Saint-Martin, extrait, pages 546-559

1855 Bartholmess t2

 Les étrangers, rendons-leur cette justice, se montrent plus équitables envers les noms qui honorent la pensée française. N'avons-nous pas vu plusieurs fois d'illustres Allemands devenir les disciples de Saint- Martin, ses traducteurs ou ses commentateurs (1) ?

Le théosophe d'Amboise méritait-il les honneurs que lui ont rendus François Baader, Claudius, Hoffmann, Schubert, Varnhagen d'Ense ? « Il est juste de reconnaître, répond M. Cousin, que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent, et [page 547] qui ait exercé plus d'influence que Saint-Martin (2). » « C'est plutôt du côté de Fénelon, dit à son tour M. de Rémusat, qu'il faut placer Saint-Martin, qui a, dans sa foi naïve et simple, tenté de remplacer l'esprit philosophique et la tradition ecclésiastique par une révélation dont il ne trouvait le titre que dans sa pensée. De tous les mystiques hétérodoxes, c'est peut-être le plus chrétien ; c'est assurément le plus intéressant. Il est de ces hommes dont on ne parle que pour en dire du bien... C'était un libéral nullement révolutionnaire, un chrétien de cœur, sinon d'esprit, un philosophe par l'intention, et non par la méthode (3). »

Aussi la France a-t-elle suivi l'exemple de l'Allemagne, à laquelle madame de Staël avait d'abord signalé les lueurs sublimes de M. de Saint-Martin. Le surnom de Philosophe inconnu n'est plus exact parmi nous, depuis que la critique littéraire s'est ingénieusement unie à l'analyse des théories, pour éclairer , pour faire aimer même la vie presque ascétique, le langage élégant et les doctrines profondes ou bizarres du courageux adversaire de Condillac, du gracieux sectateur de Jacob Bœhme (4).

L'intérêt, éveillé partant de bons juges, doit en effet s'accroître pour quiconque a reconnu que [page 548] Saint-Martin, loin d'être un phénomène isolé, et comme un accident hétéroclite, dans le XVIIIe siècle, fut à la fois un des plus fermes contradicteurs du matérialisme et le plus pur représentant du mysticisme contemporain. Le matérialisme d'alors a trop fait oublier un mysticisme, que ses hardiesses avaient provoqué et encouragé. Partout, au Midi comme au Nord, les extases de l'illuminisme avaient répondu aux abus de l'analyse physique et logique, de la physiologie ou de l'idéologie. Peut-être n'y a-t-il pas une seule variété du mysticisme, qui n'ait été renouvelée entre 1750 et 1800. Depuis la théosophie contemplative et silencieuse, pratiquée par les continuateurs de Bœhme et de Poiret, de madame Guyon et de Muralt, l'auteur de l'Institut divin ; depuis l'enthousiasme prophétique d'une théurgie systématique ou ascétique, d'une opération parfois magique pour s'asservir les puissances, partiellement essayée dans les pays Scandinaves par Swedenborg et l'Ecole du Nord, en Suisse par Dutoit, Kirchberger, Lavater, à Berlin et à Avignon par l'abbé Pernetty ; jusqu'à cette thaumaturgie bruyante des véritables chercheurs du grand œuvre et des sciences occultes, des devins et des nécromants, des magnétiseurs et des somnambules, des sorciers et des charlatans, d'un comte de Saint-Germain, d'un Mesmer, d'un Cagliostro, et de ces sociétés d'harmonie, dont les adeptes disposaient à leur gré des merveilleux mobiles de l'agent universel, de la sympathie et de la volonté: toutes les idoles de la crédulité, toutes les ivresses du vertige reparurent, comme autant de protestations de [page 549] la fantaisie ou du sentiment contre la négation du monde spirituel et surnaturel. De tous ces gnostiques du XVIIIe siècle, celui qui influa le plus directement sur Saint-Martin fut le fondateur d'une secte nombreuse en France, à laquelle Saint-Martin s'affilia jeune à Bordeaux, les Martinistes. Juif portugais et versé dans la Kabbale, Martinez Pasqualis avait créé, dans les principales villes de France, un enseignement secret, tiré d'une tradition occulte, accompagné d'initiations mystérieuses à plusieurs degrés, et ayant pour principal objet de mettre les adeptes en rapport avec une hiérarchie d'agents surnaturels et de puissances célestes.

