième - HABE - MERL - Article Martinez-Pasqualis
- Tome cinquième, Rast – Tour - Article Saint-Martin

Paris, Furne, libraire éditeur, quai des Augustins, n° 39

M DCCC XXXIII (1833).

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1833 - Feller - Dictionnaire historique

1833 feller dictionnaire historiqueDictionnaire historique
par l’abbé F[rançois] X[avier] de Feller (1733-1802)
Huitième édition
Revue avec soin et continuée jusqu’à nos jours par une société de savants et d’ecclésiastiques.
Tome douzième
Paris - 
E. Houdaille, libraire-éditeur. Rue du Coq Saint Honoré, 11. - Delloye, Place de la Bourse, 13
1836

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1833 – H. de Latouche – Vallée aux loups

1833 vallee aux loupsVallée aux loups : souvenirs et fantaisies
Henri de Latouche
Paris
Alphonse Levavasseur
1833 - H. de Latouche – Vallée aux loups

Hyacinthe-Joseph Alexandre Thabaud de Latouche, dit Henri de Latouche, né à La Châtre le 2 février 1785 et mort à Châtenay-Malabry le 9 mars 1851

Extrait, pages 128-129

— Quel était-il, ce philosophe ?

— Un savant sceptique, un marquis à idées progressives, un assidu visiteur de l'habitation que voilà à gauche, laquelle appartenait alors à M. Lenoir-Laroche. Le proscrit méritait bien de partager le sort de Bailly et des Girondins ses collègues : c'était un de ces républicains défenseurs de toute justice et de toute humanité, qui préféreront à jamais le rôle de victime à celui d'assassin. Après le 31 mai, il essaya de se cacher dans les carrières de Mont-Rouge. On dit que toute hospitalité lui ayant été refusée par un habitant de Clamart, son confrère à l'académie, il avait résolu de se traîner jusqu'ici. Et [p.129] certes, il était bien inspiré. Lenoir- Laroche était un si honnête homme qu'il ne put jamais rester que vingt jours ministre. La maison qui eût servi d'asile au banni, n'était pas alors tout ce qu'en a fait l'habileté d'un digne héritier du génie paysagiste qui créa les parcs d'Ermenonville. Voyez d'ici comme les mouvements de ses terrains nouveaux se sont, à force de bon goût, disciplinés aux dispositions de la nature. Vous aimerez, sous des festons de lierre, cette colonnade en bois de grume. Tout cet ensemble d'architecture agreste, prairies, grands arbres et fleurs, vous rappellera les grâces mêlées de la Suisse et de l'Angleterre. C'est là qu'en 1803 mourut Le Philosophe Inconnu, Saint-Martin le spiritualiste, précurseur sans ambition de vos Platons de la chambre des pairs.

1833 – Nouvelle revue germanique

1833 nouvelle revue germanique t13Nouvelle revue germanique
Recueil littéraire et scientifique par une société d’hommes de lettres français et étrangers
Tome treizième
Paris. Chez F. G. Levrault, éditeur, rue de la Harpe, n° 81.
Même maison, rue des Juifs, n° 33 à Strasbourg
A Bruxelles, à la Librairie Parisienne
1833 - Nouvelle revue germanique

Février 1833 – Études germaniques – II. Werner, par X. Marmier. Extrait, page 106-107

Werner écrivait ces lettres que nous venons de citer en 1801. Il était alors à Kœnigsberg, où il passa plusieurs années auprès de sa mère malade, empêché de sortir, d'un côté, par cette mère qui avait tant de soins à attendre de lui ; de l'autre, par sa femme, qui, par l'impossibilité où elle était de parler allemand, ne pouvait aller dans les sociétés; et il est facile de concevoir tout ce qu'une pareille vie de retraite, de silence, de recueillement, devait avoir d'influence sur une âme déjà mûre d'ailleurs pour la réflexion, et si bien sillonnée par toutes ses études, toutes ses rêveries, toutes ses recherches passées.

Précisément dans le même temps il lui tombe entre les mains un ouvrage de Jacob Bœhme; Jacob Bœhme, le philosophe chrétien, l’homme inspiré, l’homme de la nature ; Jacob Bœhme, le cordonnier de Gœrlitz, que nous connaissons à peine en France par la traduction que Saint-Martin d'Amboise a fait d'un de ses ouvrages, et que l'Allemagne a élevé si haut. Werner lit cet ouvrage avec une religieuse dévotion.

« Je trouve, dit-il, que Jacob Bœhme est non seulement le modèle de l'art tel qu'il doit devenir, mais encore qu'il renferme pour les écrivains un art poétique comme jusqu'ici tous les rhéteurs, en y comprenant Horace et le paganisme, n'ont pu encore nous donner. Mais ce qui est plus que tout cela, c'est que cette âme pieuse de Jacob Bœhme répand une huile bienfaisante sur les blessures du cœur. O ami, mon bon, mon cher ami, si je pouvais te convertir, si je pouvais te persuader qu'il n'y a rien pour nous consoler que l’art et la religion. (Pourquoi n'avons-nous pas un seul mot pour rendre ces deux synonymes ?) Le sentiment plein [107] de vie de cette belle nature, et l'effusion dune âme pure dans cette mer sans tache, oh ! qu'est-ce que l'homme pourrait donc avoir de plus consolant? »

Je me laisse, sans y songer, entraîner à donner ces extraits des lettres de Werner ; mais c'est pourtant, si je ne me trompe, le meilleur moyen de faire concevoir quelle direction avaient prise les idées du poète, et comme il avançait successivement dans ce haut domaine de la poésie, où il n'était d'abord entré, comme tant d'autres, qu'avec des sonnets, des élégies et des vers de jeune homme.

Avril 1833 – Études germaniques – IV. Adolphe Wagner – Extrait, page 295

… Du français il a traduit l'Homme de désir de Saint- Martin d'Amboise, de notre grand et religieux Saint-Martin, le disciple et l'émule de Jacob Bœhme, et le chef de notre école mystique en France.


1833 - Revue universelle, bibliothèque de l'homme du monde et de l'homme 

1833 revue universelle t4Revue universelle
Bibliothèque de l'homme du monde et de l'homme politique au 19e siècle
Première année - Volume IV
Bruxelles - Louis Hauman et C°, éditeurs
1833 - Revue universelle, bibliothèque de l'homme du monde

Ferdinand Denis. Des sciences occultes, de leur marche et de leur influence 

Pages 289-299

Dans la langue de l'antique Perse, le mot mage signifiait sage : la magie, c'était la connaissance des choses divines et terrestres, la science par excellence.

Quelle que soit la partie du globe que l'on examine, quelle que soit la variété de l'espèce humaine dont on observe les usages, dans l'antiquité et dans les temps modernes, chez les sauvages et au milieu des empires civilisés, on trouve des devins et des gens s'occupant de magie. Nos livres saints, ceux des Hindous, des Chinois et des Grecs parlent d'hommes lisant dans l'avenir, évoquant les ombres, opérant mille prodiges par les connaissances surnaturelles qu'ils acquièrent, grâce à leur commerce avec des démons ou des génies. Les hommes qu'on est accoutumé, de nos jours, à regarder comme les plus sauvages et les plus complètement séparés du reste des nations, les Eskimaux, les Pécherais de l'extrémité de l'Amérique, et les habitants de la Nouvelle-Hollande, ont des devins qui conservent sur eux une grande influence.

