Chapitre II. Le philosophe inconnu. Pages 671-677

« Saint-Martin, né à Amboise en 1743, fit ses études à Pont-le-Voy, fut d’abord avocat, puis officier au régiment de Foix. Étant à Bordeaux, il eut occasion de connaître Martinez Pascalis, qu’il cite pour son premier instituteur, et Jacques Boehm pour le second. Cette tournure d’esprit et ses liaisons décidèrent du sort de sa vie et de sa doctrine. Son goût ne s’accordant pas avec le tumulte des armes, il obtint sa retraite, voyagea en Italie et en Angleterre, passa trois mois à Lyon, puis vint se fixer à Paris, où il demeura jusqu’à la révolution, et mourut à Aulnay, près Paris, en 1804 [sic pour 1803]. Ceux qui l’ont connu, louent la bonté de son caractère, ses mœurs aimables, et assurent qu’en bon théosophe il montra constamment l’exemple de la soumission aux lois, de la résignation, de la bienfaisance. Il est absurde de penser, comme Barruel, qu’il voulait renverser le gouvernement.

« Qu’est-ce qu'un théosophe ? Un ami de Saint-Martin va nous l’apprendre.

« Un théosophe est un ami de Dieu et de la sagesse. C’est, d’après l’étymologie, la définition que comporte le défini. La doctrine théosophique est fondée sur les rapports éternels qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers. Ces rapports sont développés dans les livres de tous les peuples, et surtout les saintes Écritures entendues selon l’esprit et non selon la lettre. On peut consulter la Genèse, le Deutéronome, les Prophéties, les Livres sapientiaux, particulièrement le chapitre VIII de la Sagesse, les Sentences de Pythagore. Au nombre des ouvrages théosophiques on peut classer l’Oupneckh’at et le Malhabharata, poème de cent mille stances. Parmi les théosophes, il compte Rosencreuz, Reuchlin, Agrippa, François George, Paracelse, Pic de La Mirandole, Valentin Voizel [Voigel], les deux Van Helmont, Thomasius, Adam Boreil, Boehm, Poiret, Quirinus, [page 672] Kulhman, Zimmerman, Bacon, Henri Morus, Pordage, Jeanne Leade, Leibnitz, Swedenborg, Martinez Pascalis, Saint-Martin, etc.

« La fin de la philosophie est d’élever l’âme de la terre au ciel, de connaître Dieu, de lui ressembler ; mais la France se ressentira longtemps des principes détestables des faux philosophes. Les théosophes ne font point secte. Un théosophe est vrai chrétien ; et, pour le devenir, il ne faut pas commencer par être savant, mais seulement humble et vertueux.

« Jésus-Christ est Dieu; il est le père des lumières surnaturelles; le grand prêtre, le chef des vrais philosophes ; il inspira Moïse, David, les prophètes ; et hors du peuple choisi, Pythagore, Platon, Phérécyde, Socrate.

« Depuis Jésus-Christ, les théosophes admettent la Trinité, la chute des anges rebelles, la création après le chaos causé par leur chute, la création de l’homme dans ses trois principes pour gouverner et combattre, ou ramener à résipiscence les anges déchus. Les théosophes sont d’accord sur la première tentation de l’homme, le sommeil qui la suivit ; la création de la femme, lorsque Dieu eut vu que l’homme ne pouvait plus engendrer spirituellement ; la tentation de la femme, la suite de sa désobéissance qui occasionna celle de son mari ; la promesse de Dieu, que de la femme naîtrait le briseur de la tète du serpent ; la rédemption, la fin du monde.

« Saint-Martin prend le titre de philosophe inconnu, en tête de plusieurs de ses ouvrages. Le premier, qui parut en 1775, avait pour titre : Des erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés aux vrais principes de la science. « C’est à Lyon, dit-il, que je l’ai écrit par désœuvrement et par colère contre les philosophes ; j’étais indigné de lire dans Boulanger, que les religions n’avaient pris naissance que dans la frayeur occasionnée par les catastrophes de la nature. Je composai cet ouvrage en quatre mois de temps et auprès du feu de la cuisine, n’ayant pas de chambre où je puisse me chauffer (917. Œuvres posthumes de Saint-Martin, 2 vol. in 8°, Paris, 1808 Tome Ier).

