1853 – Krasinski - Histoire religieuse des peuples slaves

1853 Krasinski2Histoire religieuse des peuples slaves
Par le comte Valérien [Walerjan Skorobohaty] Krasinski
Avec une introduction par M. Merle d’Aubigné
Paris - Joël Cherbuliez, libraire éditeur, place de l’Oratoire, 6
Genève – même maison
1853

Chapitre XV. Russie (suite). Les martinistes. Pages 276-281

Les martinistes ou francs-maçons religieux et leurs utiles travaux. — Ils sont persécutés par l'impératrice Catherine. — Ils reprennent leurs travaux sous l'empereur Alexandre.

Je terminerai cette esquisse des différentes sectes religieuses de la Russie par quelques mots sur les martinistes, qui tiennent une place honorable dans les annales de la religion, comme dans celles de la franc-maçonnerie, car ils répandirent, au moyen des loges maçonniques, les préceptes sublimes de la religion; jamais peut-être la franc-maçonnerie n'eut une aussi noble sphère d'activité que celle qu'elle obtint en Russie sous le nom de martinisme.

1. Le chevalier Saint-Martin est né en 1743 et mourut en 1803. Voici quels sont ses principaux ouvrages : De l'erreur et de la vérité. Des rapports entre Dieu, l'homme et la nature. On trouve un exposé détaillé de sa vie et de ses ouvrages dans la Biographie Universelle.

Chacun des membres de l'association franc-maçonnique prenait part à ces nobles travaux, non seulement par ses dons, mais par ses efforts personnels, son influence sur ses parents et ses amis, et par son exemple. Lorsqu'ils découvraient dans quelque province éloignée un homme de talent, ils cherchaient à lui procurer l'emploi pour lequel il était le plus apte. Ce fut ainsi qu'un des membres les plus actifs de la société, M. Tourgueneff, apprit l'existence d'un jeune homme bien doué, dont les facultés n'avaient pas l'occasion de se développer, car il vivait dans une [page 278] province éloignée ; il le fit venir à Moscou et le fit entrer à l'université. Ce jeune homme devint le célèbre historien de la Russie, Karamsine, non moins distingué par ses talents que par son noble caractère.Le chevalier Saint-Martin n'est pas aussi connu qu'il mériterait de l'être (1). Je ne pourrais, sans dépasser les limites de cet ouvrage, donner la biographie de cet homme remarquable qui, à l'époque où une philosophie incrédule dominait en France, s'efforçait de faire revivre les doctrines de la religion, en y mêlant malheureusement une forte teinte de mysticisme. Il se servit des loges maçonniques pour répandre la doctrine qu'il enseignait, et chercha à leur donner une tendance religieuse.

Il eut peu de succès dans sa patrie, quoiqu'il eût acquis quelque influence dans les loges de Lyon et de Montpellier ; mais un Polonais, le comte Grabianka et un Russe, l'amiral Plestcheyff, répandirent ses idées en Russie, et les firent recevoir dans les loges de cet empire, où elles ont dès lors pris un grand développement. Les ouvrages de Jacob Boëhme, d'écrivains protestants, tels que Jean Arndt, Spener et de quelques autres de la même école, devinrent le symbole de cette secte qui s'étendit dans les plus hautes classes de la société. Leur but n'était pas seulement de se livrer à des vues spéculatives, mais de mettre en pratique les préceptes du christianisme. Ils ne se bornaient pas aux œuvres [page 277] de charité, mais s'occupaient d'éducation et de littérature. Moscou était le centre de leur action. Ils y avaient fondé une société typographique pour l'encouragement de la littérature ; cette société achetait tous les manuscrits qui lui étaient offerts, en prose ou en vers, productions originales ou traductions; ceux de ces manuscrits qui ne méritaient pas l'impression étaient détruits ou laissés de côté, et on livrait les autres à l'impression. Cette société encourageait avant tout la publication des ouvrages qui avaient une tendance morale et religieuse, mais elle publiait aussi des livres sur toutes les branches de la littérature et de la science ; de sorte qu'elle enrichit promptement la littérature russe d'un grand nombre de productions nouvelles, et surtout de traductions des langues étrangères. Elle établit une grande bibliothèque qui coûta plus d'un million de francs; composée principalement de livres religieux, elle était accessible à tous ceux qui voulaient s'instruire. Elle fonda aussi une école, et fit appeler de toutes parts des jeunes gens de talent qui recevaient une instruction première, puis on leur donnait tous les secours nécessaires pour poursuivre leurs études dans le pays ou dans des universités étrangères. Novikoff fut un des membres les plus distingués de cette société ; il se fit surtout remarquer par le dévouement avec lequel, dès sa jeunesse, il se consacra de cœur et d'âme au bien de son pays. Il commença par publier des écrits littéraires périodiques, destinés à répandre des idées utiles et à combattre les préjugés, les abus et tout ce qui était répréhensible. Il créa ensuite une revue scientifique et un autre recueil périodique d'un genre plus populaire, mais avec une tendance sérieuse; le produit de ces publications était consacré à l'établissement d'écoles primaires gratuites. Plus tard il transféra sa résidence à Moscou, où il fonda la société typographique dont j'ai parlé.

