1847 – Blanc - Histoire de la révolution française - T 2

1847 blanc t2Histoire de la révolution française
Par M. Louis Blanc
Édition française, faite à Paris sous les yeux de l’auteur.
Paris, chez Langlois et Leclercq, rue de la Harpe, 81. - Pagnerre, rue de Seine, 11. - Perrotin, place de Doyenne, 3.
Tome deuxième
1847 - Histoire de la révolution française - T 2

Ce livre paru en 1848 à Bruxelles. Méline, Cans et Compagnie - Livourne. Même Maison - Leipzig. J. P. Meline - 1848 - Histoire de la révolution française - T 2 - édition de Bruxelles - On trouve le même article pages 84-90

 Chapitre III. Les révolutionnaires mystiques

Le Martinisme. Pages 99-105

Ce fut vers cette époque que s’accrédita le Martinisme, doctrine au fond de laquelle la Révolution grondait sourdement, mystérieuse exposition d’une théorie qu’allait mettre à l’essai le plus formidable des triumvirats.

C’était pourtant une nature tendre et timide que Saint-Martin. Ayant obtenu, jeune encore, une lieutenante dans le régiment de Foix (1), le bruit des armes l’avait bien vite étourdi, et il s’était abandonné aux séductions austères de la solitude. Plongé dans un recueillement continuel, il se partageait entre la méditation, la bienfaisance et la musique, méprisait les livres (2) n’écoutait guère que ses pensées ; il parlait très peu, devant ceux qu’il aimait seulement ; et, quand il entr’ouvrait son âme, sa parole avait un éclat faible et doux, la clarté des lampes mourantes.

Imaginez, à quelques pas de vous, un concert de voix qui vous seraient familières, mais qu’interrompraient de fantastiques mélodies ou des clameurs inquiètes, lointaines, à demi perdues à travers l’espace.... voilà quel effet avait produit le livre des Erreurs et de la Vérité, par un philosophe inconnu. D’abord, l’étonnement fut extrême. Fallait-il le ranger parmi les sages, parmi les fous, cet auteur caché en qui une si persuasive éloquence se mariait à l’insaisissable génie des sibylles ? « Le petit nombre des hommes dépositaires des vérités que j’annonce, [p.100] disait-il en commençant (3), est voué à la prudence et à la discrétion par des engagements formels. Aussi me suis-je promis d’user de beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper d’un voile que les yeux les moins ordinaires ne pourront percer, d’autant que j’y parle quelquefois de toute autre chose que de ce dont je parais traiter. » Pourquoi ces détours et cette nécessité de la prudence ? que signifiaient ces engagements formels ? quels étaient ces conjurés qui se groupaient, invisibles, autour d'un livre ? Jamais ouvrage plus émouvant et plus singulier n’avait paru. Semblable à ces tableaux qui présentent des oppositions bien tranchées de lumière et d’ombre, tout n’y était que vives lueurs ou ténèbres, contradictions apparentes et étudiées. Au nom d’un spiritualisme pieux, le philosophe inconnu s’élevait contre la folie des cultes humains. Il s’humiliait aux pieds des souverains, et il ébranlait leurs trônes. Le croyait-on perdu dans la région des fantômes, il reparaissait tout à coup au milieu des vivants, et alors il se mettait à creuser la misère sociale jusqu’à d’effrayantes profondeurs, il ouvrait la terre jusqu’aux abîmes.

Les religions ? leur diversité même les condamne (4). Les gouvernements ? rien qu’à leur instabilité, à leur différence, à leurs folles querelles, on peut voir combien leur base est fausse, le vrai étant par essence indestructible et ne produisant jamais des résultats différents ou contraires (5). La loi civile ? au milieu des débats qu’entraîne le partage illégitime du commun domaine, on la trouve s’égarant à la recherche du droit, ne sachant où se fixer et, sous le nom de [p.101] prescription, osant appeler justice une injustice qui dure (6). La loi criminelle ? monstrueuse application d’un châtiment identique à des crimes dissemblables ; vengeance tirée d’actions dont on ignore les causes premières ; glaive qui , en tuant le coupable, tue le repentir ; glaive qui se promène sur des milliers de tètes au plus épais de la nuit (7).

Et à ce désolant tableau, le philosophe opposait l’image de l’ancien bonheur perdu. Par les sentiers de l’allégorie, il conduisait son lecteur au sein du royaume mystérieux que, dans leur état primitif, les hommes avaient habité. Là, nulle distinction arbitraire et artificielle. Quoique doués, en qualité d’êtres intelligents, de facultés diverses, les hommes, dans leur état primitif, ne se divisaient pas en maîtres et en sujets ; chacun d’eux avait sa grandeur, qui lui était propre; tous étaient égaux, tous étaient rois (8), tous vivaient heureux.