Lorsque Pasqualis mourut à Saint-Domingue en 1779 [en 1774], Louis-Claude de Saint-Martin avait trente-six ans [31 ans]. Il était né, d'une famille ancienne, à Amboise, le 18 janvier 1743, et s'était assez distingué dans la carrière des armes pour être en 1789 chevalier de Saint- Louis. Deux philosophes très différents modifièrent sa pensée, après Pasqualis : J.-J. Rousseau et Jacob Bœhme. Il embrassa les idées les plus généreuses du premier, et emprunta au second, avec grand nombre de conceptions profondes, un nombre plus considérable de ces mystères qui, selon Leibniz, ne sont que spectra imaginationis et mirabiles nugœ, quand ils ne sont pas de « belles allégories ou images. » Non seulement il traduisit trois ouvrages de « notre ami Bœhme, » mais il s'en rapprocha dans la plupart de ses écrits, singulièrement dans son Esprit des choses, où la recherche de la secrète raison de chaque être correspond à [page 550] ce que le philosophe tectonique avait appelé la signature des choses. A quarante-deux ans Saint-Martin publia son ouvrage le plus connu : Des erreurs et de la vérité. Depuis lors une série variée de productions originales devait servir à rappeler la philosophie à l'étude de l'homme, de l'homme-esprit, de l'homme formé à l'image de Dieu, tel qu'il fut dans sa primitive pureté, qu'il cessa d'être par la chute originelle et qu'il peut redevenir par l'entretien avec Dieu. L'Homme de désir (1790) est un répertoire de ces prières régénératrices, de ces élévations qui aboutissent à la réintégration en Dieu. Le Nouvel homme (1792) devait encore mieux dessiner notre vraie destination : conception de Dieu, chacun est appelé à faire en sorte que son existence soit le simple développement de cette conception, un emploi divin de la puissance spirituelle dont chacun est dépositaire et qui a pour but la double délivrance de l'humanité et de la nature. Le bien général, tel fut en effet la préoccupation dominante du théosophe. Aussi ne fut-il pas, comme les théocrates de son temps, un ennemi de la Révolution ; il sut l'observer avec impartialité, la juger avec équité. Il y vit l'accomplissement des desseins que la Providence a formés pour le salut des hommes. Il pensa d'ailleurs que les inégalités sociales, étant le résultat de la chute primitive, disparaîtraient à mesure que les hommes se relèveraient par l'usage des moyens spirituels. Une supériorité visible de vertu et de lumières deviendrait le signe distinctif de l'autorité religieuse et politique, et en ferait l'expression de la justice accomplie. [page 551] Rousseau, qui avait si bien distingué entre sentir et juger, l'aidait aussi à combattre le matérialisme à la mode. On sait avec quel talent Saint-Martin réfuta, en plein amphithéâtre, la doctrine que le « citoyen Garat » exposait aux Ecoles normales, comme « professeur d'analyse de l'entendement humain. » Un des premiers il rétablit l'autorité du sens moral, puis la distinction entre la sensibilité, commune aux hommes et aux animaux, et l'intelligence, faculté innée et exclusivement réservée à l'homme. Il ne détruisit pas avec moins de succès une hypothèse chère à Condillac, reproduite avec originalité par Donald, savoir, que la science est le résultat d'une langue bien faite. Mais, répliquait Saint- Martin, l'idée précède le signe, et une langue bien faite serait le produit, le reflet d'une science déjà parfaite. L'admiration que lui inspirait le Premier Consul le remplissait de hautes espérances pour la France et le monde, lorsqu'une attaque d'apoplexie l'enleva le 13 octobre 1803.

La plupart de ses ouvrages nous donnent, sur ses tendances religieuses, la conviction que l'on puise particulièrement dans son Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers (1782). Malgré les réticences et les voiles dont il couvre souvent sa pensée intime, ou plutôt celle de ses amis, et malgré la différence qu'il met, dans ses propres théories comme dans les doctrines chrétiennes, entre une conception ésotérique ou secrète et une exposition exotérique ou publique, il est aisé de s'apercevoir que le panthéisme est l'âme de son système. L'homme lui est une [page 552] émanation de Dieu, et, après s'être détaché de son principe par une sorte de révolte, l'homme peut et doit, au moyen d'une transformation qu'opère l'extase, rentrer en Dieu et redevenir divin. Toutes les essences, spirituelles ou corporelles, dérivent de la substance divine, de cette substance unique et universelle, qui circule à travers la matière et au fond des esprits. Les différences ne tiennent qu'aux intermédiaires, où, du reste, la vie est également une, dans son origine et dans sa fin. L'unité de fin, poursuivie au milieu de l'infinie variété des moyens, ne saurait être que l'ouvrage même de Dieu. Toutes choses se trouvent ainsi rattachées ou ramenées à Dieu, et la philosophie est, non plus seulement une théosophie, mais une théogonie : c'est l'histoire des formes que revêt la Divinité au travers des substances célestes, des puissances merveilleuses sans nombre, qui composent l'ensemble des êtres et de leurs rapports.

