Chapitre I. L'illuminisme au XVIIIe siècle. Saint-Martin. - Les Illuminés avant Saint-Martin, pages 667-671.

[Parmi les théosophes européens, jadis il en était qui rattachaient leurs rêveries à l’alchimie. Robert Flud, Cardan, Paracelse, étaient pour eux des génies sublimes. La théurgie est l’art de lier commerce avec les génies supérieurs : c’est la définition donnée par Jamblique. Les théosophes, soit anciens, soit modernes, prétendent dériver leurs connaissances de l’illumination divine, de la communication avec Dieu qui leur révèle ses mystères, de leur commerce avec les intelligences. En général, ils assurent que les êtres créés du monde visible et ses phénomènes, correspondent à ceux du monde invisible. La raison et la religion s’associent naturellement à cette opinion qui offre aux cœurs purs des sujets d’admiration, de méditation dans lesquels l’âme se complait et s’attendrit.]

Quel homme religieux et contemplateur n’a pas éprouvé maintes fois le plaisir de s’élever vers les régions célestes, de franchir par la pensée l’espace qui nous en sépare, de se figurer placé au milieu des purs esprits, au milieu d’amis, de parents que la mort nous a ravis et qu’on espère retrouver dans un monde nouveau !

Mais quand les Théosophes, quand Jacques Bœhm, Swedenborg et leurs disciples, s’élançant dans le monde invisible et roulant dans le vague, prétendent enrichir leurs itinéraires d’une carte exacte de ces régions inconnues, en rédiger une sorte de statistique, tracer le tableau de correspondance entre les objets sublunaires et le monde intellectuel, et dévoiler les secrets de la nature ; ici commencent les aberrations : la divergence de leurs systèmes en offre la preuve complète.

« Ces aberrations, surtout des philosophes modernes, anticipent sur la notice abrégée que sans doute le lecteur attend des théosophes, qui, dans les XVIe et XVIIe siècles, ont amené la filiation de leur secte dans le XVIIIe et jusqu’à l’époque actuelle.

[En Angleterre, Élisabeth Berton, vulgairement appelée la sainte fille de Kent sous Henri VIII, dont elle censurait le divorce, fut exécutée à Tyburne en 1534. Un autre illuminé, sous Élisabeth, fut de même envoyé au supplice ; Jacques Naylor, sous Cromwel, fut condamné au pilori, à la prison, pour avoir soutenu que Jésus-Christ résidait en lui.

[Le nord de l’Europe abondait en extravagants de tous les genres. Autrefois Montan s’était dit l’esprit de Dieu, Ménandre le sauveur du monde, Manès le paraclet. David George, mort en 1596, se dit le Christ, le Messie.

[Weigel, vanté par Boehm, assurait que de toute éternité, Marie avait été conçue par le Saint-Esprit; Jésus-Christ avait deux corps, les anges avaient été créés pour être égaux à Dieu ; il révoquait en doute les merveilles opérées par Moïse et Élie.

[Jean Bannier condamnait le mariage comme étant le fruit prohibé dans le Paradis terrestre.

[Koller, mort en 1547 publia son fameux ouvrage Lux in tenebris. Un ange lui avait apparu sous une forme humaine, peut-être celui-là même qui dernièrement visitait un paysan de la Beauce.

Jean Rolh, qui se croyait destiné à détruire les rois impies, attendait de sa femme un fils qui, par ses miracles, établirait la cinquième monarchie.

[Drabicius, dont les rêveries ont été publiées par Comenius en 1657, fut condamné à mort en 1671, comme coupable de lèse-majesté divine et humaine.

[Quirin Kuhlmann, accusé de bigamie, fut brûlé à Moscow en 1689, comme séditieux, etc., etc., etc.

[Dans cette liste qu’on pourrait enfler de beaucoup d’autres noms, on voit qu’une partie de ces fanatiques périrent par la hart, par le feu, tandis qu’il suffisait de les séquester [sic] de la société et de les traiter comme atteints de folie ; mais l’ignorance, l’intolérance, la vengeance, au lieu de consulter l’humanité et la justice, emploient communément pour punir des formes plus expéditives.]

« De tous les théosophes, le plus fameux est Jacques Bœhm, né en Lusace, cordonnier, mort à Gorlitz en 1624, auteur de beaucoup d’ouvrages traduits dans les langues anglaise, hollandaise, française, et dont les opinions exercent en Europe, plus que jamais peut-être, leur empire sur beaucoup d’adeptes qui, sans former une secte réunie en corps, sont disséminés parmi les autres. Après s’être beaucoup occupé des ouvrages de Weigel, de Paracelse, il se crut inspiré pour dévoiler les œuvres de Dieu, cachées sous des voiles matériels, et prétendit trouver dans la nature les dogmes du christianisme qu’il dénatura [dénature]. Arnold tint [tient] pour certain que Bœhm (avant Swedenborg), fut le seul qui pénétra dans les connaissances les [page 668] plus abstruses des substances physique et métaphysiques.

