1859 – L’Observateur catholique - Extrait de la Revue de l’Instruction publique, F. Morin.

1859 obs cathoL’observateur catholique, revue des sciences ecclésiastiques et des faits religieux
Tome VIII. Quatrième année. Mars à septembre 1859
A Paris, chez Huet, libraire, rue de Savoir, 12. - 1859

Extrait de la Revue de l’Instruction publique, F. Morin. Pages 180-185

Nous croyons devoir faire connaître à nos lecteurs les deux articles suivants d’un philosophe distingué, d’un catholique sincère et intelligent ; ils contiennent une appréciation fort juste du fameux Joseph de Maistre, dont l’Observateur catholique a réfuté les erreurs. Le premier article a été écrit par M. F. Morin à l’occasion de la publication d’un ouvrage intitulé : « Plan d’un nouvel équilibre politique en Europe, ouvrage publié en 1798, sous le voile de l’anonyme, par Joseph de Maistre ; nouvelle édition, précédée d’une Introduction par M. R. de Chantelauze. » In-8 de LXIV-311 pages. Librairie Douniol.

Écoutons M. F. Morin :

« En 1798, au moment où le Directoire contraignait à des conférences diplomatiques la coalition européenne à moitié vaincue, à moitié dissoute, le parti contre-révolutionnaire, furieux, lança un pamphlet anonyme intitulé : Antidote au Congrès de Radstadt. Cet ouvrage, que l’on crut d’abord du comte de Maistre, fut plus tard réclamé par l’abbé de Pradt ; et la paternité littéraire de ce dernier écrivain était généralement admise, lorsque tout récemment un érudit très actif, très fureteur, d’une sagacité à la fois très ingénieuse et très audacieuse, M. R. de Chantelauze, se crut autorisé à la révoquer en doute, appuya son opinion sur des preuves très plausibles, et réédita l’Antidote, sous ce titre qui piqua vivement la curiosité publique : Plan d’un nouvel équilibre politique en Europe, par Joseph de Maistre. De là vifs et nombreux débats, où M. de Douhet, petit-neveu de l'abbé de Pradt, intervint par une lettre plus acrimonieuse que pé [181] remptoire, et, avec lui, le savant M. Quérard et M. Philarète Chasles. Réponse, bien entendu, de M. de Chantelauze, appuyé par le Robert Étienne de Lyon, M. Perrin ; contre-lettre du fils de Joseph de Maistre, qui trouve lourd à porter l’héritage de l’Antidote ; feu croisé d’arguments, de citations, de plaidoyers, et adhuc sub judice lis est. Bien entendu, il m’est parfaitement égal que l’Antidote soit de l’auteur du Pape ou de l'ancien archevêque de Malines. Je ne viens donc pas ici résoudre un problème assez insignifiant de bibliographie, et prononcer, indigne, entre deux érudits aussi distingués que M. R. de Chantelauze et M. Quérard ; je prétends seulement examiner si l’ouvrage en litige est dans le sens des habitudes d’esprit, des théories, des prédilections et des principes de Joseph de Maistre.

« Attribuer l’Antidote à cet écrivain, s’écrie triomphalement M. de Douhet, c’est le faire descendre de son piédestal de penseur pour l’asseoir de travers dans le fauteuil du publiciste. »