Mais le mauvais principe se sépara du bon principe ; — car, comme les manichéens, le philosophe inconnu refusait d’admettre que Dieu fût l’auteur du mal (9) ; — et, de son côté, l’homme, par un funeste usage de sa volonté libre, abandonna son premier poste. De là des calamités sans nombre et sans mesure : souverains illégitimes, cultes mensongers, inique distribution des biens terrestres, justice aveugle et sourde (10).

Toutefois, l’homme, en tombant, n’avait point [p.102] cessé d’être libre. Condamné par sa chute à languir esclave de son corps et à souffrir cruellement de la lutte des deux natures, intellectuelle et sensible, qui se mêlent en lui, il n'avait pas pour cela perdu sa qualité d’être intelligent (11). Mais à quelle règle se conformer ? Vers quel fanal tourner les yeux, sur cette mer des naufrages ?

Suivant Saint-Martin, point de salut possible pour les sociétés tant qu’elles ne seraient pas soumises à l’action de ce qu’il nommait la CAUSE ACTIVE ET INTELLIGENTE. Or, cette cause qu’il ne définissait pas, mais à laquelle il revient dans chaque page de son livre et qu’on découvre aisément quand on la médite avec le cœur, cette cause c’était, dans l’acception chaste et sociale du mot.... l’amour (12). Les hommes ne vivaient plus en frères : voilà pourquoi ils vivaient malheureux. Leurs institutions favorisaient les facultés intellectuelles et les facultés sensibles aux dépens des facultés aimantes : voilà pourquoi, au fond de ces institutions, la révolte germait à côté de la tyrannie. Et si la science politique n’avait été jusqu’alors qu’un amas informe de contradictions et de mensonges, c’était parce qu’on avait placé l’origine de la souveraineté, tantôt dans la consécration de la force, tantôt dans un chimérique assentiment des peuples (13), au lieu de reconnaître que celui-là seul a droit de commandement sur ses semblables qui s’élève au-dessus d’eux par la volonté de les rendre heureux et par la puis[103]sance de les aimer. Donc, à celui-là seul l’empire et, s’il le fallait, la dictature (14), jusqu’à ce que tous les hommes se fussent réhabilités dans leur principe, c’est-à-dire fussent arrivés à l’égalité des jouissances dans l’inégalité des aptitudes et des fonctions, et à la liberté dans l’accord.

Ainsi, au fameux cri de Luther : « Tous les chrétiens sont prêtres, » Saint-Martin, à trois siècles de distance, répondait par ce cri sublime « Tous les hommes sont rois. »

Et le mot de la grande énigme qu’il posait devant la nation française, c’était : « liberté, égalité, fraternité, » formule que, dans son style symbolique, il appelait le TERNAIRE SACRÉ, et dont il ne parlait que sur le ton d’un enthousiasme solennel (15) : « Je déclare que personne plus que moi ne respecte ce TERNAIRE SACRÉ... Je proteste que je crois qu’il a existé éternellement et qu’il existera à jamais...., et j’ose dire à mes semblables que, malgré toute la vénération qu’ils portent à ce ternaire, l’idée qu’ils en ont est encore au-dessous de celle qu’ils en devraient avoir. Je les engage à être très réservés dans leurs jugements sur cet objet. »

Toute doctrine qui se cache derrière des symboles se commet au hasard des interprétations : ce fut l’écueil du martinisme. Dans les routes qu’il traçait sous d’obscurs ombrages, les uns, tels que d’Épréménil (16), s’arrêtèrent dès les premiers pas ; les autres, tels qu’Amar (17), dépassèrent l’extrême limite. Mais l’impression n’en fut pas moins immense. Disciple de [p.104] Martinez Paschalis [sic] et de Jacob Bœhm, Saint-Martin eut à son tour maint disciple fidèle. Beaucoup l’aimèrent sans le pénétrer. La duchesse de Bourbon le recueillit chez elle, et l’on assure qu’elle prêtait une oreille charmée à ses sobres discours (18). Peut-être le croyait-elle tombé dans une douce folie. Mais, ainsi que Cagliostro, il aurait pu dire : « Le coup de maître est resté dans mon cœur. » Car, en s’entourant de nuages, il n’avait pas obéi seulement aux inspirations d’une vulgaire prudence, et son mysticisme n’était que le calcul d’une âme profonde. Lorsqu’il écrivait : « L’ombre et le silence sont les asiles que la vérité préfère, » (19) il savait par quels ressorts, dans les civilisations imparfaites, la nature humaine veut être dirigée ; il savait que, pour exercer l’intelligence et le zèle de ses prosélytes, éprouver leur constance, il était bon de leur imposer une tâche difficile ; que, pour leur rendre la vérité précieuse, il importait de la leur donner comme récompense à mériter, comme trésor à découvrir (20).