Que l'on cesse, au surplus, de dire que ce système ne renferme rien de durable, rien d'utile. Saint-Martin savait réfléchir et discuter, et non uniquement rêver et conjecturer. Ses remarques sur les preuves de l'existence de Dieu méritent d'être examinées attentivement. On le voit, non sans un vif intérêt, dans son Ministère de l'Homme-Esprit et son Esprit des choses, et même dans sa Lettre sur la Révolution, débattre les démonstrations tirées de l'ordre du monde et des causes finales, de la même manière à peu près dont Kant les discutait dans la Critique de la raison pure (5). [page 553] Toutes ces preuves sont impuissantes, dit-il, quand il s'agit de combattre les naturalistes. Ceux-ci admettent aussi une cause créatrice, qu'ils placent dans la nature, tandis que les spiritualistes la mettent hors de la nature. Elles sont insuffisantes en général, en ce qu'elles ne peuvent nous faire comprendre la nature de Dieu qui est esprit, c'est-à-dire perfection spirituelle et morale, amour et intelligence, bonté et sainteté, liberté et justice. Pour établir la réalité du vrai Dieu, il faut s'appuyer sur un fondement qui correspond à la nature vraiment divine, sur les facultés aimantes et intelligentes, sur cette âme de l'homme qui, réduite à ses éléments, se trouve être de la région de Dieu même et être prise par lui pour son témoin. La véritable nature de l'âme n'est-elle pas tout désir et tout amour, amour de l'invisible, désir de l'infini, besoin d'admiration constante ? Or, la nature, qui est une tendre mère, ne peut avoir mis en nous, uniquement pour le tromper, cet instinct qui nous élève sans cesse à ce qui est au-dessus de nous. Non, cet instinct a un objet certain ; et cet objet, c'est Dieu même. « Cette source permanente et éternelle, ce nécessaire admirable, nous ne courons aucun risque de l'appeler Dieu, puisque chez tous les peuples ce nom a présenté l'idée d'un être qui est plus que nous, et qui excite en nous tous les genres d'admiration : l'admiration de la puissance, par les œuvres merveilleuses qui se développent à nos yeux; l'admiration de la sagesse, par les profondeurs de la pensée; l'admiration de l'amour, par le sentiment des inépuisables trésors dont cette source [page 554] enrichit notre âme (6)... » Combien cette démonstration platonicienne trouvait peu d'échos en Europe, alors qu'on jugeait aventureuses déjà les tentatives analogues de Hemsterhuys et de Jacobi (7) !

Elle est importante aussi, en ce qu'elle montre de quels éléments Saint-Martin composait la nature de Dieu. Dieu lui est l'absolue perfection, l'unique source de l'être, la plénitude de la vie et de l'esprit. Voilà pourquoi il lui répugne de décomposer la nature divine en facultés, en attributs, en manifestations différentes. Dieu est entièrement simple et un, l'Unité même; toutes ses puissances se confondent, s'absorbent les unes dans les autres ; toutes s'identifient ensemble dans l'unité de l'amour, principe de l'être divin. Intelligence, beauté, sainteté sont des subdivisions, des distinctions que l'homme fait seulement parce qu'il est trop faible pour concevoir l'unité de la perfection suprême, et parce qu'il a besoin d'accommoder l'ordre divin à l'ordre créaturel. « Attributs divins, s'écrie Saint-Martin, vous prenez des noms selon les œuvres que Dieu se propose, et selon les êtres sur lesquels il doit agir ; mais toutes nos langues sont passagères, et il ne restera à jamais que la langue divine, cette langue qui n'est composée que de deux mots : Amour et Bonheur (8). »