» Que je reconnais bien dans ce langage le vieux, illogique et funeste préjugé sous lequel s’est courbée toute la génération précédente ! Et si le piédestal n’avait jamais existé que dans cette pauvre imagination française, qui en dresse tant, et qui, Dieu merci, en brise encore plus, quand elle est lasse de sa sottise ! grâce à de très curieuses circonstances, Joseph de Maistre a joué le plaisant tour, à notre légèreté nationale, de se faire passer pour un penseur de premier ordre, pour un homme de doctrine, pour un créateur d’idées originales. A la vérité, sous la Restauration, les Frayssinous, et les autres défenseurs raisonnables des croyances religieuses, parlaient peu de l’auteur du Pape ; ils se doutaient des origines suspectes et très hétérodoxes des théories qu’il débitait ; ils avaient vu de près l’abîme sans fond de son ignorance théologique, philosophique et scientifique ; ils sentaient bien qu’elle pouvait tout compromettre, qu’elle ne pouvait rien défendre avec honneur. Mais cette grave école devait disparaître ; et, les théologiens étant remplacés par [182] des feuilletonistes convertis, la foi chrétienne ne fut plus défendue que par des apologistes de rencontre qui ne savent pas même où elle commence et où elle finit. Puis les saint-simoniens survinrent avec leur mélange de vues admirables et d’idées extravagantes. Si l’auteur du Pape n’eût existé, ils l’auraient inventé, sans nul doute, tant ils en avaient besoin pour couvrir d’un vernis traditionnel leurs rêveries sacerdotales. Dans leurs livres, dans leurs brochures, dans leurs leçons orales qui exercèrent une si profonde influence, ils l’exaltèrent, le mirent à la mode, lui trouvèrent toute espèce de vertus puissantes, et scellèrent ainsi, par les mains peu orthodoxes de MM. Enfantin, Rodrigues et Bazard, la première pierre de cette grande idole devant laquelle M. de Douhet se prosterne aujourd’hui en compagnie de MM. Coquille, Maumigny et Veuillot !

» L’enthousiasme des prêtres de la chair pour l’auteur du Pape avait beaucoup fait ; la phrase admirable de l’auteur lui-même fit le reste : cette phrase rapide et burinée, imagée et sobre, qui vole devant l’imagination et s’imprime dans la mémoire, chatouille Ies parties mystiques et les parties féroces de l’impressionnabilité nerveuse, alerte et forte comme un paysan des Alpes, hautaine comme un praticien de fraîche date, audacieuse et cassante comme un jacobin, mélange unique des reflets de tous les temps et de toutes les écoles, tyrolienne splendide où. la langue de Tertullien touche à celle de Camille Desmoulins en passant par celle de Voltaire, sans oublier celle du théosophe Saint-Martin, et qui tour à tour familière, sombre, ironique, atroce, sublime même, révoltant pour la dompter toute la nature humaine, n’y laisse aucune fibre, sans la piquer, la frapper et la charmer, — aucune, si ce n’est la raison et le sentiment religieux !

» C'est ainsi que doublement recommandé au monde dévôt (je ne dis point, qu’on le remarque, au monde chrétien), par le double prestige de sa consécration saint-simonienne et de son style puissamment anti-évangélique, de Maistre [183] est devenu, pendant les trente dernières années, une sorte de Père de l’Église. Ceux mêmes qui réagissent contre son influence voient en lui un représentant absolu, excessif, violent, mais très sérieux, très original, très inspiré de la pensée chrétienne. On fait honneur de ses excentricités les plus ridicules à la spontanéité primesautière de son génie incomparable. On l’érige en logicien implacable qui peut compromettre le christianisme en pressant toutes ses conséquences avec une ardeur inouïe, ou même qui va au-delà de ses conséquences naturelles, mais enfin qui le comprend dans son intimité vivante, et qui défend, avec une intelligence supérieure, l’immortelle tradition des saint Augustin, des saint Athanase; des saint Thomas et des Bossuet.

» Voici enfin, Dieu merci, que la publication récente de sa correspondance et de ses opuscules jette sur le prétendu philosophe une clarté foudroyante. Il était visible déjà, et je l’avais répété ici même bien des fois, que dans ses théories rien ne lui appartient en propre, pas même ses folies ; qu’il a tout emprunté à l’illuminisme martiniste, l’ensemble de son système et les derniers détails de ses erreurs théologiques, de ses excentricités philosophiques, de ses démences scientifiques. Tout emprunté, dis-je, et sans rien ajouter, sans rien modifier, sans rien discerner, sans rien vérifier, prenant pour essentiellement chrétien ce qui était le plus essentiellement hétérodoxe, tombant à chaque minute du haut de sa tendre prédilection pour les jésuites dans le jansénisme et même dans le calvinisme outré; brouillant tout, affirmant tout, même les contradictoires, avec une insolence dominatrice qui en impose aux simples et qui irrite les compétents jusque dans la dernière fibre de leur système nerveux.