« C’est pour avoir oublié les principes dont je traite, que toutes les erreurs dévorent la terre, et que les hommes ont embrassé une variété universelle de dogmes et de mystères [systèmes]. Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat ; et le petit nombre de ceux qui sont dépositaires des vérités que j’annonce, est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. Aussi me suis-je promis d’en user avec beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper d’un voile [page 673] que les yeux les moins ordinaires ne pourront pas toujours percer, d’autant que j’y parle quelquefois de toute autre chose que de ce dont je parais traiter. »

« Il s’est ménagé, comme on le voit, le moyen d’être inintelligible ; et il s’est si bien enveloppé, que ce qu’il y a de plus clair dans le livre, c’est le titre. Cependant son obscurité même est peut-être ce qui lui a donné quelque crédit ; on a imprimé à Londres, comme faisant suite à l’ouvrage de Saint-Martin, deux volumes auxquels il n’a eu aucune part (918. La Biographie moderne, 2e édition Leipzig, 1806, article Saint-Martin).

« Il fit ensuite paraître son Tableau de l’ordre naturel ; L’homme de désir ; Lettre sur la révolution française ; un opuscule sur les Institutions propres à fonder la morale d’un peuple ; un Essai sur les signes. Lui-même nous apprend qu’il a fait l’Ecce homo, d’après une notion vive qu’il avait eue à Strasbourg. C’est dans cette ville qu’il a écrit le Nouvel homme, à l’instigation d’un neveu de Swedenborg. »

« Le tome II de l’ouvrage intitulé : De l’esprit des choses (919. De l’esprit des choses, ou coup d’œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur science. 2 vol. in-8°, Paris, an VIII), offre des morceaux intéressants, par lesquels il justifie divers faits consignés dans l’Écriture sainte, sur lesquels les incrédules avaient formé des objections ; par exemple, le matérialisme dont ils ont accusé Moïse. Là s’applique une phrase de son premier volume : « Le besoin d’admiration dans l’homme dépose victorieusement contre l’athéisme (920. Tome Ier, page 9). » On y trouve la touche originale et bizarre de Saint-Martin, à l’occasion de vingt-trois mille hommes condamnés à périr. « La mort, dit-il, n’est que le mandat d’amener des criminels (921. page 180). »

« Mais à quelques vues saines s’intercalent une foule de choses inintelligibles, au milieu desquelles la raison s’égare sur la danse, sur la mœlle ; « elle est l’image du limon, de ce matras général, ou de ce chaos par lequel la nature temporelle actuelle a commencé. — Sur l’esprit astral ou sidérique : le temple de Jérusalem eut lieu pour garantir les opérations du culte lévitique des communications astrales. — L’existence des êtres corporels n’est qu’une véritable quadrature. — Toute la nature est un somnambulisme. — Notre bouche est entre les deux régions interne et externe, réelle et apparente ; elle est susceptible de frayer avec l’une et l’autre : aussi les hommes se donnent plus de baisers perfides que de baisers sincères et profitables. — Si l’homme fût resté dans sa gloire, sa reproduction eût été l’acte le plus important, et qui eut le plus augmenté le lustre de sa sublime distinction : aujourd’hui cette reproduction est imposée aux plus grands périls. Dans le premier plan, il vivait dans l’unité des essences : mais [page 674] actuellement les essences sont divisées : une preuve de notre dégradation est que ce soit la femme terrestre qui engendre aujourd’hui l’image de l’homme, et qu’il soit obligé de lui conférer cette œuvre sublime qu’il n’est plus digne d’opérer lui-même. Néanmoins, la loi des générations des divers principes, tant intellectuels que physiques, est telle, que quelle que soit la région vers laquelle il porte son désir, il y trouve bientôt un matras pour recevoir son image : vérité immense et terrible (922. Tome Ier, p. 61, 62, 106, 124, 186, 190, 278; et tome II, p. 286). »