« Un écrivain moderne (Chateaubriand) appelle Dieu le grand célibataire du monde [des mondes]. Bœhm l’appelle le néant éternel, le silence éternel.

« Dans le combat avec Lucifer, Dieu ne l’a pas détruit. Homme aveugle, vous n’en voyez pas la raison, c’est que Dieu combattait contre Dieu, c’était la lutte d’une portion de la divinité contre l’autre.

« Le diable ne peut pas voir à la lumière du soleil, il ne voit que dans les ténèbres comme les chauves-souris.

« Jésus-Christ a apporté du ciel sa chair.

« L’homme créé hermaphrodite aurait pu engendrer seul, avant sa chute ; il avait alors un corps angélique.

[Calovius, Wagner, Rumphius reprochent à Boehm d’avoir admis comme Manès, deux principes et d’avoir comme partisan du milléranisme placé les livres d’Esdras au nombre des canoniques.

[Non content d’exposer les erreurs de Boehm, Rumphius, d’après Wagner et Calovius, lui prodigue les gratifications de fils de Satan, d’excrément du diable et autres gentillesses du même genre.

« En Allemagne, beaucoup de cordonniers se sont montrés fanatiques. Cette remarque a fourni au professeur Frédéric le sujet d’une dissertation très curieuse dans laquelle il étale une liste nombreuse de cordonniers fameux visionnaires. Jacques Bœhm, Henri Kraft, George Fox, J. Lambert, Teichel; Boswell, etc. [Pour la France, il cite Nauclerc sous l’an 1729. Probablement il veut parler de Naulet, savetier, le factoton [sic] du parti moliniste à Paris, précisément à cette époque.]

« Après avoir exposé des faits, remontant à la cause, il la trouve dans un métier qui, exigeant peu d’efforts d’intelligence, laisse la faculté de l’appliquer à d’autres objets.

« Les sectes protestantes paraissent être celles qui ont produit le plus de théosophes auxquels conviendrait peut-être une autre dénomination. Peut-être en trouverait-on la raison dans la maxime admise chez eux, d’interpréter l’Écriture d’après l’esprit privé. Une vaine présomption porte l’homme à se prévaloir de ses lumières et quelquefois à se croire favorisé d’inspirations immédiates. Tel était le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume. Cette situation de l’âme conduit souvent à la théomanie ou manie religieuse. Le docteur Rush prétend que, dans le nombre de personnes tombées en démence, la moitié le sont [sic] par abus de liqueurs fortes, quelques-unes par des passions érotiques ; [page 669] mais un quart par une dévotion mal entendue. Tel était ce Kœrper, chef des [de] fanatiques, qui avait voulu fonder une religion nouvelle, que le docteur Gall a vu dans les prisons de Berne. Les médecins Pinel, Perfect, Mathey, ont observé que les fonctions intellectuelles et les autres phénomènes de la vie troublés chez les esprits faibles par une dévotion trop exaltée, par un enthousiasme irrégulier, sont de toutes les aliénations la plus difficile à guérir.

[L’Allemagne fournit à cette liste un contingent plus fort ; ce fait s’explique par le caractère de la nation qui, grave et méditative, affectionne, approfondit les questions métaphysiques, sur lesquelles elle a répandu des lumières ; les inconvénients dès lors sont compensés par les avantages. C’est en Allemagne surtout qu’on s’est occupé de l’idéalisme qui en philosophie a pour parallèle le mysticisme en religion, et l’on sait encore qu’en Allemagne et en Suisse, plus que nulle part, se manifeste actuellement une propension marquée vers le mysticisme.

[Walch, et très récemment Klopfel, ont dessiné les traits principaux qui caractérisent les théosophes.

[« La parole externe de Dieu, c’est-à-dire, la Sainte Écriture est imparfaite, inefficace et ne constitue pas la règle exclusive de la foi et des mœurs. »

[« A cette parole externe on doit préférer la lumière interne pour régler la croyance et la conduite. »

[« L’homme doit rechercher le repos ou sabbat de l’âme comme un moyen d’obtenir cette divine étincelle, cette parole interne par laquelle l’âme élevée vers le Créateur est purifiée, sanctifiée, déifiée par les sacrements. La satisfaction de Jésus-Christ, la foi en Jésus-Christ, ne sont pas des sources de grâce capables d’élever à la sainteté, etc., etc. »

[La découverte du nouveau monde y a porté les arts, et tout ce qu’on appelle les moyens de civilisation européenne ; mais avec eux les vices, les erreurs, les rêveries ont franchi l’Atlantique, et dans le nombre se sont trouvées celles de Jacques Bœhm. Voici un échantillon du fruit qu’elles y ont produit.