» Comme théoricien, comme homme d’idées, Joseph de Maistre est donc au-dessous des plus médiocres esprits, puisqu’il plagie aveuglément et sans comprendre même ce qu’il plagie. Ce n’est pas, bien entendu, que d’une façon générale son intelligence soit inférieure à toute autre ; seule [184] ment, dans les questions de doctrine qu’il aborde si souvent avec la désinvolture d’un gentilhomme qui croit tout savoir par droit de naissance, il n’est qu’un très mince amateur ; il a passablement lu, mais lu au hasard, sans être préparé par des études solides, des ouvrages de seconde main : aucune notion précise ni des Écritures, ni des Pères, ni des théologiens, ni des décisions des conciles, ni de la succession des systèmes philosophiques. Ajoutez à cette ignorance une incapacité absolue de s’attacher à une idée métaphysique ou même simplement abstraite, et le malheur de tomber, avec un si pauvre fonds, entre les mains des martinistes, qui étaient à la mode au moment où il entra dans la vie intellectuelle, et qu’il fréquenta et copia avec sa magistrale étourderie. Si brillantes que furent ses facultés, que vouliez-vous qu’il rit dans ces conditions en matière de philosophie religieuse ? Il en parle avec le même degré de compétence que pourrait avoir M. Alexandre Dumas exposant une théorie de calcul différentiel. C’est le docteur noir des sciences morales. Aussi bien la partie sérieuse, réfléchie, intelligente, efficace de sa vie ne leur était point consacrée ; à quoi l’employait-il ? MM Albert Blanc et Philarète Chasles l’ont fort bien vu : il l’employait à des manoeuvres diplomatiques.

M. Morin avait déjà publié dans le même recueil (9 septembre 1858) son opinion sur les origines du système de Joseph de Maistre. Voici cet article :

« Cuvier désignait sons le nom de cryptocatholicisme les doctrines martinistes répandues en Allemagne : synonyme curieux, et qui jette peut-être une très vive, une très utile lumière sur les origines encore insondées du système de Joseph de Maistre. Il y a des rapports si prodigieux de doctrine entre de Maistre et les martinistes, non seulement dans l’ensemble des théories, mais même dans les détails les plus intimes, qu’il est hors de doute, à mes yeux, que sur presque toutes les questions, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg s’est borné à reproduire les opinions du Philosophe [185] inconnu. Étincelant écrivain ! le chef, aujourd'hui si autorisé de l’école théocratique, ne fut qu’un très petit écolier, un plagiaire en fait d’idées. Mais comment lui advint-il de piller des idées aussi profondément hétérodoxes que celles des illuminés du XVIIIe siècle ? Telle était la difficulté ; aujourd’hui, et par le témoignage de Cuvier, il est facile de la résoudre : du temps de Joseph de Maistre, l’illuminisme passait, dans certains pays et aux yeux de certaines gens, pour une sorte d’orthodoxie voilée de mythes bizarres, pour un cryptocatholicisme. Il en était encore ainsi en Allemagne, assez récemment, et Baader, dans ses vagues constructions doctrinales, mêlait sans façon, avec l’élément kantiste et l’élément catholique, des théories franchement et sciemment martinistes. C’est à travers toutes ces méprises, toutes ces ignorances, tous ces plagiats impudents et imprudents que le parti théocratique s’est formé parmi nous, et a profité ensuite soit des éloges saints-simoniens, soit du matérialisme profond de certaines âmes qui se croient religieuses, soit de l’heure triste de transition et d’engourdissement que nous traversons, pour essayer d’absorber à son profit l’idée chrétienne. Sachons bien ses origines ; nous saurons ce qu’il vaut et comment il tombera. Il se cherche vainement des aïeux jusque dans saint Thomas, après avoir invoqué la ridicule paternité du Père Kircher. Il ne remonte pas si haut : il ne peut se réclamer sans mentir, ni de grandes théories philosophiques, ni d’études théologiques profondes ; il est sorti tout formé des rêveries de quelques illuminés qui enveloppaient de la même réprobation le christianisme et la philosophie, mais qui dissimulèrent leur haine contre la révélation, en manifestant, en exagérant même leur hostilité contre la raison, et, par ce double jeu, pipèrent le plus éloquent des étourdis. L’équivoque dure encore. »

F. Morin.

(Extrait de la Revue de l’Instruction publique, 28 mai 1859.)

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