Quand les peuples sont encore dans l'état d'enfance, les devins et les magiciens exercent publiquement leur art ; ils font souvent partie du gouvernement, et presque toujours ils ont, dans leurs attributions, le soin de la santé des hommes. A cette période, la civilisation, la médecine et la magie se touchent, ou plutôt se réunissent. Cela se voit surtout chez les nations sauvages de l'Amérique, où le médecin, prophète et magicien, paie quelquefois de la vie ses folles promesses. Nous serions fondés à croire que, dans l'enfance de la civilisation, les hommes, trompés par l'enthousiasme, par les rêveries de l'extase, par une forte volonté de lire dans l'avenir, par des songes extraordinaires, produits d'une organisation particulière, ne sont pas toujours des imposteurs alors qu'ils se donnent pour prophètes, devins, ou favorisés des intelligences supérieures. Il y a encore des sorciers de très bonne foi à Tonga-Tabou, au Brésil, et même chez les nations hyperboréennes.

Quoique l'art divinatoire et la magie naissent presque spontanément et d'un sentiment analogue, on pourrait affirmer que le désir de lire dans l'avenir a dû précéder, chez tous les peuples, celui d'opérer des prodiges aux yeux de la multitude. Parmi les ramifications nombreuses de l'art divinatoire, celles qui consistaient à interpréter les songes, à appeler les morts et à les interroger sur les terribles secrets dont on les supposait les témoins, ont dû précéder toutes les autres. L'art de lire dans l'avenir par les révolutions des astres, a pu venir immédiatement après ; mais cette science suppose un degré d'étude et d'observations qui n'appartient pas à l'homme sauvage, proprement dit. Quelques essais pour opérer de grossiers prodiges ont dû, chez la plupart des nations dans l'enfance, précéder l'astrologie.

Examinons quel fut, chez les principales nations de l'antiquité, le sort des devins et des magiciens, et l'influence qu'ils exercèrent. [290]

Si nous portons nos regards vers l'Inde, ce berceau d'une antique civilisation, qui a fourni au reste de l'Asie et même à l'Europe ses dogmes les plus sages, comme les superstitions les plus puissantes, on voit que les Védas, ces ouvrages religieux d'une si haute antiquité, contiennent plusieurs écrits magiques. Le père de l'histoire, Hérodote, prétend que les Egyptiens furent les inventeurs de l'astrologie judiciaire, et nous avons, seulement depuis fort peu de temps, la preuve de son assertion. D'un autre côté, ce qu'il y a de certain, c'est que, chez un grand nombre de nations asiatiques, l'astrologie portait le nom de science chaldaïque, et que les Chaldéens passaient pour le peuple qui se livrait avec le plus de succès à l'étude des sciences occultes. C'est ainsi qu'on a vu, au XVIe siècle, une nation puissante de l'Amérique méridionale redoutée et vénérée tour à tour par les autres tribus de ce vaste pays, comme exerçant l'art divinatoire. Les Caraïbes, ainsi que le fait fort bien observer M. de Humboldt, semblent revêtus, dans le Nouveau Monde, du caractère qu'on attribuait dans l'antiquité aux Chaldéens.

Nos livres saints, qui présentent, historiquement parlant, ainsi que le prouve Schlosser, d'autres garanties que les codes religieux dont on s'est plu, dans ces derniers temps, à rehausser l'antiquité, nos livres saints parlent fréquemment de divination, de magie, et la pythonisse d'Aïndor est une des premières chiromanciennes connues. Cependant, il est bon d'observer, avec Vico, ce génie puissant, créateur de la science nouvelle, que la divination était primitivement interdite, par l'ordre exprès de Dieu, aux Juifs, et que cette défense était la base de leur religion. Outre les faits mentionnés par Moïse, les Orientaux accordent à Adam des connaissances surnaturelles, et croient qu'il a été initié, dès l'origine, dans l'art cabalistique et dans la magie. Selon eux, Abraham avait des connaissances profondes en astrologie, et ils lui attribuent le Sepher, qui devient ainsi un ouvrage de haute cabale, roulant sur l'origine du monde.

Envisagés dans les temps reculés, tous les hommes célèbres sont considérés comme ayant appelé à leur aide des intelligences supérieures, ou comme s'étant livrés à la magie. Cham, Zoroastre, Moïse, Salomon, Numa Pompilius, sont inscrits, par les démonographes, dans la liste nombreuse des magiciens les plus célèbres, et Vico va jusqu'à penser que la divination fut le principe de la civilisation chez toutes les nations païennes. Il est, du reste, infiniment probable que ces hommes, doués d'une intelligence supérieure, ne s'en tenaient pas à l'art de prédire, et qu'ils ont fait usage des sciences physiques inconnues au vulgaire, et pour lequel leurs plus simples résultats étaient des merveilles.

En le considérant dans sa première acception, on voit que le mot de magie n'emportait pas avec lui le sens qu'on y a attaché ensuite, et qu'il signifiait plutôt l'étude des sciences naturelles que l'art d'opérer des prestiges. M. Eusèbe Salverte démontre d'une manière victorieuse que les miracles cités dans les écrits de l'antiquité peuvent presque tous s'expliquer par une connaissance, même assez légère, des effets de la physique et de la chimie, ou même par cette observation attentive des phénomènes de la nature qui rejette toute espèce d'exagération.

Si l'on examine un autre ordre de phénomènes, propre à tous les temps, mais surtout aux temps antiques, on voit que l'observation de l'état d'extase peut donner une explication satisfaisante et des prétendues possessions, et de l'enthousiasme surnaturel qui accompagnait les oracles de la sibylle. [291]

Une chose fort remarquable, c'est que les observateurs les plus attentifs de la nature parmi les anciens, n'ont pas rejeté la possibilité de lire dans l'avenir. Hippocrate croyait à la divination par les songes, et Aristote craint tellement de s'expliquer sur un fait de cette importance, qu'il reste dans un doute prudent, comme de nos jours des hommes fort instruits ne rejettent pas tous les phénomènes du magnétisme animal, et, pour croire, attendent qu'ils aient vu.

On peut dire que, chez les anciens, la magie et l'art de la divination, mêlés en quelque sorte aux mystères de la religion, ont eu un caractère imposant et grave, nous dirons d'une noblesse presque continue, qui les rend bien différents de la sorcellerie, où le grotesque est mêlé au terrible, où un nouvel élément entre dans la poésie, et qui semble plus particulièrement appartenir au moyen âge. Cependant, comme on le voit dans Apulée, les anciens ont eu leurs véritables sorciers, et l'on sait par Schlosser que la plus ancienne sorcière dont il soit fait mention dans l'histoire grecque, avait, par ses attributions, un caractère fort différent de celui de l'enchanteresse Circé, et de Médée, la magicienne. On pourrait la comparer avec plus de raison à la Canidie des Romains.

Ce qu'on peut appeler le beau temps de la sorcellerie moderne ne semble arriver que quand le christianisme évoque de nouveaux démons, et en ce temps de misère et d'ignorance, où les tribus du Nord fondent sur les provinces méridionales de l'Europe. Ce fut sans doute une effrayante irruption de demi-sorciers, que ces Huns, guerriers hideux et féroces, représentés par Jornandès comme nés du commerce des mauvais génies avec les femmes, dans les plaines désolées du Nord.

Ces Huns, mêlés aux Ouïgours, qui n'étaient peut-être pas anthropophages, mais qui se donnaient pour tels, comme le font encore de nos jours les Kalmouks, afin, selon Bergmann, d'imprimer plus de terreur dans l'esprit de leurs ennemis ; ces peuples de race mongole, donnèrent naissance aux ogres et à bien d'autres êtres effroyables qui apparaissent dans les anciens poèmes. Ils étaient entrés dans une contrée fertile en sorciers de toute espèce ; les Germains, les Goths, les Scandinaves, avaient leurs magiciens, différents les uns des autres, et il est à remarquer que ces peuples guerriers donnaient en général la qualité de sorciers aux restes malheureux des peuples qu'ils avaient vaincus, et qu'une sanglante persécution forçait à chercher un asile dans les lieux reculés. C'est ainsi que la race finnoise, accablée par les Suédois et les Danois, fut en possession de fournir les légendes de ces peuples de nains, de duergars, de magiciens et d'ouvriers mystérieux travaillant dans le sein de la terre à des armes enchantées.

