1867 Geffroy - Gustave III et la cour de France

1867 geffroyGustave III et la cour de France  suivi d’une étude critique sur Marie-Antoinette et Louis XVI apocryphes – avec portraits inédits de Marie-Antoinette, etc. et fac-similé
par Auguste Geffroy, professeur suppléant à la faculté des lettres de Paris
Deuxième édition
Tome second
Paris. Librairie académique. Didier et Cie, libraires éditeurs, 35, quai des Augustins.

Chapitre X. Les régicides. Extrait, pages 248-250.

Nul moment de l’histoire moderne n’a présenté une anarchie intellectuelle et morale comparable à celle qui accompagna en Europe la période révolutionnaire; on ne pourrait sans doute rien retrouver d’analogue qu’en remontant aux plus mauvaises années du commencement de l’empire romain, quand on vit se conjurer en face du christianisme naissant les religions orientales et les anciennes philosophies de la Grèce, toutes également décrépites, comme s’il y avait une rançon d’affranchissement qui se dût acquittez à la veille des grandes époques pendant lesquelles les vérités religieuses ou sociales se révèlent ou s’épurent. Le dernier tiers du dix-huitième siècle fut une époque toute de réaction violente dans l’ordre des idées comme dans l’ordre politique. Un mysticisme aveugle, fait d’illusions enthousiastes et d’ardeur intempérante, répondit d’abord à l’ironie de Voltaire comme au scepticisme de l’Encyclopédie. Il y a deux sortes de mysticisme. Il y a celui des époques jeunes et naïves, qui s’élance d’un essor vers Dieu même et redescend enivré de sa vision céleste jusqu’à prendre en entier dédain la liberté humaine : [page 249] dangereuse confusion, où brillent du moins le désintéressement et la pureté native des âmes ; mais il y a aussi le mysticisme des sociétés vieillies. Celui-là n’a pas assez de force intérieure pour s’élever sans le secours de la superstition là où tendent ses désirs, et il n’a pas assez de naïveté pour oublier les intérêts temporels. Il peut bien, avec un Swedenborg, un Lavater, un Saint-Martin, avoir encore des lueurs sublimes (1) ; mais il côtoie le désespoir, et il risque d’enfanter les folies théurgiques : trop impatient pour ne pas vouloir interroger, même en restant religieux, jusqu’au dernier ciel, et trop confiant dans sa force pour ne pas s’irriter de son insuccès.

Cette seconde sorte de mysticisme se répandit en Europe à la fin du dix-huitième siècle par l’effet d’une réaction inévitable contre l’abus de l’esprit philosophique. Swedenborg était mort en 1772, après avoir étonné ses contemporains par ses visions et ses communications avec le monde surnaturel. Plusieurs écoles se formèrent d’après les rites qu’il avait enseignés, en Angleterre, en Allemagne, puis dans le Nord et en France. Le bénédictin Pernetty son traducteur, un certain Mérinval, et un comte polonais nommé Grabianka, réunis à Berlin, y fondèrent une petite secte théurgique dont le dogme bizarre unissait le [page 250] culte de la Vierge avec de mystérieuses combinaisons de nombres et des élucubrations cabalistiques. Ce fut sur un ordre imprévu du ciel, assuraient-ils, que les membres de cette église se transportèrent, peu de temps avant la Révolution française, dans la ville d’Avignon ; ils prirent de là un grand essor, puisque leurs adhérents s’étendirent jusque dans Rome, où l’Inquisition crut devoir fulminer contre eux.

Ceux-là n’avaient pas abdiqué la pratique des idées religieuses; mais venaient à leur suite les esprits emportés qui, rejetant toute discipline et infatués de curiosité scientifique, prétendaient ne devoir qu’aux seules forces de l’esprit humain ces relations avec le monde invisible, visions, voix du ciel ou de l’enfer, évocations des morts, que d’autres attendaient d’une faveur divine. En vain la science, en présence de faits inattendus et peu remarqués jusqu’alors, s’appliquait-elle à marquer scrupuleusement les bornes de son propre domaine : le magnétisme avec Mesmer et le somnambulisme avec Puységur enivraient malgré cela de nombreux adeptes, incrédules en face de la religion ou de la science se limitant elle-même, mais crédules à l’excès lorsqu’il s’agissait des convoitises infinies auxquelles tant de leurres factices, magie et sorcellerie, grand-œuvre, pierre philosophale, fabrication de l’or, science de l’absolu, ont de tout temps promis une satisfaction.

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Appendice. Extrait des dépêches. Pages 475-476.

1790, 13 juillet. — La demoiselle Labrousse vient de prédire qu’en 1792 il y aura au ciel un météore que verront les habitants de toute la terre, qu’il restera un an visible, qu’alors le règne de la justice sera entièrement établi sur la terre ; le pape renoncera à son séculier, il aura une liste civile... Si cela n’arrive pas, c’est qu’il y aura eu une grande saignée en Europe. Cependant la demoiselle Labrousse n’est pas de la classe des Illuminés, dont un M. de Saint-Martin est le plus renommé. Ceux-ci se prétendent en communication avec la divinité, mais médiatement, par l’entremise des anges. Comme il y en a de [page 476] bons et de mauvais, les Illuminés se partagent encore en deux branches, comme le côté des blancs et celui des noirs à l’Assemblée nationale. Ceux de M. Saint-Martin prétendent n’avoir affaire qu’avec les bons, et accusent ceux d’Allemagne de travailler avec les mauvais... Il y a un seigneur polonais, staroste en Podolie, nommé le comte Grabiancka, qui est depuis deux ans avec six autres frères Illuminés à Avignon, d’où il écrit force lettres pastorales sur la crainte et l’amour de Dieu aux affiliés du côté blanc qui sont dans la bonne voie. Ce synode avignonnais a beaucoup de concordance dans ses prophéties avec mademoiselle Labrousse ; mais, depuis quelque tempo, MM. les Illuminés d’Avignon ont essuyé deux échecs qui n’ont pas laissé que d’altérer leur crédit tant en France qu’en Angleterre, où ils sont fort répandus. Le premier de ces échecs est de s’être mis en opposition avec Swedenborg, le grand théogonique suédois, celui qui, pendant vingt-cinq ans, a voyagé dans le royaume des esprits, dont il a rapporté toutes les merveilles, et qui a un très grand nombre de partisans, qui ont été fort scandalisés de voir M. Grabiancka l’accuser d’avoir avancé contre le culte de la sainte Vierge des propositions au moins mal sonnantes pour la prééminence de la mère de Dieu. Le second échec est celui que la Société avignonnaise a essuyé par le mauvais succès de certaine révélation de son principal correspondant à Rome, où l’Illuminé a été évidemment, dit-on, reconnu pour un insigne fripon qui, tout en communiquant avec les anges, vidait les poches de ceux qui, sur terre, avaient confiance en lui. — Les deux jeunes gens qui ont été arrêtés à Saint-Cloud, se disant envoyés par la Vierge, sont vraisemblablement deux affiliés de ces clubs théogoniques. Ibid. [Archives de Dresde. Correspondance de France].

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