1835 – Lerminier – Au-delà du Rhin

1835 Lerminier 02Au-delà du Rhin: la politique, la science

Par Jean Louis Eugène Lerminier, professeur au collège de France

Paris. Félix Bonnaire, éditeur, rue des beaux Arts, n° 10

M DCCC XXXV – Tome II – La science - 1835 - 

Tome I : http://books.google.fr/books?id=MfEOAAAAYAAJ
Tome 2 : http://books.google.fr/books?id=kPkOAAAAQAAJ

Les universités - Extrait, page 30

Si vous allez visiter M. Baader dès le matin, à sept heures, vous le trouvez disposé à épancher devant vous sa verve et son esprit : il est animé, vif, ardent ; il donne aux matières les plus graves une chaleur qui étonne et qui charme; il parle de philosophie et de religion avec une excitation entraînante ; avec lui le mysticisme, le grave mysticisme, a une ardeur scintillante qui pourrait, Dieu me pardonne, vous monter à la tête comme une pointe de Champagne. Mais dans cette conversation du mystique de Munich, que de traits, que d'imprévu, que de rapprochements nouveaux, que d'inductions piquantes ! Jacob Bœhm et Saint-Martin ne pouvaient rencontrer un propagateur plus intelligent et d'une verve plus envahissante.

Deux christianismes, extrait, pages 186-199

Munich est la capitale d'un mysticisme catholique qui veut à la fois honorer et dominer [p.187] l’église officielle. Baader est le chef infatigable et persuasif de ces mystiques ultramontains : ses maîtres sont Jacob Bœhme et Saint-Martin; il les continue en les développant (1). Il se propose [p.188] de raviver la lettre catholique par une invasion progressive de l'esprit : il voudrait régénérer l'idée même dans la permanence des formes extérieures. [p.189] Le piétisme et le mysticisme catholique s'efforcent parallèlement de relever l'esprit chrétien ; ils sont séparés aujourd'hui sans être hostiles ; peut-être se combattront-ils un jour, mais nous [p.190] les croyons destinés à une réconciliation qui consommera l'unité du mysticisme chrétien.

Quand le mysticisme chrétien sera sorti [p.191] élémentaire et simple du dualisme et des variétés qui le partagent, les formes antiques n'en pourront supporter l'esprit et le feu, elles tomberont. [192]

Mais au-dessous du mysticisme chrétien il y a le mysticisme de l'infini. Si belle que soit la tradition chrétienne, elle n'est point égale à l'universalité des choses. L'humanité ne peut [193] s'enfermer éternellement dans la conception hébraïque de la cabale et de l'Évangile. Le christianisme, si pur et si éthéré qu'on se le représente, est lui-même une forme matérielle, [p.194] en face de l'idéalité, éphémère en face de l'éternité.

De toutes les traditions du monde et de la [p.195] verve même de l'esprit humain peut seulement sortir la satisfaction véritable de l'humanité. Le mysticisme de l'infini absorbera par une supériorité nécessaire le mysticisme chrétien. Cela fait, [p.196] des formes nouvelles s'élèveront sur la face changée de la terre, au milieu des hommes convertis. [p.197]

L'Allemagne, comme si elle eût voulu obéir à la parole de Novalis, a ouvert, pour ainsi parler, une école de christianisme scientifique [p.198] et de disciplines religieuses. Elle concourt à la religion future du genre humain par sa théologie, comme elle y travaille par sa métaphysique.

Note

[Cette note remplit les pages 187-199]

(1) Baader écrit quelquefois en français. Pour donner à nos lecteurs une idée de sa philosophie et de sa manière, nous citerons un fragment sur le temps, plein d'aperçus ingénieux. Nous avons retranché de ce morceau de longues notes. « Le mouvement accompli de la vie roule sur ces trois points de l'origine, de la permanence et de la rentrée, ou en autres mots, la production (la descente), la conservation et la réintégration (réascente). C'est dans ce sens que Dieu est représenté dans l'Écriture comme l'Être qui est, qui a été et qui sera toujours.