Toutefois, à l'exemple de tant d'autres mystiques chrétiens, le théosophe français consent à diviser [page 555] l'Univers en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. La Trinité lui parait un Ternaire éternel et sacré, type d'un ternaire universel et temporaire, qui se reproduit et domine même dans toutes les sphères de la création, dans les dimensions du corps et les figures de la géométrie, aussi bien que dans les facultés de l'âme et les' degrés de l'expiation humaine. De même que l'Unité se ramifie en trois personnes, elle se multiplie à l'infini, en épanchant sans cesse de son sein inépuisable des légions d'êtres et de forces, par cela seul qu'elle conçoit à tout instant des myriades de pensées. « Sa pensée ne connaît point d'intervalles, et toutes ses pensées sont des créations... Ces légions d'êtres se succèdent comme les vagues de la mer, ou comme les nuages nombreux poussés dans les airs par l'impétuosité des vents... Rien n'est doux comme cette génération éternelle. Tous les êtres s'y succèdent en paix et d'une manière insensible, comme les heureuses pensées qui naissent en nous, et dont la formation ne nous coûte aucun effort (9). » Générateur direct de toutes choses, plutôt que créateur, Dieu fait sortir du fond de son amour et de son intelligence, non seulement les êtres individuellement distincts, mais aussi cette multitude d'attributs et de puissances qui deviennent à leur tour des agents producteurs. Ces puissances, ces vertus créatrices constituent tout un monde d'essences inférieures, monde infini en ce que la fécondité divine, sa source, n'a point de limites. Quel que soit le plan de cet univers, intermédiaire entre [page 556] l'Unité suprême et les êtres individuels, rien n'y existe que par un certain épanchement du Verbe, par la bénédiction du Fils. Il y a autant d'ordres de bénédictions qu'il y a de membres dans le Ternaire : les bénédictions sont éternelles, spirituelles et corporelles. Celui qui dispense ces bénédictions, ces forces, le Fils, est le médiateur des différentes classes d'êtres et le lien des substances et des mondes, comme il est l'expansion même de la substance universelle et l'union vivante du premier principe avec les substances secondaires qui remplissent l'immensité. En même temps qu'il manifeste Dieu, le Verbe constitue l'invisible essence des créatures visibles. Il est cette cause active et intelligente qui habite dans chaque être, qui s'incarne dans tous ces verbes inférieurs, c'est-à-dire dans les hommes et dans la nature... Combien pareil christianisme diffère du christianisme évangélique, Saint-Martin ne l'ignore pas : aussi le qualifie-t-il de futur et d'idéal, en l'opposant au catholicisme. Celui-ci lui semble une servitude d'esprit, comprimant nos facultés sous le joug des épreuves, des mystères et des commandements ' positifs ; tandis que l'autre dilate les intelligences par l'évidence de la foi et la liberté de la prière...

La logique exigeait que ce panthéisme mystique niât la différence du bien et du mal. Saint-Martin, cependant, l'établit avec énergie. « Le mal existe dans vous, dit-il aux optimistes, autour de vous, dans tout l'univers, et vous n'êtes occupés qu'à être aux prises avec lui (9). » Sans craindre de se démentir, il place l'origine [page 557] du mal dans une déviation de la volonté humaine. Se détournant de l'Unité, Satan et l'homme sont tombés, quoique inégalement, l'un par orgueil, l'autre grâce à la séduction. Pendant que Satan se consume dans une impuissance furibonde, l'homme languit après une délivrance qui lui a été promise. Au reste, ni l'enfer ni le ciel ne sont des espaces déterminés ; ce sont des états intérieurs. Le ciel est la situation propre à un cœur pur, l'enfer est la disposition d'un cœur souillé, et se confond avec le mal même, puisqu'il en est l'effet nécessaire. S'il y a pour l'homme une réintégration finale, ne faut-il pas que le démon aussi puisse en espérer une ? La résipiscence de l'être pervers et la réhabilitation de l'enfer semblent des conséquences immanquables de l'unité de l'amour, laquelle doit exclure un éternel éloignement de Dieu.

Par quelle voie Saint-Martin avait-il pu s'élever si haut, pénétrer si avant ? Par l'extase. Il se contentait, en effet, d'une communication passive et docile avec ce Dieu, qu'il appelle l'intérieur, le centre, l'unité ; c'est-à-dire, d'une communication qui consistait à dépouiller toute volonté propre, toute réflexion, toute personnalité, et à contempler alors ce dont Dieu daignait rendre témoin celui qu'il visitait. Une certaine humilité de cœur remplissait Saint-Martin de défiance pour la théurgie, qui veut agir sur Dieu, obérer sur les puissances, et les forcer à lui livrer leurs secrets. L'emploi des moyens sensibles et externes, pour approcher les êtres surnaturels, lui faisait craindre de devenir la dupe de mauvais esprits, de l'ennemi. S'il accorde [page 558] que les puissances secondaires sont en état d'apparaître à l'homme, il est convaincu que nul homme n'a vu Dieu, quoique Dieu se fasse sentir à nous, en descendant dans nos âmes, pour y prier (10). Sa connaissance intuitive est tellement intérieure et individuelle, qu'il évite même les moyens collectifs des initiés, et toutes les pratiques mystérieuses de ce qu'il nomme la chapelle.

