1867 – Crétineau-Joly – Histoire des trois derniers princes de Condé

Histoire des trois derniers princes  de la maison de Condé
Prince de Condé – Duc de Bourbon – Duc d’Enghien
D’après les correspondances générales et inédites de ces princes
Par Jacques-Augustin-Marie Crétineau-Joly1867 condeTome second
Paris. Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.
M DCCC LXVII

2 - La duchesse de Bourbon au duc de Bourbon (1). – Extrait, pages 6-8

Ce 15 mars 1792.

C'est sans espoir de succès, monsieur, que je me hasarde là vous communiquer les désirs de mon [page 7] cœur ; mais comme je sais que celui qui en est le maître peut en un moment [page 8] changer les dispositions, j'abandonne le tout à sa providence, et crois devoir suivre un sentiment qui me semble dicté par elle, et qui n'a d'autre inconvénient que de m'attirer un refus de votre part. Si vous le repoussez, ce sentiment, je n'en serai pas responsable vis-à-vis de Dieu, et j'aurai la satisfaction d'avoir fait mon devoir.

1. La duchesse de Bourbon possédait toutes les qualités aimables qui font briller dans le monde ; mais, peu de temps après sa séparation d'avec son époux, des idées d'un mysticisme étrange s'emparèrent de son imagination et, au milieu des incrédulités de son siècle, elle essaya de renouveler les tendances dévotes de Mme Guyon. Née princesse d'Orléans, il lui eût été bien difficile de ne pas adopter, au moins en partie, les théories révolutionnaires dont ses proches faisaient commerce et parade ; elle devint l'inspiratrice du chartreux apostat, dom Gerle, qui figure dans le serment du Jeu de Paume et l'auxiliaire de Catherine Théot, cette mère de Dieu que Robespierre vénérait. L'illuminé Saint-Martin était son ami et son guide.

Ce fut dans l'essor de ses effervescences révolutionnaires, qu'elle jugea à propos de s'adresser au duc de Bourbon et de lui faire des propositions aussi nobles que déraisonnables. Cette lettre, qui n'est ni d'une haute sagacité ni d'une prévision bien rassurante, a pourtant un cachet de candeur et l'on doit le respecter. A la veille de tous les crimes, la duchesse ne veut voir qu'un peuple de frères dans tous les criminels. C'est sous cette impression que, le 15 mars 1792, elle s'adresse de Paris au duc de Bourbon.

A quelques mois de cette date, et, malgré l'appui que ses écrits mystico-démocratiques accordaient aux évoques intrus et aux visionnaires d'humanité, elle fut à son tour l'innocente victime de la Terreur. Enfermée avec les d'Orléans et le prince de Conti au fort Saint-Jean, à Marseille, elle proposa à la Convention de lui abandonner tous ses biens en échange de la liberté. Les Conventionnels n'ont pas besoin d'une pareille offre ; ils ont nationalement mis la main sur la fortune de la duchesse et ils passent à l'ordre du jour. La duchesse de Bourbon ne sortit de prison que le 29 avril 1795. Après le 18 fructidor, an V, elle fut expulsée de France, avec une pension de cinquante mille livres, pension que la République paya toujours assez mal. Retirée en Espagne, près de Barcelone, avec sa belle-sœur, la duchesse douairière d'Orléans, elle se livra plus que jamais à ses fantaisies religieuses et mystiques qu'une ardente charité envers les pauvres et les souffrants peut seule faire excuser. Elle croyait que la Providence lui avait communiqué le don de guérir les malades, et de sa maison de campagne, à Soria, elle faisait un hôpital permanent où elle logeait, pansait et nourrissait plus de deux cents personnes.

Cette princesse, qui était au moins illuminée, rachetait par une active bienfaisance des erreurs d'esprit et de cœur. Il en est une cependant qui ne lui sera jamais pardonnée. La mère du duc d'Enghien fut prise tout à coup du mal du pays. Elle voulut rentrer en France; et elle se fit solliciteuse auprès de Napoléon Ier, meurtrier de son fils. Napoléon mit une sorte de dignité et de convenance à ses inflexibles refus.

Dans un grand nombre de ses lettres de 1807 à 1810, elle constate elle-même ces refus. « Mon exil, écrit-elle à Rufin, son bon ange Michel, mon exil me semble bien inutile au salut de l'Empire et au bonheur de l'Empereur. Comment se fait-il que je ne puisse en obtenir la fin, surtout après l'avoir demandée avec tant d'instance et de constance? »

Après tous les écarts d'imagination auxquels s'était livrée la duchesse de Bourbon, il lui fut enfin donné, en 1814, de revoir son pays. L'air de la France calma sa tête et assainit son esprit. Elle fonda dans son hôtel de la rue de Varenne un hospice auquel elle imposa le nom d'hospice d'Enghien et elle s'en constitua l'infirmière et la sœur de charité. Les conseils, l'exemple et l'amitié de sa belle-sœur, Marie-Joseph de la Miséricorde, ramenèrent peu à peu aux véritables principes cette âme en peine. Ne voyant les Condés qu'en cérémonie, elle trouva néanmoins le moyen de lier avec son mari une correspondance dont nous citerons quelques fragments ; puis, le 10 janvier 1822, elle mourut dans l'église de Sainte-Geneviève.

bouton jaune   La duchesse de Bourbon au duc de Bourbon