« C'est donc avec erreur qu'on a représenté jusqu'ici l'Éternité comme une présence immobile et glacée, ne voyant pas que dans cette présence les deux autres temps (le passé et l'avenir) doivent y être compris, afin d'effectuer l'existence ou la permanence accomplie dans ses trois dimensions. Tout ce doné qui est dans l'éternité, c'est-à-dire tout ce qui est reçu dans la vie accomplie (parfaite ou absolue, car c'est le sens vrai du mot : vie éternelle), doit se reconnaître comme existant toujours, comme ayant existé toujours et comme devant exister à jamais, et par là reposant dans son mouvement toujours et toujours se mouvant dans le repos, ou comme toujours nouveau et cependant toujours le même.

« A ce temps éternel, lequel on peut appeler avec Saint-Martin le temps vrai, on a opposé jusqu'ici le temps dans le sens rétréci, dans lequel le présent manque toujours (parce qu'il n'y a que les deux dimensions du Ternaire complet du temps qui sortent, savoir le passé et l'avenir) et dans lequel le vide de la présence vraie n'est rempli que par une présence apparence (Prœsentia Plœnomenon).

« Apparence, laquelle on n'aurait pas tort de nommer Apparition dans toute la force de ce terme, et de nommer par conséquent ce temps dernier, dans un sens un peu plus profond qu'on n'est accoutumé de donner à cette expression, le temps apparent.

« Mais ce n'est nullement la présence apparente, c'est au contraire la négation absolue de toute présence vraie, laquelle se trouve opposée directement à la présence vraie, et l'opposition entre le temps vrai et le temps apparent n'est donc qu'apparente elle-même, au moins point directe, laquelle ne se trouve qu'entre le premier et un troisième temps, lequel on doit nommer le temps faux. En effet le Dualisme du temps apparent (haletant et palpitant toujours) se montre en dernière analyse comme l'effet d'une telle réaction négative s'opposant à la manifestation parfaite de la présence vraie, quoique cette réaction elle-même se trouva toujours réprimée de nouveau, de sorte qu'elle ne saurait jamais éclater elle-même, et qu'elle ne puisse manifester sa propre présence que négativement, c'est-à-dire par la non-manifestation de cette présence réelle ou du temps vrai. Le feu qui cherche ici de s'ouvrir ou de faire son explosion, n'est donc point un feu générateur et nourrissant, mais un feu destructeur, et l'inflammabilité de ce feu (nommé dans l'Écriture « le ver rongeur, ne mourant jamais ») fait le danger et pour ainsi dire le sérieux de chaque vie créée ou émanée (Periculum vitæ).

« Ce n'est point à tort qu'on a comparé plusieurs fois le mouvement de la vie dans le temps apparent avec le mouvement périphérique, celui-ci n'étant produit comme on sait que parce que ni la puissance qui réalise ou pose le centre, ni la puissance opposée, laquelle l'annule, ne sont en état de se faire valoir exclusivement. Cette comparaison, saisie organiquement, et non pas seulement mécaniquement, serait devenue plus instruisante si on eût bien considéré que les notions du centre et de la périphérie s'entendent ici dans leur rapport mutuel au-dedans d'un seul et même système organique ; car dans un tel système, ce n'est que par le repos (le posément) du centre que se fait le mouvement libre dans sa périphérie (dans son extérieur), parce que tout mouvement ne part que de l’Immuable, comme ce n'est que par le non-repos de ce centre (c'est-à-dire son ouverture ou sa disparition) que s'effectue la géhenne de l'arrêt du mouvement libre dans la périphérie. Au milieu de ces deux extrêmes se trouve un état troisième, c'est-à-dire un mouvement dans la périphérie qui n'étant ni appuyé par son centre interne ou propre (raison pour laquelle ce mouvement ne peut être libre), ni arrêté par l'ouverture de son autre centre, part d'un centre extérieur à l'être qui se meut de cette sorte dans la périphérie ; et c'est précisément ce mouvement dans la périphérie qui caractérise le temps apparent.