Dutartre, issu de protestants réfugiés français, s’était fixé avec ses enfants en Caroline. Un prédicant morave les entêta des rêveries de Jacques Boehm, et dès lors ils abandonnèrent le culte public. Une révélation apprit à l’un d'eux, Pierre Rombert, que bientôt, comme au temps de Noé, Dieu détruirait toute la race humaine, une seule famille exceptée, et cette famille privilégiée c’était la sienne.

[Une seconde révélation lui dit que le premier mari de la veuve qu’il a épousée ressuscitera pour être avec elle ; qu’il doit dès lors la quitter pour épouser Judith Dutartre, sa cadette ; il l’obtient du père, elle devient enceinte. D’après les lois du pays contre la bâtardise, Judith Dutartre devait comparaître devant le magistrat. La famille, apprenant que le constable va venir, consulte le prophète, il assure que Dieu ordonne de s’armer contre lui et ses recors, en conséquence on tire sur le constable. Il y a du sang répandu, et le fanatisme de Pierre Rombert a produit un inceste, une révolte, un homicide, c’était en 1725.

[Le procès s’entame. Trois hommes de la famille sont condamnés à mort, ils persistent dans leur folie jusqu’à l’exécution, en assurant qu’ils ressusciteront le troisième jour. La grossesse de Judith l’exemptait du supplice ; deux de ses frères, plus jeunes qu’elle, furent également condamnés, mais on suspendit l’exécution dans l’espérance qu’on les ramènerait à des idées saines ; ce qui effectivement arriva, quand ils virent que les autres ne ressuscitaient pas. Cependant un des deux frères redevint visionnaire, tua un homme, en assurant que Dieu le lui avait ordonné ; et, avant de subir la peine capitale, il témoigna son repentir. Ainsi, par ce fanatisme tragique, six personnes perdirent la vie, un tué, un assassiné, quatre exécutés. Jacques Boehm a donc prêché l’assassinat, la révolte ? Non, sans doute ; mais toutes les erreurs, tous les genres de folie exercent les uns sur les autres une sorte d’attraction et s’enchaînent.]

« Un Messin, Poiret, mort en 1719, est vraisemblablement le premier qui ait répandu en France les systèmes du cordonnier de Görlitz. Son traité latin, Idée de la théologie chrétienne, est composé d’après celle de Jacques Boehm. La double doctrine, l’une secrète, l’autre publique, est un trait distinctif de l’antiquité ; c’est une remarque de Rolle dans ses recherches savantes sur Bacchus. Le célèbre Maimonide autorisait jadis les Juifs espagnols à simuler le catholicisme. Poiret, dans sa Paix des bonnes âmes, autorise de même les calvinistes restés en France, depuis la révocation de l’édit de Nantes, à entendre la messe sans abandonner leur religion. [Peut-on rappeler sans gémir que, de nos jours, un prélat catholique autorisait de même, dans un néophyte de Berne (Haller), cette scandaleuse hypocrisie ?]

« Antoinette Bourignon, formée à l’école de Boehm, de Poiret, eut à son tour des disciples, entre autres Bertrand Lacoste, ingénieur français à Hambourg. Persuadé qu’il tenait d’elle ses lumières dans les sciences, Lacoste lui dédia son livre sur la quadrature du cercle, et faisant allusion aux lettres initiales d’Antoinette et de Bertrand, il déclare en langue algébrique qu’elle est l’A en théologie, et lui le B en mathématiques (906. Œuvres philosophiques de Leibnitz, in-4° ; Amsterdam, 1765, liv. IV, ch. 19, p. 474.).

« Les rêveries de la Bourignon s’étaient implantées en divers pays dans des têtes propres à les recevoir ; et quel pays n’en a pas ? Muralt est, dit-on, l’auteur anonyme de deux ouvrages intitulés : l’un, Lettres fanatiques (907.Deux volumes in-12; Londres, 1739 ), et l’autre, l’Institut divin recommandé aux hommes (908. In-12.), publié en 1727, réimprimé à Londres en 1790.

« Il prétend que la période qui devait durer jusqu’au second avènement de Jésus-Christ est finie ; bientôt arrivera une régénération universelle qui sera précédée de grands fléaux. Dans un autre ouvrage, en 1739, il parait indiquer la France comme le lieu où se feront les premiers pas vers cette régénération qui sera la fin du monde corrompu, et non la destruction de la terre, comme on l’a cru par une fausse interprétation des paroles de Jésus-Christ et des prophètes.