« Le Ministère de l'homme esprit, par le philosophe inconnu, parut en 1802 (923. ) In-8°.). « C’est l'homme de désir qui va parler. Mais comment se fera-t-il entendre des hommes du torrent ? Il n’a que des principes à leur offrir. — L’homme n’est pas dans les mesures qui lui seraient propres, il est dans une altération. — L’univers est sur son lit de douleur; c’est à nous à le consoler. » Viennent ensuite des rêveries sur la formation des planètes et sur la révolution française. — « Probablement elle a eu pour objet, de la part de la Providence, d’émonder, sinon de suspendre, le ministère de la prière. » Dans un parallèle entre le christianisme et le catholicisme, comme si ces deux choses n’étaient pas identiques, il s’est donné libre carrière pour dénaturer et calomnier le catholicisme, « qui n’est, dit-il, que le séminaire, la voie d’épreuves et de travail, la région des règles, la discipline du néophyte pour arriver au christianisme. — « Le christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite, et porte notre foi jusque dans la région lumineuse de la parole divine. Le catholicisme repose, en général, sur la parole écrite ou sur l’Évangile, et particulièrement sur la messe ; il borne la foi aux limites de la parole écrite ou de la tradition. — Le christianisme est le terme, le catholicisme n’est que le moyen ; le christianisme est le fruit de l’arbre, le catholicisme ne peut en être que l’engrais ; le christianisme n’a suscité la guerre que contre le péché, le catholicisme l’a suscitée contre les hommes (924. Pag. 5, 6, 13, 104, 168, 371, 572; et passim). » L’auteur étaye sans doute de quelques preuves ses assertions ? Non ; assurer d’un air tranchant, cela lui suffit. Veut-on savoir ce que lui-même pensait de son Ministère de l’homme esprit ? Il va nous l’apprendre.

« Quoique cet ouvrage soit plus clair que les autres, il est trop loin des idées humaines pour que j’aie compté sur son succès. J’ai senti souvent, en l’écrivant, que je faisais là comme si j’allais jouer sur mon violon des valses et des contredanses dans le cimetière de Montmartre, [page 673] où j’aurais beau faire aller mon archet, les cadavres qui sont là n’entendraient aucun de mes sons et ne danseraient pas. »

« Saint-Martin a publié un Éclair sur l’association humaine (925. In-12, Paris, 1797). Le but de cette association ne peut être que l’équilibre d’où elle est descendue par une altération quelconque. » Jusque-là, on le comprend ; mais comprendra qui pourra comment « la propriété de l’homme est son indigence, et la souveraineté du peuple son impuissance (926. Page 19, 45, etc). »

Le philosophe inconnu, qui ne se croyait pas digne de dénouer les cordons de Boehm (927. Voir ses Œuvres posthumes) s’est cru digne au moins de traduire divers écrits de ce visionnaire : les Trois principes de l’essence divine, la Triple vie, l’Aurore naissante. « On a voulu tout matérialiser, dit le traducteur; mais l’époque approche où les sciences divines seront réconciliées avec les sciences naturelles : à force de scruter celles-ci, et de tourmenter les éléments, on remontera à la source. L’Aurore naissante n’est que le premier bourgeon de la branche (928. Page 4 de l’Avertissement). » Le Traité de l’essence divine ou de l’éternel engendrement (929. In-8°, 2 vol., Paris, 1802) nous apprend que, dans l’état d’innocence, « Adam ne prenait pas de nourriture; car s’il eût dû manger du fruit terrestre, il aurait dû manger dans son corps et avoir des boyaux. Or, une puanteur comme celle que nous portons actuellement dans notre corps, pouvait-elle subsister dans le paradis, dans la sainteté de Dieu (930. Page 74) ? » Cent autres passages de la même force, dans les Œuvres de Boehm et de Saint-Martin, peuvent servir à fixer l’opinion qu’on doit avoir du premier et de son traducteur qui l’admire.

« On ne devrait faire des vers qu’après avoir fait un miracle, puisque les vers ne doivent avoir pour objet que de le célébrer (931. Œuvres posthumes, tome Ier, p. 197). » On ignore si Saint-Martin a fait des miracles; mais il a publié le Cimetière d’Amboise, poème qui n’est pas merveilleux : on y lit entre autres ces vers :

Homme, c’est ici-bas qu’il a pris la naissance,
Ce néant où l’on veut condamner ton essence.

On entrevoit sa pensée, qui est bonne ; mais un néant qui a pris naissance !