« En effet nous nous trouvons renvoyés par l'Écriture même à cette théorie du temps (du monde temporel), lorsqu'elle appelle l'Esprit négatif le menteur et le meurtrier du commencement, c'est-à-dire du commencement de ce temps apparent ; car commencer ce temps, ce n'est que finir (arrêter ou suspendre) pour soi-même le temps vrai, et celui qui a commencé (de cette manière) de passer, ne saurait plus (au moins réduit à ses propres fonds) finir de passer.

« Supposons naître au milieu d'un système des êtres une action contrariant et menaçant l'unité et l'harmonie active de ce système. On comprend que le rapport (ou la relation) du centre d’un tel système avec cette action ne peut plus rester le même et qu'il doit changer sur l'instant. Si l'agent dans le moment de la naissance de cette action réfractaire se trouva en relation directe ou totale avec ce centre, celui-ci réagira à son tour dans sa totalité ou directement sur et contre cet agent pour arrêter et annuler son action ou pour l’éloigner de soi-même, pas absolument il est vrai, parce qu'un éloignement absolu sera un anéantissement absolu, mais relativement, c'est-à-dire l'agent rebelle cessera de se trouver en rapport actif direct avec le centre producteur. Il ne sera plus soutenu et rempli par lui qu'extérieurement, de sorte que la durée d'un tel agent ou être ne se trouvera plus fondée que dans son intérieur, tandis que, dans son intérieur, cet être ne se trouvant que dans une étisie permanente ne puisse faire que désiner ou descendre toujours; désinence inarrêtable dans l'intérieur, correspondante au placement, pour ainsi dire, inamovible dans l'extérieur (c'est-à-dire dans l’espace).

« Un agent au contraire, lequel dans le moment de l'exercice d'une telle action contrariante l'unité du système, ne se trouva pas dans un rapport direct ou total avec cette unité, ou un agent dont l'action contraire n'aura pas attaqué directement le centre, mais seulement indirectement, ne ressentira pas non plus la réaction directe supprimante ou le poids total du dernier, et tant son éloignement du centre que l'anéantissement dans son intérieur (comme l'effet naturel de cet éloignement) ne seront donc non plus qu'indirectes ou partielles.

« C'est précisément dans ce dernier cas que se trouve l'homme dans ce temps apparent, vis-à-vis ou au-dessous de la Divinité, et il sera instructif de développer quelques caractères de ce temps, lesquels, très obscurs d'ailleurs et incompréhensibles, s'expliquent très naturellement quand on les considère sous ce point de vue.

« Premièrement si dans ce temps apparent l'homme ne peut trouver jamais l'action totale du centre, il suit qu'il ne puisse jamais trouver son Dieu total autant qu'il ne se tient que dans ce temps. Tout ce qui se présente à lui dans ce temps et l'espace le sollicite donc (ou d'une manière douce ou d'une manière terrible) d'en sortir ; car ce n'est, comme on le sait parfaitement en théorie, quoiqu'on l'oublie toujours dans la pratique, qu'une illusion quand cet homme abusé toujours de ce temps, y croit pourtant toujours, c'est-à-dire quand il espère toujours de trouver dans un autre point ou partie de ce même temps ou de ce même espace ce qu'il n'a pas pu trouver dans un premier. — Toutes les soi-disantes démonstrations de Dieu ou proprement tous les cultes, qui ne vont pas effectivement sortir du temps ne vous manifesteront donc jamais ce Dieu total dont vous sentez le besoin. Enfin comme c'est la nature de chaque fraction de l'unité de diminuer dans sa valeur en proportion qu'elle monte dans ses puissances, et de s'approcher par cette progression ou croissance vers le néant, on voit donc pourquoi chaque être temporel n'étant qu'une fraction de l'unité et point un entier dans son ordre (raison par laquelle il est composé en essence et dissoluble), et ne pouvant s'élever dans ses puissances qu'en se séparant toujours plus de cette unité centre, doit en croissant s'épuiser toujours plus (c'est-à-dire vieillir) et que sa vie (temporelle) même le doit mener à sa mort.