Le zèle que les martinistes mettaient à leurs œuvres de charité, égalait celui qu'ils déployaient pour le développement intellectuel de leur pays. Ceux qui ne pouvaient pas donner de l'argent donnaient leur temps et leurs travaux. Quelques-uns d'entre eux consacrèrent leur fortune entière à soutenir des établissements utiles, fondés par leur société, et à soulager les souffrances de leurs semblables. Ainsi, Lapoukhin, qui appartenait à l'une des plus grandes familles de la Russie, dépensa de cette manière une fortune princière, ne se réservant que le strict nécessaire. Étant sénateur et juge de la cour criminelle de Moscou, il dévoua sa vie à la défense des opprimés ; classe très nombreuse en Russie, grâce à l'état où se trouve la justice dans ce pays. On pourrait citer bien des exemples de personnes qui sacrifièrent leur fortune, et qui se soumirent à de rudes privations pour travailler efficacement au noble but de leur société.

Il est malheureusement bien rare qu'un Polonais ait l'occasion de parler des Russes de la manière dont je le fais maintenant ; et je dois ajouter qu'il s'est trouvé parmi eux plusieurs personnes dont la conduite a été diamétralement opposée à celle que le gouvernement a tenue envers les compatriotes de celui qui a écrit ces lignes. Elles ont allégé la misère de plus d'une victime de la persécution à laquelle j'ai fait allusion. Et ce qui prouve peut-être plus encore la noblesse de leurs âmes, c'est qu'elles ont su adoucir les cruelles blessures qu'avait reçu le sentiment national, chez des gens dont les sympathies étaient si différentes des leurs. Ce ne serait pas rendre service à ces nobles cœurs, que de les désigner par leurs noms, mais si ces lignes parviennent jamais jusqu'à eux, qu'ils sachent que mes compatriotes n'ignorent pas leurs généreux procédés, et qu'ils les apprécient comme ils le méritent. Je ne peux m'empêcher d'exprimer le respect plein de reconnaissance qu'éprouvent mes compatriotes pour la mémoire du feu prince de Galitzin, gouverneur général de Moscou. Il montra une sollicitude toute paternelle pour des jeunes Polonais, victimes d'une persécution systématique contre leur nationalité. Cette persécution commença en 1820 dans la Pologne russe ; ils furent exilés du lieu de [page 279] leur naissance et transportés dans l'intérieur de la Russie, sans aucun motif plausible, si ce n'est leurs talents et leur caractère moral qui opposaient des obstacles à l'objet de la persécution. Je n'hésite pas à affirmer que le point de vue sous lequel je viens de représenter ces faits, est celui de tous les Polonais de cœur, dont un grand nombre ont préféré les souffrances de l'exil aux avantages personnels considérables qu'ils auraient retirés en acceptant un système politique auquel ils font maintenant opposition. Une cause juste ne sera jamais gagnée par une haine nationale aveugle, car de tels sentiments lui nuisent au lieu de la fortifier. C'est par des motifs de conscience, et non par intérêt, qu'un honnête homme restera attaché a la cause qu'il a embrassée, quels que soient ses adversaires ou ses promoteurs. Il n'en abandonnera pas la défense, lors même qu'il y aurait, dans le camp opposé, des hommes qu'il aime et qu'il respecte; il n'y demeurera pas moins fidèle, parce qu'il aura le chagrin d'être parfois en désaccord avec plusieurs de ses défenseurs.

Je reviens aux martinistes. On ne peut douter que, s'il leur eût été permis de poursuivre leurs nobles travaux, la civilisation n'eût fait de grands progrès en Russie. Non seulement ils répandaient des connaissances littéraires et scientifiques dans les différentes classes de la société, mais ils cherchaient à éveiller dans l'Église nationale un esprit religieux qui ne s'y trouve pas ; car cette Église n'offre guère qu'un assemblage de formes extérieures et de croyances superstitieuses. Les loges maçonniques se multiplièrent peu à peu dans tout l'empire, et leur salutaire influence s'y faisait sentir chaque jour davantage. Elles se recrutaient parmi les hommes les plus éminents de la Russie, les hauts fonctionnaires, les savants, les commerçants, parmi les hommes de lettres et les libraires. Il se trouvait aussi dans le nombre plusieurs hauts dignitaires de l'Église et de simples prêtres.

