1867 - Mickiewicz - Histoire populaire de la Pologne

1867 MickiewiczHistoire populaire de la Pologne
Par Adam Mickiewicz,
Publiée avec préface, notes et chapitre complémentaire par Ladislas Mickiewicz
Paris. J. Hetzel, libraire éditeur, 18 rue Jacob.
1867

Chapitre VIII. Les légions polonaises. Et Napoléon. Extrait, p.521-522

Arndt, né vers la fin du XVIe siècle et mort vers le commencement du XVIIe, inaugura la réaction contre la Réforme en cherchant à ranimer la vie religieuse. Il ne cessa de proclamer ces grandes vérités : que, pour convertir les autres, il faut se convertir soi-même ; qu’un théologien n’a de valeur qu’autant qu’il s’est lui-même sanctifié ; que les livres ne sont que d’une importance [page 522] secondaire dans le Christianisme ; que la vie, les actes en constituent l’essence. Arndt attirait l’attention sur les prophètes de l’Ancien testament ; il prédisait une ère nouvelle, un progrès nouveau du Christianisme, la réunion prochaine du peuple d’Israël avec l’Église chrétienne. Les ouvrages de ce premier réformateur du protestantisme furent choisis par les Martinistes russes (c’est le nom que prirent les réformateurs) pour initier la réforme dans l’Église russe, dont tout le monde reconnaissait la profonde nullité. De pieux et savants évêques devinrent Martinistes et se mirent à propager les doctrines d’Arndt et de Spenner, autre théologien allemand qui développa les doctrines d’Arndt. On traduisit et répandit quelques ouvrages de William Penn, célèbre quaker anglais. Le but de ces ouvrages était pratique. On se proposait de tirer le Christianisme de la sphère des raisonnements où l’avait jeté le protestantisme, et de l’infuser dans la vie active. Ces penseurs rapprochaient ainsi, sans le savoir, le protestantisme de la religion catholique. L’impératrice Catherine se riait d’abord de ces tentatives ; elle composa même, pour les tourner en ridicule, une comédie qu’elle fit représenter à Pétersbourg. Les Martinistes la firent jouer dans leur loge, ce qui fournit le prétexte de les persécuter. L’inquiétude croissant à Pétersbourg, on donna l’ordre de les arrêter. La famille Tourguenieff fut disgraciée, Nowikoff jeté en prison, leur imprimerie détruite; ce qui restait de leurs livres fut brûlé par ordre de Catherine : on crut cette secte étouffée pour toujours. Ses ramifications subsistèrent.

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Chapitre VIII. Les légions polonaises. Et Napoléon. Extrait p. 529-531

D’ailleurs l'empereur Alexandre, tout en protégeant le pape, avait des motifs d’être méfiant à l’égard de l’Église de Rome. Plus d’une fois il s’était aperçu que le sacré collège attachait plus d’importance aux négociations ayant trait à son pouvoir temporel qu’à celles qui concernaient la discipline ecclésiastique. Il se défiait également de la théologie du prince de Metternich. Celui-ci ne cessait d’exposer avec une lucidité parfaite ce qu’il y a de faux, d’insuffisant et d’inapplicable dans les systèmes philosophiques. Pour ce qui était du philosophisme, l’empereur n’avait rien à répondre aux raisonnements de Metternich ; seulement il pénétrait au fond de ses paroles un but caché, il voyait que la cour de Vienne ne visait qu’à exploiter ses sentiments religieux.

Dans les premières années de son règne, l’empereur Alexandre ne s’entourait que de diplomates et de politiques ; les Martinistes n’avaient pas d’accès près de lui. Plus tard, il accueillit madame de Krüdner et ses amis, piétistes allemands, et plusieurs ministres protestants. Il respectait leur sincérité. Madame de Krüdner, saisissant le côté mystérieux de la lutte entre le Nord et le Midi, y voyait, comme plusieurs mystiques d’alors, la lutte entre les deux principes du bien et du mal. Elle voulait prouver que l’empereur Alexandre incarnait le bon principe, qu’il était le génie blanc (c’est sous ce nom que les tribus finnoises le désignaient), et que l’empereur Napoléon était le génie noir. Elle méconnaissait, les qualités de Napoléon, ce qu’il avait fait eu vue de [page 530] la réorganisation politique et religieuse ; elle ne pouvait lui pardonner sa force. Les hommes religieux étaient dans les mêmes dispositions d’esprit. La religion, réduite depuis tant de siècles à mendier la protection des souverains, s’est accoutumée au rôle d’un inférieur toujours soumis, toujours résigné, toujours à genoux : on a fini par croire que tout homme fort est nécessairement irréligieux, que toute force vient de Satan. Des gens de bonne foi confondaient la puissance de Napoléon avec celle du génie des ténèbres. Tels étaient madame de Krüdener et le comte de Maistre, lequel personnifiait les légitimistes français. Le comte de Maistre écrivait que le Bellérophon, vaisseau sur lequel était embarqué l’auguste prisonnier, avait enfin vaincu la Chimère. L’empereur Alexandre, en rentrant à Pétersbourg, au milieu de son cercle ancien, de ses diplomates, de ses généraux, de ses administrateurs, n’osa pas admettre madame de Krüdner à sa cour ; il ne sut comment expliquer à son cabinet et à son conseil ce qui s’était passé dans son âme ; il eut honte de madame de Krüdner, l’évita, l’éloigna même, ainsi que les plus ardents de ses amis. Mais en même temps il protégeait les partisans du libéralisme, accordait une amnistie généreuse à la Lithuanie, cherchait à se rapprocher du prince Czartoryski et de plusieurs autres Polonais ; il projeta même de donner quelques garanties à la classe agricole, aux paysans. Ne sachant comment accorder le libéralisme français avec celui des enthousiastes piétistes, il prit un terme moyen, il appela auprès de lui les Martinistes déjà oubliés, et qui, cette fois, entrèrent dans le gouvernement. [page 531]

Le prince Galitzin, homme pieux et rigide, est mis à la tête de l’instruction publique. Le prince était lié avec les anciens Martinistes, persécutés sous le règne de Paul. Ils cherchent ensemble à inculquer au gouvernement leur esprit : ils publient quelques ouvrages qui deviennent très populaires, que les paysans s’arrachent, qui excitent même la terreur des anciens administrateurs russes. Malheureusement cette religiosité, qui commence à dominer le cabinet, est exploitée par des hypocrites, par des êtres immoraux tels que l’intrigant et dilapidateur Magnicki, qui se font subitement admirateurs des formes religieuses, propagateurs du mysticisme. En même temps, quelques vieux Russes, qui voulaient en revenir au système de Pierre Ier, comme le général Araktcheieff, l’amiral Chichkoff, se rattachent à cette idée pour persécuter les étrangers, les Français, les Allemands, les Finlandais, qui encombrent les antichambres des ministères. Ces hommes finirent par dépopulariser le système religieux de l’empereur Alexandre. Le public confondit dans sa réprobation l’empereur Alexandre et les individus sincèrement religieux, tels que Galitzin, avec les hypocrites tels que Magnicki et les vieux Russes tels que Chichkoff. Une haine générale surgit contre les Romanoff. Pour la première fois, on conspire en vue de renverser la dynastie ; on tente une révolution dans le sens propre de ce terme, une révolution comme celle de France, un renversement pour marcher vers un but indéterminé.

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