Et en effet, plus la parole du maître était obscure, plus elle devint souveraine. Le martinisme fit dans Paris de rapides conquêtes; il régna dans Avignon ; à Lyon, il se choisit un centre d’où il rayonna jusqu’en Allemagne, jusqu'en Russie (21). Entée sur la franc-maçonnerie, la doctrine nouvelle constitua un rite qui fut composé de dix grades ou degrés d’instruction par lesquels devaient successivement passer les adeptes ; et de nombreuses écoles se formèrent dans l’unique but de trouver la clef du code mystique, de le [p.105] commenter, de le répandre (22). Voilà comment d’un livre, jugé d’abord inintelligible, sortit un vaste ensemble de combinaisons et d’efforts qui contribuèrent à élargir la mine creusée sous des institutions vieillies.

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Ainsi, théorie ou pratique, tout dans le mesmérisme concourait à mettre en lumière la loi de dépendance mutuelle, la loi d’union ; et, par une rencontre aussi remarquable qu’inattendue, les essais de Mesmer venaient se joindre à la philosophie occulte de Saint-Martin.
Saint-Martin affirmait l’unité du monde moral, sous le nom de CAUSE ACTIVE ET INTELLIGENTE : Mesmer celle du monde physique, sous le nom de FLUIDE UNIVERSEL.
Saint-Martin glorifiait l’attraction des âmes, l’amour ; Mesmer l’attraction des corps, le magnétisme.

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Mais l’étouffement du magnétisme, par le mépris, n’était déjà plus possible. Mesmer et d’Eslon trouvèrent un appui énergique, et dans les sociétés secrètes dont ils faisaient partie (23), et dans la secte martiniste dont leur système formait comme la contre-épreuve, et dans cette inquiétude révolutionnaire à laquelle toute nouveauté hardie servait alors d’aliment.

Notes

1. Œuvres de Cazotte, t. I, Notice sur les illuminés.
2. Voy., dans le livre des Erreurs et de La vérité, la préface, p. VI. Edimbourg, 1775.
3. Des Erreurs et de la Vérité, par un philosophe inconnu, préface, p. V.
4. Des Erreurs et de la Vérité, p. 206.209 : des Fausses Religions.
5. Des Erreurs et de la Vérité, p. 301-309 : de l’instabilité, de la Différence, de la Rivalité des gouvernements.
6. Des Erreurs et de la Vérité, p. 317-318 : de la Loi civile.
7. Des Erreurs et de la Vérité, p. 328-351 : de l’Administration criminelle; du Droit de punir ; du Rapport des principaux délits ; des Faux jugements.
8. Des Erreurs et de la Vérité, p. 299-295 [sic]: des Gouvernements légitimes; de l’Institution militaire; de l’Inégalité des hommes.
9. Des Erreurs et de la Vérité, p. 5-10 du Bon et du Mauvais principe; Origine du mal.
10. Des Erreurs et de la Vérité, p. 18-26 : de la Liberté et de la Volonté.
11. Des Erreurs et de la Vérité, p. 50-51 : de la Nouvelle enveloppe de l’homme : Deux êtres dans l’homme.
12. « Notre principe étant amour, ne punit les hommes que par l’amour.... Lorsqu’il leur ôte l’amour, il ne leur laisse plus rien. » Des Erreurs et de la Vérité, p. 40.
13. Des Erreurs et de la Vérité, p. 264-272 : Incertitude des politiques ; de l’Association forcée ; de l’Association volontaire.
14. Des Erreurs et de la Vérité, p. 281-283 : du Nouvel empire de l’homme ; du Pouvoir souverain.
15. Des Erreurs et de la Vérité, p. 137.
16. Robison, Preuves de conspirations, etc., t. I, p. 66.
17. Mounier. De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons st aux illuminés sur la Révolution française, p. 160.
18. Œuvres de Cazotte, Notice sur les illuminés, t, I.
19. Des Erreurs et de la Vérité, p. 226.
20. Ibid.
21. Clavel, Hist. pittoresque de la franc-maçonnerie, chap. V, p. 470.
22. Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, t. II, p. 244.Hambourg, 1803.
23. Kurt-Sprengel, Hist. de la médecine, t. VI, p. 104.