1837 - Villeneuve-Bargemont - Économie politique chrétienne 

1837 economie politiqueÉconomie politique chrétienne ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de le prévenir
Par M. le Vte Alban  de Villeneuve-Bargemont, ancien conseiller d’État, préfet du Nord, ancien député, etc.
Bruxelles. Meline, Cans et C°, libraire, imprimerie et fonderie
1837 - http://books.google.fr/books?id=ISgPAAAAQAAJ

Chapitre III. – Des deux théories de la civilisation.

Que celui qui l'a fait explique l'univers !
Plus je sonde l'abîme, hélas! plus je m'y perds.
Ici-bas la douleur à la douleur s'enchaîne;
Le jour succède au jour et la peine à la peine.
Borné dans sa misère, infini dans ces vœux,
L'homme est un Dieu tombé, qui se souvient des cieux.
Lamartine. [Œuvres, Bruxelles, 1838. Méditations poétiques, p.418]

Deux vastes sectes se partagent le monde philosophique (1), et s'appliquent à la vie sociale: l'une attribue l'intelligence et le perfectionnement de l'homme à un sentiment inné de sa destinée immortelle. [p.60]  Elle regarde ce sentiment comme un fait; et à ses yeux la philosophie ne peut avoir d'autre but que la signification et l'explication de ce fait. Suivant l'autre, tout nous arrive par les sensasions [sic] ; elles sont l'origine des idées et constituent l'homme tout entier.

La première règne principalement en Allemagne, où Leibnitz a la gloire d'avoir maintenu la philosophie de la liberté morale de l'homme contre celle de la fatalité sensuelle. Nous n'avons pas besoin de dire que le spiritualisme se confond avec les vérités morales du christianisme, et qu'il tend à fortifier par la métaphysique, ce que la philosophie chrétienne a puisé dans la révélation.

La seconde secte, celle qui a pour base le sensualisme, s'est répandue d'abord en Angleterre, et ensuite en France. Elle se trouve exposée dans de nombreux écrits qui tous, plus ou moins, ne sont que le développement des idées de Hobbes. Or, d'après ce philosophe, l'âme est soumise à la nécessité comme au despotisme, car il admet le fatalisme des sensations pour la pensée comme celui de la force pour les actions. Conséquent à ses doctrines, Hobbes fut alliée et esclave (2).

Madame de Staël, dans son admirable ouvrage sur l'Allemagne, peint à grands traits les principaux caractères des deux sectes philosophiques.

« C'est en vain, dit-elle, qu'on veut se réduire aux jouissances matérielles ; l'âme revient de toutes parts.

« Tout ce qui est visible parle en nous de commencement et de fin, de décadence et de destruction ; une étincelle divine est seule en nous l'indice de l'immortalité.

« Il n'y a plus de nature spirituelle dès qu'on l'unit tellement à la nature physique que ce n'est plus que par respect humain qu'on les distingue encore. Cette métaphysique n'est conséquente que lorsqu'on en fait dériver, comme en France, le matérialisme fondé sur les sensations, ou la morale fondée sur l'intérêt. La théorie abstraite de ce système est née en Angleterre. Les métaphysiciens français avaient établi que les objets extérieurs étaient le mobile de toutes les impressions. D'après cette doctrine rien ne devait être plus doux que de se livrer au monde physique et de l'inviter comme un convive à la fête de la nature. Mais, par degrés, la source intérieure s'est tarie, et jusqu'à l'imagination, qu'il faut pour le luxe et pour les plaisirs, va se flétrissant à tel point qu'on n'aura plus bientôt assez d'âme pour goûter un bonheur quelconque, si matériel qu'il soit.

« Un abîme sépare ceux qui se conduisent par le calcul, de ceux qui sont guidés par le sentiment.

« Quand on veut s'en tenir aux intérêts, aux convenances, aux lois du monde, le génie, la sensibilité, l'enthousiasme agitent péniblement notre âme.