« Muralt, veut que les hommes, rentrant en eux-mêmes, écoutent la voix intérieure qui leur parle. Cette parole intérieure leur [670] est connue par l’instinct divin qui envisage Dieu en tout. La religion enseignée par les hommes est arrivée à son terme ; on ne doit pas craindre de passer de cette religion à celle qui leur vient de Dieu, qui était réservée aux derniers temps. L’auteur déclame contre la théologie et prétend que les païens, généralement parlant, valaient mieux que nous ; il loue leurs philosophes, surtout Epictète et Socrate : le génie de celui-ci était son instinct divin.

« Il s’objecte que l’instinct, étant sujet à varier, peut conduire à des extravagances. L’objection est pressante, comment la repousse-t-il ? C’est en disant que l’instinct ne serait pas divin, s’il ne conduisait qu’à ce qui est raisonnable et approuvé des hommes : ce qui est folie à leurs yeux est sagesse dans le plan de la Divinité (909. P. 9, 14, 33, 38, 133, etc.). Ailleurs il parait regarder comme mystérieux ce que dit 1’Ecriture des deux arbres du paradis ; car ils sont sur notre monde actuel aussi bien que dans le paradis (910. Pag. 77).

« Dans ses Lettres fanatiques, Muralt observe, et cela est vrai, que le mot fanatisme, abusivement employé, est appliqué quelquefois à des vérités incommodes dont on voudrait se débarrasser. Jésus-Christ a été outragé des épithètes d’insensé, de séducteur, équivalentes à celle de fanatique ; ce qui doit encourager à porter ces noms : mais vient ensuite l’apologie du séparatisme qu’on traite, dit-il, de fanatisme, et qu’il essaie de justifier à cause de la corruption du clergé ; il trouve qu’on met trop de prix au culte extérieur (911. Tome Ier, p. 256; et tome II, p. 196 et suivantes). L’auteur parait croire à l’inspiration immédiate et admettre une classe d’hommes apostoliques qui ont la connaissance des voies intérieures ; aussi vante-t-il Jacques Boehm et la Bourignon (912. Tome II, p. 289; tome Ier, p. 60 et suiv). Il n’y a que deux véritables sciences : se connaître, et à chaque chose mettre son prix. Le savoir et le raisonnement sont de peu d’usage ; ils sont même dangereux quand ils s’étendent sur la religion. Le talent de raisonner est le moindre des talents dans l’ordre apostolique. Sa septième lettre est intitulée : Que le raisonnement et le savoir ont causé la chute de l’homme et qu’ils nous y entretiennent. Là il assure que le premier raisonnement eut le diable pour auteur (913. Tome Ier, p. 269, 115, 135, 159.).

« La religion naturelle lui parait suffisante pour sauver les hommes, quoique la révélation les conduise à une plus haute perfection (914. Tome II, lettre 4, et p. 210 et suiv) ; aussi, après s’être plaint de l’importance qu’on attache aux opinions des Pères de l’Église, il élève des doutes sur l’éternité des peines [et prétend, contre Rollin, justifier Socrate qui prendra part à la table avec Abraham, Isaac et Jacob ; il paraît même en sauver bien d’autres ; car, selon lui, la véritable église a toujours consisté et consistera toujours dans tous les gens de bien. On ne voit pas trop comment justifier cette opinion, quand on reconnaît Jésus-Christ pour médiateur.] Ce mélange incohérent annonce dans Muralt le précurseur des martinistes.

« Mais quel est le fondateur de cette secte ? Car on peut choisir entre Saint-Martin et Martinez, par lequel il fut initié aux [page 671] mystères théurgiques, ainsi que l’abbé Fournier, auteur de l’ouvrage : Ce que nous avons été, ce que nous sommes, ce que nous serons (915. In 8°, Londres, 1791). Martinez Pascalis, dont on ignore la patrie, que cependant on présume être Portugais et qui est mort à Saint-Domingue en 1799 [sic], trouvait dans la cabale judaïque la science qui nous révèle tout ce qui concerne Dieu et les intelligences créées par lui (916. Acta latomorum, ou Chronologie de la franc-maçonnerie ; in-8°, Paris, 1815, tome 1er, v. 93, et tome II, p. 362). Martinez admettait la chute des anges, le péché originel, le Verbe réparateur, la divinité des saintes Écritures. Quand Dieu créa l’homme, il lui donna un corps matériel : auparavant (quoi ! avant d’exister) il avait un corps élémentaire. Le monde aussi était dans l’état d’élément : Dieu coordonna l’état de toutes les créatures physiques à celui de l’homme. » (Grégoire, Histoire des sectes religieuses, t. II, [pages 204-218. 1828]).

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