« Une autre conséquence, plus consolante de cette manière de voir, est la suivante, savoir, que dans la notion d'un temps apparent même se trouve comprise celle d'une rédemption ou réintégration possible, et que par conséquent la nature temporelle se montre comme la première religion. C'est l'amour miséricordieux qui temporise avec ses enfants égarés, et l'eau élémentaire, nommée par Steffens la larme de la nature, peut donc être nommée par la même raison la larme première de cet amour. — En effet, comme la communication indirecte de l'être encerclé dans ce temps se présente comme communication médiate, l'idée d'un médiateur nous rencontre, comme le fil d'Ariane, du moment que nous entrons dans ce temps.

« Cette communication médiate en étant plus extérieure, c'est-à-dire plus abaissée ou déprimée que la communication directe, il suit que le centre même, autant qu'il soutient sa communion active avec l'être dégradé, se trouve à son tour dans une espèce de dépression : dépression laquelle on aurait pourtant tort, de la croire être autre chose qu'une émanation descendante de ce centre (l’amour descend), lequel se fait ou rend organe par cette émanation ou descente, sans cesser pourtant de demeurer centre ou principe. Cette émanation, en suspendant ses puissances développées (sa gloire, Philip. 2, 6,7), en s'expatriant, se réduit donc à l'état inostensible de germe ou de racine, pour pouvoir semer dans les êtres dégradés, afin que par sa réascension ou croissance elle puisse les réunir et les relever en et par soi-même dans le temps vrai, comme la semence d'un arbre, en rassemblant dans son unité collective les puissances végétatives, dispersées et supprimées par leur dispersion, dans la terre, les relève avec soi au-dessus de cette terre. Mais regardez ici l'industrie de cet amour ! Car ce centre générateur en devenant régénérateur, c'est-à-dire en descendant plus profondément dans son propre être, pour y puiser cette émanation régénératrice, trouve par cela le moyen d'entrer aussi plus avant dans les êtres à régénérer, de sorte que ceux-ci, après leur régénération ou réintégration, se trouveront plus intimement unis et plus élevés dans leur centre générateur qu'ils ne l'étaient avant leur chute ou départ, et qu'ils se trouveront dorénavant inséparables (illabiles) de la vie du centre ; à peu près comme nous voyons la nature organisatrice fortifier toujours une partie blessée de l'organisme et la rendre moins vulnérable pour l'avenir ! Felix culpa !

« On le trouvera bien clair sous ce point de vue ; que l'athée (ou celui qui, s'opposant à la manifestation complète de Dieu dans son intérieur, pourrait être nommée Déicide) ne nie que cette manifestation intérieure (morale comme on dit) de ce Dieu, mais non pas sa manifestation extérieure, nommée par lui lois de la nature, sort, fatalité, etc., etc., et on ne peut réfuter un tel athée qu'en lui montrant que sa propre anomie (privation intérieure de toutes lois) contre laquelle il oppose vainement son autonomie mensongère, ou en autres mots : que sa séparation intérieure de Dieu n'est que son propre ouvrage et l'effet de sa propre faute.

« A la notion du temps apparent se lie étroitement celle de la pesanteur. On nomme pesant, dans le sens le plus général, ce qui, séparé intérieurement de son principe générateur et abandonné à soi-même et dans l'impuissance de se soutenir (en existence), et a besoin pour cela d'un secours extérieur, pour conserver et entretenir une communion (indirecte) avec ce principe, parce que sans cette communion il n'y aurait point de conservation ou permanence. Et il semble être important de fixer 1’identité de ces deux notions, savoir celle de la conservation d'un tel être et de son support (ou pour ainsi dire, remplissement) extérieur.

« Comme l'être temporel, séparé de son centre, ne le comprend plus dans soi-même, ou comme cet être n'est pas rempli (intérieurement), c'est-à-dire comme il est vide de lui, il doit trouver dans sa propre circonscription la même impuissance de soutenir ses éléments ou facteurs dans leurs centres respectifs (de les remplir), et il sera montré dans une autre occasion comment cette constitution de l'être temporel a pu donner naissance à cette théorie des atomes, prise par les philosophes ancien grecs dans un sens beaucoup plus profond, que par nos mécaniciens modernes depuis Descartes. En effet, la même tendance, ou pente de se séparer de son centre, soit par une explosion, soit par une dissolution, se continue dans ce même être tombé, lequel, ou après qu'il a conçu la volonté rebelle de surmonter son centre, ou la volonté basse de se subordonner à un centre inférieur, ressent naître cette même volonté, réfractaire ou basse, dans tous les points de sa circonscription particulière, parce que le principe supérieur, porteur ou élevant et soutenant (le centre de gravité ou l'orient), est en même temps le principe unissant, substantant ou corporisant pour chaque être.