« Ce n'est pas assurément pour les avantages de cette vie, pour assurer quelques jouissances de plus à quelques jours d'existence, et retarder un peu la mort de quelques moments, que la conscience et la religion nous ont été données. C'est pour que les créatures en possession du libre arbitre choisissent ce qui est juste, en sacrifiant ce qui est probable, préfèrent l'avenir au présent, l'invisible au visible, et la dignité de l'espèce humaine à la conservation même des individus.

« La morale fondée sur l'intérêt serait aussi évidente qu'une vérité mathématique, qu'elle n'exercerait pas plus d'empire sur les passions qui foulent aux pieds tous les calculs. Il n'y a qu'un sentiment qui puisse juger d'un sentiment. Quand l'homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera ?

« Quelque effort que l'on fasse, il faut en revenir par reconnaître que la religion est le véritable fondement de la morale. C'est l'objet sensible et réel au dedans de nous qui seul peut détourner nos regards des objets extérieurs. »

Un philosophe spiritualiste, moins connu qu'il ne mériterait de l'être (3), a, ce semble, jeté à son [p.61] tour de grandes lumières sur ces hautes questions qui intéressent si vivement l'ordre social.

« Il y a des êtres, dit-il, qui ne sont qu'intelligents; il y en a qui ne sont que sensibles. L'homme est à la fois l'un et l'autre : voilà le mot de l'énigme. Ces différentes classes ont chacune un principe d'action différent. L'homme seul les réunit tous les deux, et quiconque voudra ne les pas confondre sera sûr de trouver la solution de toutes les difficultés.

« Depuis la dégradation primitive [le texte original dit : « Depuis sa chute »] , l'homme s'est trouvé revêtu d'une enveloppe corruptible, parce qu'étant composée, elle est sujette aux différentes actions du sensible qui n'opèrent que sensiblement, et qui, par conséquent, se détruisent les unes les autres. Mais, par cet assujettissement au sensible, il n'a point perdu sa qualité d'être intelligent; en sorte qu'il est à la fois grand et petit, mortel et immortel. Toujours libre dans l'intellectuel, mais lié dans le corporel par des circonstances indépendantes de sa volonté, en un mot, étant un assemblage de deux natures diamétralement opposées, il en démontre alternativement les effets d'une manière si distincte, qu'il est impossible de s'y tromper. [Car] Si l'homme actuel n'avait que des sens, ainsi que des systèmes humains le voudraient établir, on verrait toujours le même caractère dans toutes ses actions, et ce serait celui des sens, c'est-à-dire qu'à l'égal de la bête, toutes les fois qu'il serait excité par ses besoins corporels, il tendrait avec effort à les satisfaire, sans jamais résister à aucune de leurs impulsions, si ce n'est pour céder à une impulsion plus forte provenant d'une source analogue.

« Pourquoi donc l'homme peut-il s'écarter de la loi des sens ? Pourquoi peut-il se refuser à ce qu'ils lui demandent ? Pourquoi, pressé par la faim, est-il néanmoins le maître de refuser les mets les plus exquis qu'on lui présente ? de se laisser tourmenter, dévorer, anéantir même par le besoin, et cela, à la vue de ce qui serait le plus propre à le calmer ? Pourquoi, dis-je, y a-t-il dans l'homme une volonté qu'il peut mettre en opposition avec nos sens, s'il n'y a pas en lui plus d'un être ? Et deux actions si contraires peuvent-elles tenir à la même source ?

« En vain on m'objecterait à présent que quand la volonté agit ainsi, c'est qu'elle est déterminée par quelque motif. J'ai assez fait entendre, en parlant de liberté, que la volonté de l'homme, étant cause elle-même, devait avoir le privilège de se déterminer seule et sans motif, autrement elle ne devrait pas prendre le nom de volonté. Mais en supposant que, dans le cas dont il s'agit, sa volonté se déterminât en effet par un motif, l'existence des deux natures de l'homme n'en serait pas moins évidente, car il faudrait toujours chercher ce motif ailleurs que dans l'action de ses sens, puisque sa volonté la contrarie ; puisque lors même que son corps cherche toujours à exister et à vivre, il peut vouloir le laisser souffrir, s'épuiser et s'éteindre. Cette double action de l'homme est donc une preuve convaincante qu'il y en a en lui plus d'un principe. » [Louis-Claude de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, 1775, p.49-51].