La mythologie celtique, combattue par le christianisme, ne mourait pas non plus sans léguer au monde poétique du moyen âge quelques puissants magiciens, quelques fées bienfaisantes ou terribles ; le barde Merdhin., dont nous avons fait l'enchanteur Merlin, est de ce nombre. Il est lié intimement à la fable du roi Arthur, et les siècles n'ont pu affaiblir sa renommée en France et en Angleterre. L'influence qu'il a eue sur la poésie et même sur l'histoire, est trop connue pour la rappeler ici.

Mais, après les croisades, quand les Européens eurent uni leurs superstitions aux superstitions de l'Orient, quand les Arabes et les Persans eurent mêlé une féerie brillante aux idées âpres et sévères du Nord, la magie prit un autre caractère parmi nous, et l'on s'en aperçoit aisément en lisant les anciennes chroniques. [292] C'est avec raison que Walter Scott fait remarquer que la Péri Mergiam Banou, célèbre dans les anciennes poésies persanes, figure dans les romans européens sous les noms différents de Mourgue la Faye, sœur du roi Arthur; d'Urgande la déconnue, protectrice d'Amadis de Gaule ; de la Fata Morgana, du Boyardo et de l'Arioste.

S'il est naturel de penser que les croisades eurent une extrême influence sur la magie et sur la féerie en Europe, durant le XIIe et le XIIe siècle, on doit regarder comme certain que le voisinage des Maures établis en Espagne contribua à développer le goût de l'étude des sciences occultes et de la haute cabale qui était probablement cultivée par les Templiers, et qui mêlait ses principes à ceux des gnostiques. Les Arabes espagnols, qu'on pouvait regarder à juste titre comme les hommes les plus instruits de l'Europe, semblaient avoir plutôt adopté les idées merveilleuses qui naissent de l'étude confuse des sciences, que les superstitions grossières qui tiennent à une ignorance absolue. L'alchimie, l'astrologie judiciaire, la science des nombres, et tout ce qui tient à la haute magie, était parmi eux comme un complément de l'étude de l'histoire naturelle : et en cela ils paraissaient parfaitement d'accord avec les Juifs, qui ont composé comme eux de vastes traités sur les sciences occultes : les idées arabes semblent se confondre avec celles de la cabale juive.

Il est donc infiniment probable que ce fut aux Maures, et aux Juifs, peuple toujours errant (1), que l'Europe du moyen âge dut le goût de l'alchimie, qui fut cultivé avec tant de succès par les Raymond Lulle, les Paracelse et les Arnaud de Villeneuve.

Mais au XVIe siècle, tandis que deux sciences imaginaires, l'alchimie et l'astrologie, occupaient vivement des esprits élevés, une ignoble sorcellerie se répandit dans toute l'Europe. Les sanglantes exécutions se multiplièrent ; c'était un déplorable moyen qui fut sans résultat pour arrêter cet effroyable débordement de sorciers et de sorcières de toute espèce, les uns adroits imposteurs, les autres victimes d'une imagination délirante. L'homme de sens par excellence, Montaigne, vit cette plaie de son siècle, et elle lui inspira une pitié profonde : avec sa sagacité pénétrante, il ne put méconnaître un fait regardé de nos jours comme étant hors de doute, savoir, que l'état d'extase produit des sorciers de bonne foi. Il vit donc des malades exaltés dans les sorciers de son temps, et les considéra dès lors comme on les considère quelquefois de nos jours : il affirme, qu'en conscience, « il leur eût donné plutôt de l'ellébore que de la ciguë. »

Mettant de côté cette idée, qui recevra plus tard son développement, examinons un instant ce qui a pu consolider les principes de la magie chez les hommes, et dans quel ordre ils ont dû se développer.

Toutes les branches des Sciences Occultes sont renfermées dans la magie proprement dite, comme l'entendent les démonographes ; mais, en examinant bien la magie elle-même et ses variétés, l'esprit de critique aime à démêler comment peu à peu s'est formée une science imaginaire, ayant, ainsi que les sciences exactes, de nombreuses ramifications, partant de deux principes qu'on retrouve [293] toujours comme base de l'art divinatoire et de l'art d'opérer des prodiges : le désir chez les uns d'exercer une haute influence religieuse ou politique, le besoin chez d'autres de s'élever au-dessus des misères de la terre en s'abandonnant aux rêves de l'imagination.

Selon nous, donc, la divination précède chez tous les peuples l'art des prestiges. Dans les différentes branches de l'art divinatoire, c'est l'onirocritie qui a dû marcher avant toutes les autres ; la nécromancie est probablement venue ensuite. De nouvelles découvertes nous font connaître l'antiquité de l'astrologie (2), de l'aéromancie, de la pyromancie et de l'hydromancie : leurs variétés sont nombreuses. La physiognomonie, qui a pris un grand développement de nos jours, remonte à des temps fort reculés ; la chiromancie a dû en être une conséquence ; elle a acquis toute son extravagante perfection au XVIe siècle. Après ces genres de divination, fort anciens, on en trouve qui sont nés avec la civilisation moderne, telles sont la cartomancie, la rhabdomancie, dont l'origine est très obscure, mais qui prend de l'importance au XVIIIe et au XIXe siècles. Tel est encore l'art de deviner le caractère ou les inclinations des hommes par leur, écriture.

Les simples présages, les pronostics, marchent chez tous les peuples avant la haute divination, représentée par les oracles, les augures, les sibylles, les Vola Scandinaves, qui unissent intimement leurs sciences à la législation des peuples, et qui, sous ce rapport, méritent le plus profond examen.

La cabale (3), qui remonte à une si haute antiquité, mais qui n'apparaît avec [294] tous ses résultats que dans le moyen âge, comme un reflet des mystérieuses conceptions religieuses du Rabbinisme ; la cabale forme une division si élevée, qu'on hésite à l'introduire parmi les branches des sciences occultes. Il faut y faire entrer cependant la géomancie, et surtout cette science des nombres, si antique, que Pythagore y trouve déjà la solution des plus hauts mystères qui régissent l'humanité. La grande idée du microcosme lui appartient essentiellement. C'est certainement à la cabale du moyen âge, que se lient plus spécialement les fées, les enchanteurs, les géants et les nains, et cette multitude d'esprits élémentaires qui, chez tous les peuples, forment un monde merveilleux, qui tient de la terre et des cieux.

La magie du moyen âge est essentiellement distincte de la magie de l'antiquité. C'est à elle, surtout, que se rattachent les talismans, les anneaux magiques, les anneaux constellés, le sceau de Salomon, les philtres et les philactères. Bien que les sorts remontent à la plus haute antiquité, ils sont, ainsi que les charmes, beaucoup plus nombreux dans le moyen âge que chez les anciens ; mais c'est surtout chez les Hindous qu'ils paraissent avoir leur plus haut degré d'énergie. Il y en a qui sont communs à la magie et à la sorcellerie, parmi nous, et c'est principalement dans les grimoires et dans les exorcismes du XVIe siècle qu'on trouve leurs formes les plus variées. Avant de quitter cette matière, il est bon d'appeler l'attention du lecteur sur la magie blanche moderne, sur l'engastrymisme et sur la fantasmagorie, qui, à une époque d'ignorance, ont pu exercer une si grande influence sur l'esprit humain ; mais qui, en se rattachant aux sciences occultes, n'en sont qu'un curieux accessoire.