Ce fut une époque glorieuse dans les annales de la franc-maçonnerie; elle ne s'ouvrit peut-être jamais une si noble carrière, quoique si courte, hélas! que pendant son existence en Russie, sous la direction des martinistes. Elle aurait insensiblement amené cette nation à poursuivre un but bien différent de celui qu'elle suit maintenant; au lieu de dépenser ses forces et son énergie a agrandir ses États, elle les eût employées à travailler à sa civilisation. Mais rien de ce qui est bon et noble ne peut fleurir sans l'air bienfaisant de la liberté; chaque chose doit [page 280] se flétrir tût ou tard au souffle empoisonné du despotisme ; s'il peut quelquefois être animé de bonnes intentions, il les abandonnera aussitôt qu'il les croira contraires à ses intérêts. Ce fut ce qui arriva aux martinistes. L'impératrice Catherine qui, pendant quelque temps, avait favorisé des réformes conçues dans un esprit vraiment libéral, revint aux errements du despotisme, à mesure qu'elle avança en âge. Les craintes que lui inspira la Révolution française lui firent abandonner les idées de réforme, après avoir recherché les adulations des auteurs qui préparèrent, par leurs ouvrages, cette terrible commotion. Elle ne s'occupa plus du développement intellectuel de ses sujets, si ce n'est pour l'arrêter. Dès lors, elle se défia de l'action des francs-maçons et de la société typographique en particulier. L'agent le plus actif de cette société, Novikoff, dont j'ai raconté les efforts généreux pour la bonne cause, fut enfermé dans la forteresse de Schlusselburg, et Lapoukhin, le prince Nicolas Trubetzki et Tourgueneff, furent relégués dans leurs terres; les ouvrages d'Arndt, de Spener, de Bœme [sic] et d'autres encore, furent livrés aux flammes comme dangereux pour l'ordre public. 

2. Quelle qu'ait pu être la conduite de l'empereur Paul, en général, et on ne peut douter qu'elle n'ait été en grande partie influencée par une maladie mentale, il n'est aucun Polonais qui puisse oublier sa conduite chevaleresque à l'égard de Kosciusko, à qui il alla lui-même annoncer qu'il lui rendait sa liberté : lui disant que s'il eût été sur le trône, jamais il n'eût permis le partage de la Pologne. A peine ce souverain fut-il le maître de l'empire, qu'il accorda aux provinces polonaises, saisies par sa mère, la permission de conserver leur langue, leurs lois et leur administration nationale.

L'empereur Paul, lors de son avènement au trône, rendit la liberté à Novikoff, mais ses épreuves n'étaient pas à leur terme. Il recouvra la liberté, mais il trouva sa maison désolée, sa femme était morte et ses trois enfants succombaient à une maladie terrible et incurable. L'empereur Paul, dont les capricieux accès de despotisme provenaient d'un esprit inquiet et maladif, qu'il devait aux injustes traitements de sa mère, mais dont le caractère était naturellement bon et chevaleresque (2), demanda à Novikoff, lorsqu'il parut devant lui en sortant de la forteresse, ce qu'il pourrait lui accorder qui pût lui faire oublier les souffrances et l'injustice dont il avait été l'objet; « rendre la liberté à tous ceux qui en ont été privés en même temps que moi, » fut la noble réponse de Novikoff.

Les martinistes ne purent pas reprendre leurs premiers [page 281] travaux, mais ils continuèrent cependant à propager dans l'ombre leurs vues philanthropiques. L'empereur Alexandre, après la guerre de France, montra des sentiments religieux, empreints d'un mysticisme qu'il devait à l'influence de madame de Krüdener; il désirait sincèrement le bien de ses sujets, et appela dans ses conseils des martinistes. Il confia à l'un d'entre eux, le prince Galitzin, le département des cultes et celui de l'éducation publique. Galitzin et d'autres martinistes se remirent en mouvement, ils fondèrent des sociétés bibliques protégées par le gouvernement; on répandit la traduction de plusieurs ouvrages religieux tels que Jean Stilling, etc. N. Labzin publia en russe un journal périodique, écrit dans un sens tout à fait mystique : « Le Messager de Sion. » Il eut un grand nombre d'abonnés qui adoptèrent, à ce qu'il paraît, les vues de son auteur ; mais l'absence de publicité qui règne en Russie empêche de se faire une juste idée de l'état réel des esprits. Une chose, cependant, n'est que trop certaine, c'est que les tendances libérales et religieuses, qui s'étaient manifestées sous le règne d'Alexandre, se sont évanouies et ont fait place à une politique qui tend à ramener les divers éléments nationaux et religieux que renferme ce vaste empire à un système uniforme ; politique qui me semble plus propre à affaiblir qu'à fortifier les éléments de vie qui conservent une nation. J'ai déjà parlé de la persécution contre l'Église grecque unie, qui a eu lieu sous le gouvernement actuel, et les efforts qu'il a faits pour détruire le protestantisme dans les provinces de la Baltique sont bien connus. C'est par la même politique que les sociétés bibliques ont été supprimées, et que les missionnaires protestants qui évangélisaient les provinces asiatiques de la Russie ont reçu la défense de poursuivre leurs travaux.

J'avoue que j'ai trouvé de la douceur à m'étendre sur des faits qui jettent un jour favorable sur la triste, mais trop fidèle peinture qui a été souvent faite de la position sociale de mes frères slaves de la Russie. L'exemple des martinistes et des malakanes, pris dans les hautes et dans les basses classes de la société russe, prouve que le despotisme, qui pèse depuis des siècles sur ce pays, n'a pas détruit chez ses habitants les germes des nobles qualités morales qui, sous des auspices plus favorables, se fussent admirablement développées.

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