Pour chaque être séparé de son centre générateur, et tombé dans une enceinte plus extérieure (donc plus étroite), on peut donc fixer l'échelle suivante pour sa réascension ou réintégration possible. 1° Désordre ou solution de la vraie continuité ou corporisation supérieure (laquelle se montre donc, relativement à cette enceinte inférieure, comme une corporation dans l'ordre des principes) : on peut nommer cet état de désordre celui de l'abimation ; 2° immédiatement à cet état succède un rassemblement forcé ou une corporisation inférieure et extérieure, laquelle sert pour fixer un esprit central et de ralliement sur elle. Cette corporisation (laquelle ne peut exister que par une translocation ou transposition (sensible et douloureuse) de ses éléments, parce que l'être qui se corporise de cette manière inférieure est lui-même transposé) sert à la réunion des débris épars de cet être comme en même temps à la séparation de ceux, lesquels se trouvent dans un rassemblement contre nature, afin que, tant par ces ralliements que par ces séparations, cet être se corporise de nouveau dans l'ordre supérieur, comme arme et résistance contre une action opposée à cette corporisation dernière, action laquelle se lâche de se corporiser ou de se substanter à son tour, mais se trouve toujours empêchée dans cette entreprise par la corporisation régulière extérieure; 3° enfin, après que le but de cette corporisation inférieure est rempli, c'est-à-dire que la corporisation supérieure et dorénavant indissoluble est finie, la mort, ou la dissolution de la corporisation inférieure, doit coïncider avec la génération accomplie de la corporisation supérieure, comme l'échafaudage s'écroule après que la maison est bâtie.

« C'est donc dans un sens très vrai qu'il nous est dit dans les Proverbes que chaque être ici-bas a son temps, lequel doit finir pour lui ou quand il en a fait tout l'usage bon pour sa corporisation supérieure, ou quand il en a fait l'usage contraire. — Le même temps, c'est-à-dire la même matière corruptible donnée à l'homme pour sauver sa vraie âme, s'il en fait usage d'un holocauste (Moïse, III, c. XVII, v. II) exerce donc un effet bien différent sur un être lequel, ou en tant qu'il se trouve déjà dessous ce temps, et c'est très justement que Saint-Martin disait : que cette nature externe exerce la fonction de tenir en dissolution continuelle l'être pervers, afin que le mal ne puisse jamais prendre nature ou corps.

« Ce penchant intérieur, à tomber et à passer, se fera donc remarquer dans tous les êtres temporels, mais d'une manière différente, selon que ces êtres n'étaient destinés par leur origine qu'à une communication indirecte avec le principe générateur (ce qui s'applique à toutes les créatures proprement dites temporelles), ou selon que ces êtres, comme l'homme, étaient destinés par leur origine à une communication directe et entière avec Dieu. Distinction, laquelle nous donne des lumières pour discerner entre la création et l'émanation. Savoir un être créé est proprement celui qui, en sortant de son principe générateur, s'en trouve dans son action séparé intérieurement, ce qui prouve qu'il n'est pas sorti qu'indirectement de ce principe. Au contraire, l'être émané est celui qui, sorti directement de son principe, entre ou peut entrer en rapport direct avec lui. Le premier être pèse, mais pas l'autre dans son état originel, lequel, dans cet état, quoiqu'il ne soit nullement son propre appui (prérogative du Dieu seul, qui seul se porte soi-même), le trouve pourtant en dedans de sa circonscription, et ne connaît donc pas le besoin de sortir de soi-même pour le chercher dehors. C'est pourquoi le souffle vivifiant donné à l'homme (selon la Genèse) ne fut pas une création, mais une émanation, et cette émanation aurait dû soutenir et soulever tout le reste créé de cet homme (et par lui toute la créature. Romains 8, 19) dans la ligne des êtres incréés. Après donc que l'homme par sa chute a enseveli pour ainsi dire ce souffle divin (divina:particulam aura) sous les décombres de sa partie créée, et qu'en se créaturisant par cela tout entier, a fait rétrograder cette ascente intentionnée de la part du Dieu, il fallut donc que ce souffle fut ressuscité de nouveau, afin que l'homme entier puisse être élève d'un homme naturel et créé en homme-esprit et enfin en enfant de Dieu (I. Corinth. 15, 45). Car l'émanation a la même relation à la génération, laquelle se montre entre la faction d'un œuvre et la création.