Faut-il poursuivre l'application de ce pieux illuminisme à travers les problèmes que soulèvent l'origine et la destination de la nature, ou l'essence de cette matière, qui n'est qu'une vaine apparence, créée pour molester le démon, en le séparant des pures essences ? Il suffit, ce semble, d'avoir montré que le philosophe inconnu fut, par son enthousiasme autant que par sa hardiesse, l'organe de la plus importante réclamation de la théosophie contre l'irréligion du dernier siècle ; et d'avoir fait voir en même temps qu'il ne pouvait guère produire sur ce siècle d'impressions profondes. Pareilles impressions pouvaient-elles être l'œuvre d'autres écrivains religieux, tenant une sorte de milieu flottant entre un christianisme plus ou moins orthodoxe et un mysticisme plus ou moins indépendant ? Ni l'érudition du baron d'Eckstein, ni l'élévation du généreux auteur de la Palingénésie sociale, si gracieusement caractérisé par M. d'Eckstein même (11), le candide et aimable Ballanche, ni tel autre mérite propre à d'autres défenseurs de la Providence, n'étaient en état d'arrêter tous les égarements de la fausse philosophie.

Cette mission était réservée à un spiritualisme plus [page 559] libre et sévèrement scientifique, mais dont l'histoire ne peut pas encore s'écrire. Sa carrière est loin d'être accomplie ; c'est à peine si sa première phase, toute militante, est entièrement achevée. Nous voulons parler de ces efforts critiques et polémiques, plutôt que dogmatiques et abstraitement spéculatifs, que firent Laromiguière et de Gérando, Maine de Biran et Royer Collard, pour vaincre le sensualisme du XVIIIe siècle, encore soutenu vers 1800 par des esprits fort élevés, par de très nobles caractères, avec lesquels ils s'entendirent si bien sur d'autres points essentiels. Les principes consacrés en 1789, que ces spiritualistes avaient adoptés en commun avec Garat et Volney, avec Cabanis et Destutt de Tracy, excluaient au fond les doctrines du matérialisme ; et c'est ce qu'il fallait montrer alors avec l'autorité de l'évidence. La contradiction, l'inconséquence était visible pour le spectateur impartial, mais l'empire exercé par Locke et ses disciples avait été si vaste et si pénétrant, qu'il était rare en France de rencontrer un spectateur pareil. L'étonnement fut général, lorsqu'on entendit quelques enfants du XVIIIe siècle même avancer qu'une politique libérale et généreuse était incompatible avec une philosophie fataliste, nécessairement égoïste ; et qu'on chercherait vainement à affranchir le citoyen, si l'ou n'avait d'abord affranchi l'homme, c'est-à-dire, si l'on n'avait remplacé la toute-présence des sens et du monde physique par la souveraineté de la raison et du monde moral (12).

Notes

1. Voyez, ci-dessus, T. II, p. 144,150.
2. M. V. Cousin, Hist. de la philos, mod., Sér. II, T. III, p. 9.
3. M. Ch. de Rémusat, à propos du savant et vigoureux ouvrage de M. E. Caro, Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin (1852).
4. Malgré les mérites divers du livre de M. Caro, il y a autant de plaisir que d'avantage à relire les morceaux de MM. Damiron, Bouchitté, Gence, E. Stourm, et surtout les pages si délicatement pénétrantes du tome X des Causeries du lundi.
5. Voyez la monographie de M. E. Caro, p. 170 sqq
6. Saint-Martin, Œuvres posthumes, II, p. 360.
7. Voyez, ci-dessus, T. II, p. 27 sq.
8. Saint-Martin, Homme de Désir, II, p. 92.
9. Homme de Désir, II, p. 65, 202.
10. Homme de Désir, I, p. 162.
11. Homme de désir, II, p. 118, —  Voyez le Catholique, 1828, février.
12. Voyez les Notices historiques sur Cabanis, sur MM. de Gérando et de Tracy, par M. Mignet.

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