Notes

(1) Il n'entrait point dans le plan et dans les bornes de cet ouvrage d'exposer l'histoire de la philosophie et des diverses sectes dérivées du sensualisme et de l'idéalisme; nous n'avons voulu indiquer ici que les deux grandes écoles principales et leurs conséquences pratiques sur le bonheur de la société. On sait que les théories du sensualisme, développées par l'école de Hobbes et de Hume, etc., ont été combattues avec autant de talent que de conviction par les fondateurs de l'école écossaise, Reid et Dugald-Stewart, dont M. Royer-Collard a introduit les doctrines en France, et que M. V. Cousin appelle une protestation honorable du sens commun, contre l'extravagance des dernières conséquences du sensualisme. Nous n'avons pas parlé non plus de l'éclectisme, nouvelle secte sortie de l'école écossaise. La philosophie éclectique est trop récente, et d'ailleurs d'un genre trop neutre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, pour avoir exercé une influence marquée sur le sort de la société humaine. Elle ne serait cependant pas sans danger, si elle parvenait à s'introduire dans les théories politiques et économiques. Une philosophie qui s'annonce comme l'harmonie des contraires et l'optimisme historique, qui regarde les défaites et les victoires comme les arrêts de la civilisation et de Dieu même sur un peuple; qui considère les guerres et les bataille» comme inévitables et bienfaisantes ; qui démontre la moralité constante du succès, et ne s'attache qu'au vainqueur; qui s'annonce comme l'autorité des autorités, même en matière de religion, tout en reconnaissant que dans le christianisme sont renfermées toutes les vertus ; une telle philosophie, disons-nous, aboutit à l'indifférence en toutes choses, et à un égoïste fatalisme qui s'accommode de tout, de la vertu comme du vice, de l'impiété comme de la foi. Du reste, il était impossible que des esprits élevés et positifs pussent longtemps persister dans cette voie aussi fausse que funeste. Les derniers écrits de M. Jouffroy, l'un des premiers et des plus éloquents interprètes de l'éclectisme, annoncent un retour formel vers les principes immuables de la philosophie chrétienne, et leur promettent un puissant défenseur de plus.

(2) Madame de Staël.

(3) S. Martin, auteur des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, par un philosophe inconnu ; de l'Ecce homo, du Tableau naturel qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers ; des rapports de l'Homme de désir, etc.
S. Martin pensait que les hommes sont naturellement bons ; mais il entendait, par la nature, celle qu'ils avaient originairement perdue, et qu'ils pouvaient recouvrer par leur bonne volonté ; car il les jugeait, dans le monde, plutôt entraînés par l'habitude vicieuse que par la méchanceté.
Ce philosophe reconnut les desseins terribles de la Providence [61] dans la révolution française, et crut voir un grand instrument temporel dans l'homme qui vint plus tard la comprimer. Il prit la défense de la cause du sens moral contre Garat, professeur de la doctrine du sens physique, ou de l'analyse de l'entendement humain. Son but était d'expliquer la nature par l'homme, et de ramener toutes nos connaissances au principe dont l'esprit humain peut être le centre. « La nature actuelle, dit-il, déchue et divisée d'avec elle-même, et d'avec l'homme, conserve dans ses lois comme dans plusieurs de ses facultés, une disposition à rentrer dans l'unité originelle. Par ce double rapport, la nature se met en harmonie avec l'homme, de même que la nature se coordonne à son principe. » II pensait qu'il y a une raison à tout ce qui existe, et que l'œil interne de l'observateur en est le juge : il considérait l'homme comme ayant en lui un miroir vivant qui lui réfléchit tous les objets, et qui le porte à tout voir et à tout connaître. Mais ce miroir vivant étant lui-même un reflet de la Divinité, c'est par cette lumière que l'homme acquiert des idées saines, et découvre l'éternelle lumière dont parle Jacob Bœhm.
L'objet de son ouvrage intitulé Ecce homo, est de montrer à quel degré d'abaissement l'homme infirme est déchu. On y trouve cette belle expression : « l'âme de l'homme est primitivement une pensée de Dieu. »