1849 – Eynard - Vie de Madame de Krüdener

1849 Eynard t1Par Charles Eynard
Paris. Cherbuliez, libraire, 6, place de l’Oratoire – Librairie, 2, rue tronchet
Lausanne, G. Bridel, libraire
Genève, Cherbuliez, libraire
1849 

Tome I – Chapitre IX – 1808-1909 - Extrait, page 178

Pour un Swedenborg, un Saint-Martin, un Stilling, et un Oberlin qui auront peut-être bâti quelque fois avec du bois et du chaume, on compte des milliers de rêveurs et de fanatiques dont l'exemple doit nous tenir en garde contre les abus et les excès de l'illuminisme ; on compte surtout un nombre déplorable de personnes qui en ont fait un moyen de satisfaire leur ambition sordide ou leur curiosité sacrilège, et nous sommes forcés de mettre dans cette catégorie un homme [Frédéric Fontaine] qui, en 1808, faisait un grand bruit dans la contrée où vivaient Oberlin et Stilling.

Tome II - Chapitre XXX – 1821 - Extrait, Pages 344-346

1849 Eynard t2Dès son arrivée à Pétersbourg, Madame de Krüdener fut de nouveau l'objet d'un vif intérêt. Cette société russe toujours si mobile, toujours si impressionnable, si prompte à s'exalter pour tout ce qui sort de la ligne commune, accourut chez la princesse Galitzin, pour voir et entendre Madame de Krüdener : pauvres et riches, civils et militaires, nobles et artisans s'y rendaient avides de ses exhortations et de ses avertissements dont le sérieux répondait bien au besoin d'émotions de ses auditeurs. Dans la foule, on distinguait quelques membres des sociétés mystiques, qui s'étaient formées dans les dernières années du règne de Catherine. Doués d'une imagination ardente et travaillés de désirs religieux qu'ils n'avaient pu satisfaire dans une église dont l'alliance avec l'état compromettait visiblement la spiritualité, quelques Russes des hautes classes avaient embrassé vers la fin du XVIIIe siècle les doctrines de Bœhme, de Saint-Martin et de Dutoit-Membrini, et avaient formé des loges martinistes.

MM. Yeloguine et Novrikoff y avaient apporté lés visions et les dogmes de Swedemborg, tandis que MM. Pletcheieff et Tourguéneff se rattachaient plutôt à Saint-Martin : réunis à MM. Raditchoff et Lapoukhine, et plus tard; au feld-maréchal prince Repnin et au comte Alexis Razoumoffski, ils avaient fait de nombreux adeptes. Sans rompre ouvertement avec l'église grecque, ils cherchaient à y faire pénétrer la vie spirituelle [p.345] qu'ils n'y trouvaient pas. Catherine ferma longtemps les yeux sur leurs prétentions, mais toute sa tolérance philosophique ne l'empêcha pas de sévir contre les mystiques, dès qu'elle reconnut que leurs efforts tendaient à l’indépendance religieuse. Nowikoff fut enfermé a Schlusselbourg et ses amis furent exilés de la cour ou confinés dans leurs terres. Des mesures si oppressives eurent le résultat qu'elles auront toujours ; elles ne firent que justifier et accroître l'influence des idées mystiques qui reparurent dès l'avènement d'Alexandre, plus on moins modifiées, mais toujours aspirant à un affranchissement que l'église grecque ne pouvait accorder. Un journal intitulé le Messager de Sion s'était fart leur écho: Le Synode s'en étant ému, interdit cette publication, mais son rédacteur Labzine continua son œuvre par les traductions des œuvres de Jung-Stilling, d'Eckartshausen et du Mystère de la Croix.

L'activité du mouvement religieux un moment comprimée, se manifesta avec plus d’ardeur après la conversion d'Alexandre. Les sociétés bibliques, formées et encouragées par un ukase de l'empereur et présidées par le prince Galitzin, procureur-général du Synode, se trouvèrent d'accord avec les partisans du mysticisme pour émanciper la pensée religieuse et lui accorder toutes les satisfactions qu'elle pouvait désirer.