La sorcellerie du moyen âge n'est qu'une magie vulgaire dont on retrouve des traces dans l'antiquité ; mais le christianisme, en l'unissant aux idées religieuses des peuples du Nord, lui donne un caractère bizarre et terrible, d'où naît une nouvelle poésie. [295]

C'est dans l'origine du sabbat (4), que ses formes poétiques se montrent, surtout si on les rattache, avec quelques antiquaires, aux cérémonies expirantes du culte druidique.

Il y a dans le monde merveilleux, des êtres malfaisants, qui sortent du domaine de la cabale, et qui rentrent dans celui de la sorcellerie : ce sont les fantômes, les revenants, les follets, les farfadets, les lutins, les gobelins, les lycantropes, les obi des Noirs, les vampires des nations slaves, et cette multitude de génies orientaux dont le Yakkun naltanawa nous révèle la variété. Mais là, l'esprit humain cherche vainement une origine. Il la trouve dans tous les siècles et chez toutes les nations : et s'il rattache ces êtres mystérieux plus spécialement au moyen âge, c'est qu'à cette époque du moins il trouve des croyances énergiques qui impriment un grand caractère même aux plus déplorables superstitions. Les démoniaques, les possédés, les obsédés, les convulsionnaires, les trembleurs, en formant l'arrière-garde de la démonologie, ne laissent point voir clairement non plus leur origine ; mais ils conduisent à un ordre de faits qui, désignés par le nom d'extase, expliquent une foule de phénomènes de l'antiquité et du moyen âge. L'état d'extase si bien défini par M. Bertrand, a dû sourdement exercer ses prodiges très naturels dans les sociétés secrètes et parmi les illuminés ; peut-être même se lie-t-il intimement [296] au magnétisme animal, dernière branche des sciences occultes que consente encore à admettre un siècle de doute et d'examen.

Le nom qui désigne l'alchimie se perd dans la nuit des temps, s'il est vrai que le mot chim ait été l'antique dénomination de l'Egypte. Cependant nous croyons, avec Cuvier, qu'il faut regarder la philosophie hermétique comme une rêverie du moyen âge, inconnue à l'antiquité. Ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'elle exerce encore son influence sur le XIXe siècle, et qu'il y a encore de pauvres diables qui cherchent avec une déplorable persévérance le grand arcane, le restaurant de pierres précieuses, l'or potable commun, la teinture des philosophes, ou, si on l'aime mieux, la poudre de projection. Nous n'hésiterons donc pas à regarder l'alchimie comme une des dernières branches de ce grand arbre fantastique qui n'ombrage plus rien, mais sous l'influence duquel on a vu fleurir les sciences les plus réelles.

Maintenant, si l'on considère les sciences occultes dans leur ensemble, et si l'on examine quelle a été leur influence sur la société, on se convaincra aisément que cette influence a été tour à tour déplorable et utile. Un de leurs premiers effets est, en donnant une énergie prodigieuse à l'imagination, d'isoler l'homme au milieu des hommes, de lui faire prendre en dédain le monde réel pour un monde imaginaire, de le pousser à l'imposture et au fanatisme : les horribles annales de la sorcellerie ne renferment que trop de preuves de ces tristes résultats. Et, pour n'examiner que ce qui regarde la France, c'est sans doute une chose déplorable que nos lois aient fait tant de victimes de ceux qu'elles auraient dû plaindre ou sauver. Il n'est que trop vrai encore que, chez quelques adeptes des sciences occultes, le crime réel s'est mêlé à ce qui n'était qu'un crime imaginaire. Il ne faut pas oublier qu'en 1826, près de Dax, une femme a été jetée dans les flammes, et interrogée, au milieu d'effroyables tortures, sur un prétendu sort qu'elle aurait lancé. Il ne faut pas oublier que, vers la même époque, on refusait, à Spire, la sépulture à un vénérable prélat, parce que la voix publique l'accusait de magie. Ces faits ne sont rien si on les compare à ceux dont les annales du moyen âge font mention ; mais ils prouvent combien l'esprit du peuple a encore besoin d'être éclairé  et quel funeste effet doivent avoir sur des esprits grossiers ces livres ignobles de sorcellerie que l'on colporte encore dans les campagnes. De tous les moyens à employer contre eux, le plus efficace est certainement l'instruction des classes inférieures. Quelques simples notions de physique élémentaire, quelques idées sur les effets physiologiques de l'état d'extase, remédieraient à de grands maux.

Un des plus malheureux résultats de la magie a été de donner une fausse direction à la législation. Croirait-on, en effet, que la loi de 1751, qui condamne les bergers à neuf ans de galères pour simple menace de lancer un sort, n'est que tombée en désuétude et n'a pas été formellement abrogée ? Comme l'a fort bien fait observer M. Eusèbe Salverte, les législateurs n'ont pas eu d'autres yeux que le vulgaire. En portant contre les sorciers des décrets terribles, ils en ont décuplé le nombre par l'effet ordinaire que produit la persécution. Dans l'épouvante que leur causaient de prétendus prodiges, ils sont devenus d'implacables persécuteurs. Mais il faut l'avouer, nous vivons dans un temps où la terreur qu'inspiraient les sciences occultes n'existe plus que dans les classes ignorantes. Il y a, il est vrai, des alchimistes et des sorciers jusque dans le XIXe siècle, mais on se contente de [297] les mettre à l'amende quand ils trompent, et l'on doit chercher à les guérir quand ils rêvent.

A considérer les sciences occultes sous un autre point de vue, on peut dire qu'elles ont poussé en avant les sciences exactes.

Vico voyait dans la divination le principe de l'organisation sociale des sociétés payennes. Mais, sans chercher dans l'antiquité, sans sonder ces mystères où la législation se cachait sous le dogme religieux, et quelquefois sous une forme magique, pour se répandre ensuite dans le monde, on ne peut pas se dissimuler que des âmes ardentes, douées de la faculté d'étendre le champ des connaissances positives, ne se seraient peut-être jamais vouées à des études arides, si chez elles l'imagination n'avait secondé la patience qui agit alors comme un feu caché que raniment des jets de flamme.

Quand la science est avancée, elle s'exalte de sa propre puissance, elle dédaigne son origine, elle l'oublie ; elle s'enthousiasme de sa grandeur présente. Il n'en est pas de même en ces temps où elle cherche laborieusement et au hasard, où elle s'arrêterait tout à coup si une voix puissante ne la ranimait. Cette voix puissante, c'est celle des esprits mystérieux de l'antique cabale, celle de ces êtres imaginaires que dans tous les pays l'homme a cru trouver entre lui et la Divinité.

C'est une chose bien digne de remarque, que le gnosticisme, qui enfanta tant de systèmes, qui créa les Albigeois, et qui eut une si grande influence sur le midi de la France, parut pour la dernière fois au milieu de ces troubadours, à l'esprit ardent et chevaleresque, qui ne livraient au vulgaire que leurs chants d'amour, mais qui, dans le silence de la vie intérieure, occupaient leurs mystérieux loisirs aux rêveries brillantes nées de la philosophie orientale. On concevra aisément quelle ardeur devait donner à un esprit exalté du moyen-âge, cette idée qu'en se livrant à l'étude des sciences, il entrait peu à peu dans un rapport intime avec des esprits mystérieux qui lui transmettaient des pensées divines sur les choses de la terre, et qui en recevaient les pensées terrestres pour les épurer.