« On a rendu à plusieurs grands hommes le mauvais service de mettre au jour une foule de pièces qu’ils avaient condamnées à l’oubli. On l’a fait pour Montaigne, en publiant ses Voyages ; pour Érasme, en exhumant des archives de Bâle diverses lettres, presque toutes sans intérêt. La postérité n’élèvera jamais le Philosophe inconnu au même rang que le philosophe de Rotterdam : c’était une raison de plus pour faire un choix dans ce qu’on a publié de lui sous le titre d’Œuvres posthumes (932. Deux volumes in-8°, Tours, 1807). La république [page 674] des lettres est-elle grandement intéressée à savoir que, « dans l’ordre de la nature, il était plus sensuel que sensible, et que les femmes sont plus sensibles que sensuelles ? »

« Les chrétiens ne verront qu’un blasphème dans la phrase suivante : « Depuis l’avènement du Christ, chaque homme peut, dans le don qui lui est propre, aller plus loin que le Christ (933. Tome Ier, p. 6, 7 ; et p. 135). »

« L’auteur nous dit que les écrivains ne donnent que de la crotte dorée, mais que lui il donne de l’or crotté (934. Tome Ier, p. 119.). Il serait étonnant que, dans la volumineuse collection de ses écrits, on ne trouvât pas quelques paillettes d’or. Il faut parler à charge et à décharge. On a indiqué ci-dessus quelques morceaux concernant l’Écriture sainte, qui annoncent autant d’énergie que de sagesse. En général, son style est facile, animé, quelquefois brillant; des sentiments pieux et 1’amour de la vertu respirent dans ses ouvrages. On lit avec plaisir des réflexions telles que celle-ci : « Je n’ai jamais goûté bien longtemps les beautés qu’offrent à nos yeux la terre, le spectacle des champs ; mon esprit s’élevait bientôt au modèle dont ces objets nous peignent les richesses et les perfections, et il abandonnait l’image pour jouir du doux sentiment de son auteur. Qui oserait nier même que tous les charmes que goûtent les admirateurs de la nature fussent pris dans la même source sans qu’ils le croient ? »

« On sera surpris peut-être de ne pas trouver ici un précis raisonné de ses idées, un corps de doctrine; mais à qui la faute ? Ses disciples contestent la faculté de l’apprécier à quiconque n’est pas initié dans son système : tel ne l’est qu’au premier degré; tel autre au second, au troisième. A merveille ! Mais, si le système de votre maître est, comme vous le prétendez, si intéressant, si avantageux pour l’humanité, pourquoi ne pas le mettre à portée de tout le monde ? De cette région élevée où vous le dites placé, ne pourrait-il pas s’abaisser jusqu’à l’intelligence du vulgaire ? — Non : c’est chose impossible. — Alors, permettez-moi d’élever des doutes sur l’importance et l’avantage de son système; car en fait de religion et morale, il est dans la bonté de Dieu et dans l’ordre essentiel des choses, que ce qui est utile à tous soit accessible à tous. Au surplus, Saint-Martin nous dit : « il n’y a que le développement radical de notre essence intime qui puisse nous conduire au spiritualisme actif (935. Le Ministère de l’homme esprit, p. 14 de l’introduction). » Et si ce développement radical ne s’est pas encore opéré chez bien des gens, il n’est pas surprenant qu’ils soient encore à grande distance du spiritualisme actif, et que n’étant que des hommes [page 677] du torrent, ils ne puissent comprendre l’homme de désir.

« Le mode des analyses est en désuétude chez les Français. La preuve en est dans la plupart de leurs journaux littéraires qui, au lieu de présenter dans un abrégé soigneusement travaillé la substance d’un ouvrage, se bornent à quelques extraits, et souvent jugent, louent ou condamnent d’après le titre de l’ouvrage et le parti auquel l’auteur est censé appartenir. Cette méthode atteste et favorise l’ignorance, l’impuissance et la prévention ; mais l’usage s’est introduit de nous donner l’esprit des divers auteurs ; c’est une chose utile aux hommes qui sont persuadés qu’après la vertu, le temps est la chose la plus précieuse. Il y a tant à faire dans le courant de la vie, et la vie est si courte : quelques vues saines, quelques idées lumineuses surnagent aux extravagances dans les œuvres de Saint-Martin. Ce triage, fait avec goût, formerait un petit volume, et serait accueilli du public ; sans cela, la collection volumineuse du Philosophe inconnu n’aura pour lecteurs que des adeptes de l’illuminisme. Quoique Lavater ait loué l’Homme de désir, cet éloge d’un rêveur, d’ailleurs estimable, est-il sur les objets de cette nature, une recommandation auprès de la postérité ? Probablement elle mettra sur la même ligne les ouvrages de Muralt et de Saint-Martin. » (Grégoire, Histoire des sectes religieuses, tome II, [pages 218-230, 1828]).

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