Lamennais, extrait, pages 525-528

1855 Bartholmess t2

C'est aussi une réminiscence de la première période, que l'habitude de représenter les formules de la foi officielle comme la source voilée des vérités spéculatives. Une réserve importante, cependant, doit être faite à cet égard. Ces formules traditionnelles, Lamennais a cessé de les prendre dans le sens de l'orthodoxie ; il les interprète avec la liberté des mystiques, à la façon [page 526] du néoplatonisme chrétien. C'est à la Somme de Thomas d'Aquin qu'il emprunte encore l'organisation de son système, commençant par Dieu et l'essence divine, pour passer à l'univers et à ses lois, puis à l'homme et à sa constitution individuelle, et pour traiter enfin de l'ordre dans la science et dans la société. Mais c'est d'un alexandrin du XVIe siècle qu'il tient ses vues sur cette trinité qui, suivant Campanella, compose d'abord les trois propriétés premières de l'Etre, ses primalités ; ensuite, les trois éléments de la création. Autant Lamennais avait lu jadis et même cité Montaigne, Charron et Sanchez, autant il consulte pour l'Esquisse, mais sans l'y citer, le panthéiste de la Calabre. Ce dominicain savant et pieux, dont le cardinal de Richelieu avait favorisé l'évasion de Rome, et qui avait toujours rêvé l'intime alliance du dogme romain avec une philosophie indépendante, était pour le penseur breton ce qu'un autre dominicain de Naples, moins respectueux envers l'Eglise, avait été pour Schelling. Au surplus, Schelling lui-même pouvait, aussi bien que le P. Ventura, avoir fait goûter Campanella à Lamennais, pendant le séjour que celui-ci avait fait à Munich, après son retour de Rome, en 1832 (1).

La trinité néoplatonicienne, qu'avait aussi adoptée [page 527] partiellement Saint-Martin, est le fond ou la clef de ce nouveau système, auquel elle donne, sinon une haute probabilité, du moins un air remarquable de simplicité et de cohésion, analogue aux apparences dont Hegel avait su revêtir ses triplicités et sa trichotomie. L'être dont part Lamennais, après Schelling et Hegel, après Rosmini et Gioberti, la substance unique et infinie, renferme trois qualités essentielles et trois manifestations distinctes : la puissance, l'intelligence et l'amour. Puisqu'il est, l'être doit pouvoir être : puissante. Mais rien ne peut subsister sans cette forme déterminante, c'est-à-dire intelligible : intelligence. La puissance et l'intelligence se développant ensemble, l'une par l'autre, sont nécessairement unies : amour. Or, la puissance, l'intelligence et l'amour, conçus individuellement, constituent trois personnes distinctes à la fois et identiques, distinctes dans leur essence, identiques dans l'unité suprême de la substance infinie. Le Père, grâce à la conscience qu'il a de son être propre, conçoit tout ce qu'il est, et engendre ainsi le Fils, qui est donc égal et coéternel au Père. Du lien mutuel, aussi effectif qu'indissoluble, qui unit le Père au Fils, procède l'Amour ou l'Esprit (2). Ce n'est pas encore tout. Cette triade éternelle a librement voulu réaliser, ou produire au dehors, ce qui n'existe primitivement que dans l'entendement divin, ou dans le Verbe. Là résident, avec une splendeur indicible et inimitable, les [page 528] idées accomplies, les types éternels des êtres finis. Trois ordres réfléchissent la trinité dans les mondes peuplés par ces êtres. Le premier, où la puissance domine, où la force se transforme en mouvement, c'est le règne inorganique, spécialement soumis aux lois mathématiques. Le second ordre, le règne organique, asservi principalement aux lois physiologiques, est la sphère de l'intelligence, de la sagesse qui se convertit en forme et en lumière. L'amour ou la bonté, source de la chaleur et de la vie, doit être le principe et la règle du règne véritablement humain, des êtres spirituels et libres. Dans la société humaine enfin, la puissance se manifeste par l'industrie, l'intelligence par les sciences et la philosophie, l'amour par les arts et la religion.

Notes

1. Les analogies de la Philosophia universalis de Campanella avec l'Esquisse de Lamennais sont si nombreuses et si frappantes, qu'il faut bien considérer celui-ci comme un disciple de celui-là. Voy. part. la IIIe partie de la Philosophia universalis; et comparez tout ce qu'ont dit d'exact et de fin, sur l'Esquisse, M. Ter. Mamiani, dans l'écrit Dell' Qntologia e del metodo; et M. Jules Simon, dans la Revue des Deux-Mondes (15 février 1841).
2. Nous n'avons besoin ni d'indiquer les ressemblances de cette théorie avec celles des Hegel, des E.-H. Fichte, des Weisse; ni de rappeler combien ces sortes d'interprétations sont capricieuses et illusoires.

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