Et croit-on, par exemple, que les Raymond Lulle, les Albert, les Pic de la Mirandole, et tant d'autres, croit-on que tous ces hommes de génie eussent exercé l'influence qu'ils ont eue sur leur siècle, si un reflet de la haute cabale orientale n'avait éclairé les ténèbres qui les environnaient, et ne leur avaient montré un but plus noble que celui qu'on leur suppose généralement ? Il y a, nous osons le dire, un moment où l'imagination est le plus puissant mobile des sciences ; c'est celui où il faut tout créer. Les temps féodaux si déplorables en un sens dans l'histoire de l'humanité, sont devenus une époque mémorable de discussions ardentes, où l'on pesait les droits des peuples : les temps de la philosophie hermétique, qui sont à peu près les mêmes, ont été des jours de prodigieux labeur. Il ne faut pas oublier qu'Albert, si dédaigné maintenant, est peut-être le polygraphe le plus fécond qui ait existé, et il est permis de croire que ce ne fut pas sans un but élevé, sans le désir d'instruire les hommes, que les savants comme lui, touchés des misères de l'humanité, cherchèrent à se mettre en rapport avec les esprits élémentaires. D'ailleurs, ces hommes étaient convaincus que toute science de ce genre se trouvait cachée dans les livres légués par l'antiquité. De là l'étude laborieuse et utile des langues anciennes et même celle des langues orientales ; de là peut-être de nouveaux et féconds rapports avec Aristote, oublié de l'Europe et conservé par les Arabes. [298]

L'idée de la panacée universelle dut être elle-même de quelque influence dans l'étude de la médecine, en excitant prodigieusement les ressorts de l'imagination. Il devait être assidu dans son laboratoire, celui qui s'attendait, comme Arnaud de Villeneuve, à voir tout à coup le plomb, changé en or, bouillonner au fond de son creuset, et l'eau d'immortalité répandre un divin parfum, présage de l'éternelle jeunesse du genre humain ; et, se rappelle-t-on bien, quand on rit de ces erreurs et quand on frémit des crimes qu'elles firent naître, se rappelle-t-on bien ce qu'il ne faut pas craindre d'appeler leurs bienfaits ? Voit-on Raymond Lulle restant paisible religieux dans sa cellule, au lieu de Raymond Lulle parcourant le monde, demandant la science aux orientaux, et l'annonçant d'une voix puissante aux Européens ; proclamant, il est vrai, l'erreur et la vérité comme des guides également bons à suivre, mais enfin proclamant des vérités, et donnant, dans son Ars magna, des principes si nombreux, que plus tard ils ont sans doute fécondé le génie de Bacon ? Il fallait, n'en doutons pas, à une âme de cette trempe un but tout autre que celui qui guide nos savants si supérieurs à lui. Quand Albert-le-Grand, génie puissant dont on a fait un ignoble sorcier, construisait laborieusement son Androïde, Albert-le-Grand étudiait toutes les lois de la mécanique pour les appliquer à un but imaginaire. Quand il recevait l'empereur d'Allemagne, durant la saison rigoureuse, au milieu d'arbres chargés de fruits et de fleurs, la science lui avait révélé des procédés utiles à l'agriculture, dont on fit honneur à la magie, tout en en profitant. Celui qui donna un élan si puissant à la médecine du XVIe siècle, mais qui malheureusement l'enveloppa d'erreurs déplorables, Paracelse, mourant consumé par son propre génie, n'eût rien fait sans cette imagination qui le trompait plutôt, je crois, qu'elle ne l'engageait à tromper les autres.

Qu'après ces hommes ardents sans science positive, chercheurs en un mot, mais opérant des découvertes admirables, parce qu'il n'y a que ceux qui s'élancent dans les routes inconnues qui trouvent ; qu'après ces extravagants, si l'on veut les appeler ainsi, il vienne un homme fin, spirituel, savant, à l'âme tranquille, à l'esprit actif, mais positif ; qu'un Erasme naisse tout à coup, que ce soit le Voltaire du XVIe siècle, qu'il raille, qu'il fasse écrouler l'édifice des erreurs, et que sa voix moqueuse retentisse longtemps dans les siècles, il a pour lui la raison, et il faut l'en louer ; il a pour lui l'acerbe plaisanterie, et il faut en rire, quoiqu'elle soit cachée quelquefois dans de lourds in-folios ; mais il ne faut plus dédaigner ceux qu'il eut raison de combattre. Après tout, les découvertes des philosophes hermétiques viennent d'une source imaginaire, et elles sont positives. La raillerie n'a pu arrêter leur noble fécondité, et nous pouvons énumérer franchement ce que nous leur devons.

1° En philosophie, on doit à l'étude de la cabale plusieurs systèmes dont l'éclectisme de nos jours peut encore faire son profit ; et il faut mettre en première ligne ce vaste projet d'instruction universelle qu'on attribue à Raymond Lulle, génie voyageur qui ne s'arrêta dans sa noble mission que quand les hommes l'eurent arrêté en l'assassinant. Il est indispensable de le rappeler ici : on s'est presque toujours étrangement mépris sur le genre d'obligations que l'Europe savante devait avoir à Raymond Lulle. Les bibliographes, comme le fait très bien observer M. Gence, ont commis une erreur grossière lorsqu'ils ont placé en tête des livres d'alchimie 1'Ars magna ; ils ont pris pour un traité du grand œuvre un vaste [299] système de philosophie puisé en Asie, grossier, mais précieux essai de ces principes encyclopédiques des connaissances humaines, qui devaient plus tard jeter une lueur si vive sur le monde. Raymond Lulle cependant cultiva l'alchimie, n'en doutons pas ; c'était la folie de son temps, mais son génie était de tous les siècles.

2° C'est à l'alchimiste Arnaud de Villeneuve qu'on doit les trois acides sulfurique, muriatique, nitrique, ainsi que les premiers essais réguliers de distillation qui nous ont fourni l'alcool. Roger Bacon dédaignait bien la magie, et il a même écrit contre elle ; mais c'est probablement en se livrant aux vaines recherches de la philosophie hermétique, qu'il trouva cette poudre à canon dont il exagère tant les effets, que, selon lui, un fragment gros comme l'extrémité du pouce pourrait renverser une ville au milieu des éclairs et des roulements d'un effroyable tonnerre.

3° Le même moine, en se livrant sans doute à l'astrologie, a découvert le télescope ; mais, probablement, il n'a connu que la théorie de sa construction, et il voit dans ses effets quelque chose d'analogue aux effets des sciences occultes, puisqu'il dit que, par son moyen, on peut faire descendre en apparence le soleil et la lune sur la tête de ses ennemis.

4° Malgré les absurdités astrologiques débitées par l'infatigable Paracelse, malgré encore son archée, que ses disciples appelaient l'esprit architecte, occupé dans notre estomac à séparer la partie nutritive de la partie vénéneuse, il paraît qu'il a introduit l'usage des préparations antimoniales, salines et ferrugineuses, si puissantes sur nos organes.

Cardan, enfin, cet extatique si connu, n'employa pas tous ses loisirs à de vaines recherches astrologiques ; les mathématiques lui ont de véritables obligations. Mettant de côté son horoscope de Jésus-Christ, dont il ne voulut jamais restituer l'honneur à Pierre d'Ailly qui en était réellement l'inventeur ; appréciant, comme elle doit l'être, la ruse coupable avec laquelle il s'empara des découvertes de Tartaglia, nous n'en répèterons pas moins qu'une science imaginaire fut probablement pour lui le mobile d'un travail fertile en résultats. Si l'on ne peut pas lui attribuer l'honneur de la formule qui porte son nom, on pense qu'il découvrit quelques cas nouveaux, et entre autres celui qui porte le nom de cas irréductible ; qu'il s'aperçut de la multiplicité des équations des degrés supérieurs et de l'existence des racines négatives; et il faut enfin se rappeler qu'il tenta d'appliquer la géométrie à la physique.