« Nos philosophes modernes ont donc mal saisi cette pesanteur, prise dans le sens le plus général, en la confondant avec l'attraction. Car sûrement ce qui tombe est censé se trouver tout à fait dehors et dessous sa loi, donc dans les ténèbres absolus, et n'ayant nullement présente dans son intérieur la direction (but ou guide) de son mouvement, présence laquelle au contraire caractérise exactement le mouvement de l'attraction, et nous donne la raison de la clairvoyance de l’amour comme de l'aveuglement de chaque passion. Car celui qui est entraîné par sa passion, se trouve, comme dit le Christ, dans les ténèbres, et ne sait pas où il va.

J'ai fait déjà remarquer ailleurs cette différence essentielle se trouvant entre la pesanteur et l'attraction dans toutes les régions, et il sera développé dans mon ouvrage, sur la religion, comment cette manière fausse d'envisager cette pesanteur où le temps apparent a dû contribuer à obscurcir jusqu'ici nos vues tant dans la science de la nature externe que dans celle de l'homme. En effet et prenant ce mot pesanteur ici dans le sens actif, ou comme le poids, lequel pèse sur un être, il est clair, que comme l'air ne pèse que sur les corps qui en sont vides, ou lesquels cet air ne remplit pas, l'esprit, l'air divin ou la parole ne pèsent sur nos âmes qu'autant elles s'en trouvent vides, ou qu'elles tiennent fermé l'accès à cet esprit ou à cette parole, air ou souffle. C'est dans ce sens que saint Paul nous dit que nous ne restons au-dessous de la loi, que nous n'en sentons le poids qu'autant que l'esprit de cette loi ne nous remplit et ne nous soutient pas. C'était donc une méprise assez grande de plusieurs de nos moralistes modernes, dont le coryphée fut le célèbre Kant, quand ils voulaient fonder leur morale sur l'impérative seule de la loi, et en exclure l'optative, c'est-à-dire nous mettre dessous la ligne d'un être, lequel nous contient par la crainte, sans pourtant nous mettre en rapport ou contact avec l'être lequel nous remplit et soutient par l'amour. — C’est pourquoi la morale de ces néologues, comme leur physique, ne pouvait guère nous intéresser jusqu'ici que comme ces récits des sections des cadavres , parce que ce n'est sûrement que sur des âmes vides de la vie, comme sur une nature sans vie, qu'ils ont appliqué leurs observations et leurs analyses. »

Situation littéraire, extrait, p.270

Cependant en Allemagne une juive chrétienne au fond de sa retraite, vivait pour la pensée, pour ses amis, pour l'amour divin , pour le culte du génie et de Dieu. Rachel de Varnhagen, dans une abondante correspondance, verse son âme, épanche son esprit; elle est audacieuse à huis clos; elle méprise la superficie vulgaire des choses ; elle innove en silence; elle se laisse déchirer avec une douleur calme par le désir et la faim de la vérité. Qu'est-elle au fond du cœur ? tantôt elle adore Goethe, son Dieu littéraire; tantôt elle se prosterne devant Saint-Martin, qu'elle appelle son grand révélateur : elle est partagée entre le mysticisme chrétien et l'idéalisme infini ; elle n'a pas résolu les problèmes, mais au moins elle les a posés ; elle maudit intérieurement la loi sans cœur et sans intelligence; elle a dans son âme le feu révolutionnaire des novateurs ; et elle meurt, sans avoir permis aux tempêtes du monde de déchirer le voile qui la cachait à la foule.