Cependant le zèle des membres de la société [p.346] biblique britannique et étrangère satisfaisant à des besoins religieux si longtemps méconnus, manifestait clairement l'attiédissement de la majorité du clergé national. Tous les sectaires se réunissaient pour seconder les novateurs, moins par amour pour la religion que dans le désir de dissoudre, s'ils le pouvaient, cet ordre antique qu'ils n'avaient pas trouvé favorable à leurs tendances particulières. Alexandre en favorisant la liberté des cultes dans un pays encore si peu fait à la liberté, avait créé à sa politique intérieure, qui était la large et généreuse, des adversaires dont l'opposition contrebalançait les avantages qu'il avait trop exclusivement envisagés. Il luttait partout à la fois contre les prétentions exclusives, mais la lutte d'un homme seul, fut-il même aussi puissant que l'était Alexandre, ne peut venir à bout des résistances acharnées et constantes d'une multitude d'êtres faibles, mais résolus parce qu'ils se sentent atteints dans leurs intérêts les plus immédiats. Alexandre se lassait et épuisait ses forces dans cette arène qui enfantait à chaque heure de nouveaux combattants.

Tome II - Chapitre XXXI. – 1821 - 1824. Extrait, pages 371-373

Elle croyait qu'Alexandre était l'instrument choisi de Dieu pour cette restauration ; elle s'en exprimait chaleureusement, en toute circonstance. On ne manquait pas de rapporter à l'Empereur les récits amplifiés de cette sorte de croisade dont la malveillance grossissait les échos : il s'en affligeait, mais il s'abstint de le témoigner. Plus tard, informé combien Madame de Krüdener électrisait ses auditeurs, par son éloquence à défendre les victimes de l'indifférence des rois, il se décida à rompre le silence, pour mettre un terme à des froissements qui lui étaient douloureux. Dans le but de concilier toute la douceur de [p.372] l'affection fraternelle avec la majesté souveraine, il écrivit une lettre de huit pages, où il exposait avec fidélité à Madame de Krüdener les idées qui le tourmentaient : il lui peignait la difficulté de marcher avec son siècle, et de répondre à la Grèce, qui l'appelait ; son désir de faire la volonté de Dieu, qu'il ne démêlait point encore ; la crainte de s'engager dans une fausse route, et de favoriser « ces innovations qui déjà avaient fait tant de victimes, et si peu d'heureux ; mais surtout l'obligation qu'il avait contractée de marcher d'accord avec ses alliés. »

Puis, blâmant la liberté avec laquelle elle censurait son gouvernement et ses actes, il lui fit entendre en ami, mais en ami qui pourrait tenir un autre langage, qu'en suscitant des embarras à ses ministres et en fomentant des agitations autour du trône, elle manquait à ses devoirs de sujette et de chrétienne, et que sa présence ne pouvait être tolérée aux portes de la capitale qu'à la condition de garder un silence respectueux sur une conduite qu'il n'était pas libre de modifier au gré de ses désirs. La bienveillance dont Alexandre voulut empreindre cette déclaration fut rendue encore plus sensible à Madame de Krüdener par le choix qu'il fit d'Alexandre de Tourgueneff (1) [p.373] pour en être le messager.

Note

1. Alexandre de Tourgueneff, patriote éclairé, membre de la commission des lois et secrétaire d'Etat au conseil de l'Empire, directeur des cultes étrangers au ministère du prince Galitzin, fils d'un disciple zélé de Saint-Martin, que nous avons nommé plus haut, a laissé de bien vifs regrets à tous ceux qui l'ont connu et qui ont pu jouir de sa bienveillance. Nous sommes heureux de consigner ici notre reconnaissance pour les communications que nous avons reçues de lui.