Mais nous nous arrêtons dans cette liste de grandes découvertes sorties de l'erreur ; elle deviendrait trop longue, et peut-être serait-on effrayé de ce que la science véritable doit aux rêveries des sciences occultes.

Résumons-nous donc en peu de mots : des études positives ont fait voir à notre siècle que la magie de l'antiquité n'était que la science elle-même ; que la sorcellerie du moyen âge devait ses épouvantables fictions à une maladie très réelle de l'imagination ; que tout le mal qui s'est répandu dans le monde par l'imposture de l'une, par l'ignorance et le fanatisme de l'autre, tenait à une déplorable légèreté d'observations. Soumettons donc maintenant à un rigoureux examen tout ce qui nous paraît tenir aux rêveries de l'imagination : l'esprit philosophique trouvera encore à glaner dans ce qu'auront dédaigné les sciences positives.

Ferdinand Denis

Notes

(1) En général, les Juifs firent pendant les XIIe et XIIIe siècles, les fonctions d'intermédiaires entre les Sarrasins et les Occidentaux. (Tenneman, Manuel de Philosophie, p. 264, traduction de M. Cousin.).

(2) C'est au savant Champollion qu'on doit ce précieux document, qui fait remonter l'astrologie aux temps antiques de l'Égypte ; il a découvert dans le tombeau de Rhamsès V, des tables astrologiques pour toutes les heures de chaque mois de l'année.

(3) Le mot cabale est tiré d'un mot hébreu qui signifie tradition ; il parait avoir eu dans l'antiquité une acception purement religieuse ; c'était une espèce de théologie secrète enseignant à découvrir le sens mystérieux des livres sacrés ; mais dans le moyen âge, et même à une époque plus reculée, on en fit plus spécialement l'art de commercer avec les esprits qui animent le monde invisible, et celui de se rendre semblable à eux par la contemplation.

On divisait autrefois la cabale en deux sections : la première est désignée sous le nom du berœssith, c'est la science proprement dite des vertus occultes renfermées dans le monde ; l'autre, appelée marcava, est la connaissance des choses surnaturelles.

Il y a une espèce de cabale d'un ordre infiniment moins élevé, qui consiste dans la combinaison de certains mots mystérieux que l'on porte sur soi, et qui ont, entre autres vertus, celle de chasser les démons ou de rendre invulnérable. C'est sans doute dans cette série qu'il faut ranger le fameux mot abracadabra. Parmi les formules cabalistiques de ce genre, on révère surtout le mot agla. Ce mot puissant, prononcé en se tournant vers l'orient, fait retrouver les choses perdues, découvre ce qui se passe, aux pays lointains, et opère encore mille autres merveilles, de même que le mot bedouh ; mais les savants qui ont sondé toutes les profondeurs de la cabale, n'ajoutent point foi à ces espèces de formules talismaniques, qui nous sont peut-être parvenues sous une forme altérée, et dont l'origine religieuse est entourée de mystères.

De même que la cabale a trouvé une vertu secrète dans l'arrangement de certains mots ou de certaines lettres, de même elle a considéré la disposition de certains nombres comme le principe des connaissances les plus merveilleuses. Les cabalistes, après les pythagoriciens, prétendirent trouver la révélation de l'avenir dans les nombres; le XVIIe siècle appliqua cette belle découverte aux noms propres, et il en résulta d'étranges extravagances qui eurent, comme on le sait, une influence politique bien extraordinaire. C'est ainsi que le nombre 666, qui est celui de la bête de l'Apocalypse, s'étant trouvé dans le nom du pape Paul V, les réformés en tirèrent les inductions les plus favorables à leur cause. Nous n'avons pas classé l'onomancie parmi les diverses formules de l'art divinatoire, parce qu'elle se lie essentiellement à la cabale.

Selon Agrippa, l'échelle des nombres est, dans le monde archétype, l'essence divine, de même qu'elle est l'intelligence suprême dans le monde intellectuel. Dans le monde céleste, c'est le soleil; c'est la pierre philosophale dans le monde élémentaire, le cœur dans l'homme, qui représente un petit monde (microcosme). Il est à remarquer que cette idée, qui fait de l'homme l'abrégé de l'univers, a été probablement émise pour la première fois par un philosophe chinois d'une haute antiquité, dans lequel on retrouve la plupart des idées de Platon. La connaissance complète de Lao- tseu ferait probablement faire un pas immense à la science des origines philosophiques. Chez les anciens, l'unité (la monade) représentait Dieu ; le nombre deux, la dyade, était l'emblème de la matière susceptible de toutes sortes de formes ; le triangle devint le symbole de la nature animée. Les pythagoriciens et les platoniciens, après avoir vu dans le triangle l'image de l'ensemble des êtres, firent du carré l'emblème de la divinité. Plus tard, la science des nombres s'attacha à des détails d'un ordre moins élevé et ne fut souvent qu'une forme emblématique de certains faits ou de certains événements. Hippocrate, dit-on, voyait dans le nombre cinq le symbole de la santé. Celui de quarante présentait une signification mystérieuse en raison de quarante ans que les Israélites passèrent dans le désert. Le nombre de cinquante a été regardé par Philon comme le symbole de la liberté, parce que toute servitude finissait lors du grand jubilé des Juifs, qui se renouvelait tous les cinquante ans.

Il nous serait facile de multiplier à l'infini les exemples de cette nature. Nous nous contenterons de rappeler que la combinaison des nombres a été regardée, chez la plupart des nations, comme exerçant une telle influence sur les destinées de l'homme, qu'on en a formé diverses figures cabalistiques auxquelles on attribuait les vertus les plus énergiques.

(4) Le sabbat doit remonter à une certaine antiquité, puisque saint Augustin en fait déjà mention. Quelques antiquaires donnent au sabbat et même aux danses féeriques, si fameuses dans l'Ecosse, une origine peu connue, mais qui nous semble parfaitement expliquer le but primitif de ces assemblées mystérieuses, célèbres surtout en France.

Les peuples d'origine celtique, disent-ils, attribuaient à la lune une grande influence sur toutes les parties de la terre. Le sixième jour du croissant, s'il faut s'en rapporter à Pline, était appelé par eux le jour qui guérit tout, et dans ce jour respecté de la pleine lune, ils sortaient de leurs demeures toute la nuit, pour honorer l'astre favorable par des danses et par des chants. L'usage était de se rendre à ces assemblées religieuses avec des flambeaux allumés, qu'on déposait sur le bord des fontaines, auprès d'un arbre chargé de feuillage, et quelquefois encore sur une pierre consacrée, comme si l'on avait voulu rendre ainsi un mystérieux hommage aux clartés célestes qui faisaient pâlir les feux de la terre. Cet usage se perpétua d'âge en âge, malgré les rites du paganisme, introduits dans les Gaules, malgré les cérémonies du culte chrétien qui leur succédèrent. Voués à leur ancienne religion, persévérants dans leurs usages, les druides renouvelaient leurs assemblées, malgré les défenses expresses des canons de l'Église ; enfin, un capitulaire de Charlemagne parut, qui ordonnait irrévocablement l'abolition des promenades nocturnes où l'on venait, par respect pour la tradition, renouveler un religieux hommage à l'astre vénéré de nos ancêtres.

Un autre capitulaire déclarait sacrilège tout curé qui ne s'opposait point à ce culte des objets de la nature. Ainsi que cela arrive toujours, ces défenses impérieuses excitèrent le zèle de quelques anciens sectateurs du druidisme. Alors on vit se renouveler plus que jamais ces mystérieuses solennités où les anciens dieux étaient adorés à la lueur des flambeaux. C'était dans les campagnes les plus désertes, souvent au sein des montagnes, qu'on allait offrir des sacrifices, et qu'on remit en honneur d'antiques usages, que le peuple, comme le dit Peloutier, traita de cérémonies magiques, parce qu'elles étaient étrangères aux rites qu'il pratiquait. Les adorateurs de Teutatès reçurent le nom de sorciers. Les assemblées nocturnes où ils honoraient la nature, devinrent un horrible sabbat où Satan répandit son esprit de vertige sur ceux qui lui rendaient hommage. Les danses sacrées qui terminaient ordinairement ces réunions religieuses servirent merveilleusement les récits que la haine dictait. Les jeunes druidesses vêtues de longues robes blanches, qu'on avait vues durant les nuits dans la campagne, devinrent des magiciennes ou des fées, que le peuple implorait et qu'il redoutait tour à tour. Il faut l'avouer, de toutes les origines du sabbat, celle-ci nous semble et la plus poétique et la plus vraisemblable.


1833 - Revue universelle Tome 6

1833 revue universelle t6Revue universelle

Bibliothèque de l'homme du monde et de l'homme politique au 19e siècle

Première année – Tome VI

Bruxelles - Louis Hauman et Cie, éditeurs

1833 - De la philosophie de l’histoire

Sciences – Doctrines. De la philosophie de l’histoire selon les systèmes du XIXe siècle, par Adolphe Mazure.

Extrait, pages 166-170

Trois hommes en Europe ont, depuis un siècle, changé la direction des études historiques ; le premier est l'italien Vico, dont voici les idées dans un rapide aperçu.

Vico, métaphysicien de l’histoire

Pareil à ce Dieu dont il est question dans Homère, qui en trois pas parcourait l'immensité du ciel, Vico, jetant son profond regard sur les diverses successions d'âges qui se déroulent dans le domaine de l'histoire, y détache trois points fixes ou phases générales, à travers lesquelles il est dans les destinées des peuples de passer invariablement. Ces trois époques, Vico les caractérise sous les noms de divine, héroïque et humaine, âges des dieux, des héros et des hommes : distinction analogue à celle du romain Varron, qui partageait aussi le temps en obscur, fabuleux et historique.

Plongeant à l'origine des premières traditions des peuples, il fouille dans cette nuit ; il tente d'explorer ce qu'il y a au fond de toute histoire, et de faire saisir aux regards ces pierres fondamentales angulaires sur lesquelles repose tout l'édifice des sociétés humaines. Or, la sonde irrésistible dont il sert pour pénétrer dans ces profondeurs, c'est l’étymologie, instrument admirable que lui prête la linguistique, surtout la science des origines latines, et qu'il manie avec un art merveilleux.

Aussi, aux lueurs de ce flambeau des conjectures étymologiques, voyez comme, d'une part, il vivifie, comme, de l'autre, il fait évanouir les croyances transmises de siècle en siècle sur la foi des premiers historiens, comme il fait et défait à plaisir et à volonté les héros et les grands hommes ; demandez-lui ce que deviennent, sous son audacieuse investigation, les grandes figures qui, aux temps les plus reculés, rayonnent dans les pages conventionnelles de l'histoire. Il vous dira que ce sont des types universels, produits par la tendance de l'esprit humain, qui toujours aspire à simplifier et à comprendre les époques les plus brillantes et les plus compliquées sous une expression générale et formelle, et qui, dans ces temps obscurs, se complaisait a réaliser dans un Dieu, dans un héros, dans un homme, tout l'ordre des pensées d'un siècle.

Oui, c'est suivant Vico, une pensée populaire qui se personnifie, se fait homme, et se transmet inaltérable sous son enveloppe symbolique aux raisons crédules des générations naissantes, jusqu'au jour où la raison progressive se lève, pénètre dans l'abîme, et répand le jour historique à travers ces ténèbres visibles du monde primitif. Ainsi les Hermès, les Orphée, les Numa, les Lycurgue furent des époques, des types, et n'eurent jamais existence d'homme. Ainsi le vieux et mendiant aveugle, chantre d'Achille et d'Ulysse, ne fut jamais aveugle, ne parut jamais sur les bords du Mélès, ne mendia jamais dans les villes d'Ionie; mais on appela [p.167] Homère une légion de poètes réalisant la pensée totale de l'héroïsme grec, recevant l'art par le même souffle divin, et se léguant la continuation de l'œuvre admirable que les grammairiens de Pisistrate auraient ensuite réuni dans un seul poème, comme si c'eût été le produit d'une seule et identique inspiration.

De sorte que, parmi les peuples primitifs vers lesquels l'investigation historique remonte avec tant d'efforts, le spectacle permanent qui se manifeste est la lutte incessante et essentiellement dramatique de l'idée et du symbole, de la lettre et de l'esprit ; c'est l'idée, tendant et aspirant sans repos à briser l'enveloppe symbolique des temps divins et héroïques, et à apparaître pure, brillante, claire aux yeux de la raison, qui, elle-même, devenant humaine, c'est-à-dire civilisée, croît, grandit, et se déroule dans sa puissance et sa majesté, à la lumière toujours croissante de la science.

Mais cette histoire est progressive ; le règne des Dieux se fond et se perd dans celui des héros ; le règne des héros se fond et se perd dans celui des hommes, et successivement ainsi, en suivant toujours les mêmes phases ; car toujours, avec une étonnante uniformité, selon les siècles et les peuples, vous voyez les mœurs passer et changer, avec les droits qui en jaillissent, avec les jurisprudences et les gouvernements, avec les langues surtout dans leurs trois degrés, hiéroglyphique, symbolique et vulgaire, conformément aux trois grandes divisions de tout l'ordre historique, qui font le point de départ de la théorie de Vico.

Puis, lorsqu'il a d'une main ferme, et avec une étonnante divination du passé, reconstruit l'antiquité entière au gré d'une formule qu'il appelle idéale, c'est-à-dire conforme à ce que devait être l'humanité, et qu'il nomme éternelle, parce qu'elle résulte des lois inaltérables et constitutives de notre nature ; lorsqu'il a assisté aux funérailles d'une époque humaine, comme au bûcher du phénix, d'où sortira une nouvelle branche de l'humanité appelée à recommencer sans fin le cercle inévitable, Vico poursuit, avec un regard dominateur, tous les replis de la spirale éternelle. Partout, dans l'ancien, dans le moyen, comme dans le nouvel âge, il retrouve l'uniforme retour des destinées sociales ; partout les Dieux, les héros, les hommes, les gouvernements qui, sortis des ténèbres et aux éclairs de la théocratie, deviennent tour a tour aristocratiques, démocratiques, monarchiques ; partout les mêmes lois produites par les mêmes mœurs, les mêmes langues, sauf quelques différences de dialectes, issues des mêmes besoins intellectuels. Et ne lui parlez pas des exceptions trop nombreuses que lui présente le tableau fidèle des événements de l'histoire, événements qu'il n'est pas toujours facile de plier et d'assimiler dans une théorie ; n'en parlez pas à Vico, car il se plaît à les poursuivre, à les saisir, à les dissoudre, à fondre tous les détails exubérants et inharmoniques des choses humaines sous la roue tournante de sa synthèse irrésistible.

Herder, orateur de l’histoire

Le second philosophe de l'histoire est l'allemand Herder (1), qui, reculant le cercle, étroit encore, tracé par Vico, a agrandi le point de vue que celui-ci n'avait pas développé. Au lieu de ces retours périodiques, de ces phases uniformes à chaque naissance de peuple et sans progrès définitif, au lieu de regarder chaque peuple comme une individualité à part, ayant son développement et sa vie intégrale en [p.168] lui-même, et dont il faut étudier à part le mouvement intellectuel, Herder a conçu, une synthèse plus large et plus généreuse ; c'est le genre humain qui est ici un seul peuple, dont les peuples en particulier sont les divers membres, et dont les empires sont les accidents ; à l'individualité des peuples succède l'individualité du genre humain. Or, le genre humain ne recommence jamais son œuvre, comme le veut Vico ; dans cette voie indéfinie de perfectibilité à travers laquelle il s'avance, il n'y a point le monde ancien et le monde moderne, mais un seul monde qui naît, grandit et se développe sans interruption, quoique avec des retours soudains, dans le vaste cercle du temps que la Providence lui a donné de parcourir. Et le genre humain, c'est l'homme lui-même ; l'homme qui, jeté sur la terre comme le gland dans la forêt, y produit un arbre immense qui ne connaîtra pas de déclin, et verra croître ses rameaux jusqu'à un point que nous ne saurions imaginer.

Herder n'a point l'érudition étymologique de Vico; mais il a, plus que l'Italien , un vif pressentiment, une vaste compréhension de la pensée humaine dans le présent et dans l'avenir ; il plane de plus haut et avec une vue plus large sur l'histoire humaine ; car c'est vraiment l'histoire de l'humanité dont il entreprend de produire l'empreinte palpitante ; et voilà pourquoi il ne néglige aucun élément important, et embrasse dans sa grande généralisation, la religion, la philosophie, la morale et l'art. Oui, tout ce que les hommes adorent et croient, tout ce qu'ils apprennent et exécutent, Herder le voit et le réfléchit dans un vaste tableau ; il se place au centre des religions et des poésies, il fait mouvoir autour de l'humanité toutes ces brillantes constellations de science et d'art qui font notre splendeur mortelle, et surtout il cherche à démontrer le parallélisme que soutiennent tous ces grands objets avec le développement progressif des sociétés, et l'ordre providentiel qui préside aux grands événements, c'est-à-dire aux révolutions ou aux renouvellements des empires.

Ballanche, poète de l’histoire

Le troisième de ceux que j'ai voulu citer est Ballanche, illustre contemporain, noble génie français, poète de l'histoire, comme Vico en est le métaphysicien et Herder l'orateur. Ballanche évoque le génie des temps antiques, il en possède le secret, il en a reçu le souffle inspirateur. Ce grand prosateur est armé d'une lyre à la fois sublime et touchante, sur laquelle vibrent tous les accords, toutes les harmonies de l'homme individuel et social. Disciple de Vico, dont il a été l'introducteur dans notre pays, il ne s’enferme point dans la formule universelle et fatale du maître ; il prolonge indéfiniment le cercle agrandi de l'humanité, et, comme Herder, il a conviction que ces spirales qui forment les évolution de la société à ses époques rétrogrades, sont en réalité des pas en avant, qui toujours ramènent le genre humain à un degré plus haut que la dernière plate-forme sur laquelle il a précédemment stationné.

Dans sa préoccupation de cette idée, que le monde est la grande cité, et que la cité n'est que la forme symétrique du monde, le véritable microcosme, comme disaient les anciens, renfermant en lui tous les éléments qui font l'univers, Ballanche s'attache aussi à l'histoire romaine, que les travaux des Allemands postérieurs à Vico lui ont permis d'approfondir, et il cherche à symboliser cette histoire dans une formule qu'il lui semble possible d'appliquer, soit aux autres nations en particulier, soit aux développements et à la durée du monde entier.

Ce qui se fait surtout remarquer dans Ballanche, ce qui plane au-dessus de ces [p.169] hautes et pénétrantes divinations synthétiques du passé ; ce qui lui fait dire qu'une idée est en lui et qu'il a été appelé à la divulguer tout entière, c'est la conviction intime et profonde qu'il a de l'avenir ; c'est cette foi au progrès, au cercle indéfini et toujours s'élargissant de la pensée, à cette vie essentiellement perfectible de l'esprit humain, à cette aile de l'intelligence qui toujours plane, s'agrandit et acquiert de la puissance dans son vol, et dont rien, que la volonté de Dieu en brisant le monde, ne suspendra l'essor et n'arrêtera les destinées glorieuses. Et, par dessus tout cela, on aperçoit cette idée, profondément religieuse, du monde considéré comme la cité mystique, telle qu'elle était conçue par le sentiment religieux des premiers Romains, quand leurs augures enfermaient la cité dans les murailles consacrées, et circonscrivaient dans le ciel, avec le bâton augural, les limites du templum, ou de l'enceinte sacrée ; haute et antique conception, selon laquelle la cité est le symbole de l'univers, et l'univers lui-même est considéré comme le temple dont la terre est l'autel, et l'homme le prêtre.

Cet homme est poète, soit, lorsqu'après avoir préludé par son excellent essai sur les Institutions Sociales, dans lequel il apprend aux gouvernements qu'ils ne doivent point résister, pour s'aller briser en aveugles contre l'irrésistible mouvement qui précipite les nations dans la voie providentielle des transformations, il développe dans sa Palingénésie cet axiome social : que « l'homme, hors de la société, n'est, pour ainsi dire, qu'en puissance d'être ; qu'il n'est progressif et perfectible que par la société, destiné qu'il est à lutter à la fois contre les forces de la nature physique et de la nature morale, ce double combat dont la civilisation, la vertu et la vérité doivent sortir triomphantes ; » soit que, dans Orphée, admirable épopée de la muse civilisatrice, il essaie de marquer le passage de l'âge héroïque à l'âge humain, et de donner ainsi, sous la formule poétique, l'histoire idéale et mystique des premières évolutions de l'esprit humain dans les temps antiques.

Ce qui distingue surtout Ballanche de Herder , c'est la pensée religieuse beaucoup plus intime et plus profonde qui semble le rapprocher de l'illuminisme de Saint-Martin, à part les ténèbres mystiques qui altèrent ce théosophe ; c'est la base chrétienne qui supporte toutes ses théories idéales ; c'est cette loi première, universelle de l'initiation douloureuse par laquelle chaque homme, chaque peuple, le monde entier ont passé et passeront dans leurs phases de renouvellement ; c'est l'idée primitive de l'épreuve et de l'expiation, notion sainte, ayant sa racine dans celle de la chute et de la réintégration de l'homme, et qui forme le double tissu de la vie des hommes ici-bas, jusqu'à ce que, la dernière épreuve terrestre étant consommée, l'humanité subisse sa définitive transformation, pour être, de là, tout entière transfigurée et renouvelée dans le ciel.

Autour de Ballanche, de ce Bernardin de Saint-Pierre des harmonies sociales avec plus de spiritualisme et de religion, de cet homme dont la parole est plus douce que le miel, μελιτος γλυκιων, comme parle Homère, il s'est formé de nos jours, et dans notre pays, une fertile et brillante élite d'écrivains, poètes, rhéteurs, jurisconsultes, qui ont aussi placé le résultat de leurs recherches sous le jour si pur, naguère encore si nouveau, de la science nouvelle. L'histoire, depuis quelques années, dans les chaires et dans les livres a été philosophique ; et l'histoire de France, dans les éloquentes leçons professées à la Faculté des Lettres par M. Guizot, a eu son érudit interprète, comme l'histoire romaine avait suscité [p.170] l'allemand Niebuhr ; tous les deux ont subordonné les résultats positifs de leurs vastes travaux au cercle philosophique du développement évolutif, qui semble être la découverte ou la conquête du génie de l'histoire au dix-neuvième siècle.

(1) Lisez, dans l'introduction de l'ouvrage de Vico, par M. Michelet, et dans le premier tome du Cours de philosophie de M. Cousin, d'excellents aperçus sur Vico et Herder.
Bibliothèque universelle des sciences, belles-lettres, et arts
Publié par Impr. de la Bibliothèque universelle, 1834