La comtesse de Cosel. Extrait, pages 287-291

… Par une semblable direction des idées, certains contrastes que présentaient à la même époque les mêmes classes de la société n'en frappent que davantage l'observateur. C'est ainsi qu'en pratique, l'esprit de scepticisme dont nous parlons continuait de faire un très large usage de choses qu'il rejetait en théorie, notamment dans les affaires politiques et ecclésiastiques. Il est facile de reconnaître qu'ici l'égoïsme était le mobile dirigeant. La haute société ne croyait plus vraies ni licites beaucoup de choses qu'elle considérait cependant comme grandement utiles pour tenir en bride les classes inférieures. Nous ne parlerons que sommairement ici des minorités, qui, loin de pactiser avec de semblables tendances, se jetaient dans une direction tout opposée et cherchaient surtout une satisfaction à ce besoin d'idées religieuses qui est inné chez l'homme, dans les aspirations qu'on désigne d'ordinaire par les qualifications de mystiques ou de piétistes. C'est ainsi, par exemple, que dans l'église protestante on voit apparaître alors les hernhutes et les disciples de Spener, de même que dans l'église catholique les disciples de Port-Royal et ceux de Saint-Martin. On ne saurait précisément dire que [page 288] ces tendances-là aient été une réaction contre le scepticisme. Toutes deux furent bien plutôt des protestations contre la stérilité de la foi qui s'attache seulement à la lettre, contre la stérilité des œuvres purement extérieures et de tout ce qui dans les anciennes églises n'est qu'affaire de forme ; protestations qui, pour être différemment formulées, n'en eurent pas moins le même point de départ. Enfin, nous ne voulons pas attacher autrement d'importance aux inconséquences qui, comme il arrive partout où le préjugé se trouve en jeu, apparaissent dans des caractères pris isolément, alors par exemple qu'on voit un athée avoir peur des revenants, ou bien encore un sceptique déterminé se faire tirer les cartes par quelque vieille femme, ou employer tel autre moyen superstitieux tout aussi ridicule pour attraper un bon numéro à la loterie. Un fait que nous nous bornerons à signaler encore ici en passant, c'est que les mêmes sphères sociales qui s'affranchissaient des liens des vieilles croyances, qui proclamaient bien haut la venue du règne des lumières, du scepticisme et de la raison, étaient cependant toutes disposées à adopter comme autant de vérités les extravagances et les illusions les plus absurdes, pour peu qu'elles se présentassent à elles sous des formes nouvelles ; ce qui explique comment dans tous les pays de l'Europe il arriva alors à la société élégante et polie d'être si souvent dupe de quelques fripons ou songe-creux dont on eût pu découvrir les tours de passe-passe ou les folies avec bien moins de sagacité qu'il n'en fallait pour combattre l'ancien système. Le siècle des Voltaire et des Diderot fut aussi celui des Cagliostro, des Gassner, des Schrepfner; il évoqua les esprits, rechercha la pierre philosophale, [page 289] se complut dans des associations mystérieuses et fantastiques, qui l'attiraient à elles en lui promettant la révélation d'importants secrets − mais, il va sans dire, sans jamais tenir leurs promesses, − et s'éprit tantôt de telle idée, tantôt de telle autre, avec le même fanatisme, la même absence de critique et de réflexion, qui avaient porté le moyen âge à admettre pour vrais tant de miracles absurdes. Une foule de Parisiens, qui pour tout au monde n'auraient pas voulu entendre parler des miracles, des reliques et des saints de la vieille église catholique, accouraient au tombeau de François Paris, ou bien allaient se faire étouffer dans des assemblées consacrées et sanctifiées uniquement par un peu de terre recueillie près de ce tombeau ; et cela, par le seul motif qu'il s'agissait ici d'un saint janséniste, d'un saint de nouvelle invention, d'un saint de l'opposition !

Ce phénomène est incontestable, et à première vue peut paraître étrange ; mais pourtant il s'explique facilement. On se trouvait alors à une époque de transition où le vieil ordre de choses s'écroulait en ruines, et où le nouvel édifice social n'était pas encore construit. La grande masse de ce qu'on appelle les classes éclairées avait emprunté à la nouvelle science ses doutes à l'endroit des autorités acceptées jusqu'alors, et comme un vague pressentiment de grandes et prochaines vérités, ainsi que des triomphes réservés au génie de l'homme ; mais cela sans bases sûres et approfondies. Elle avait renoncé aux anciens mystères, mais son imagination en demandait d'autres. Rien ne pouvait mieux donner satisfaction aux désirs effrénés de jouissance dont elle était tourmentée, que la perspective de trésors inépuisables et augmentables à [page 290] volonté; or, pour cela, les principes formulés par l'économie politique étaient ce dont on se préoccupait le moins. Si on niait la vie future, ou si on chassait bien loin de soi tout ce qui pouvait la rappeler, il y avait cependant impossibilité de nier la vieillesse et la mort, et on se serait estimé heureux de trouver un moyen pour se mettre à l'abri de l'une et de l'autre. De même que dans les sentiers de l'ancienne foi, ils n'étaient que trop nombreux ceux qui se croyaient quittes de toute responsabilité moyennant certaines prières, certaines cérémonies ou certaines pratiques. Sans se pénétrer du véritable esprit religieux, qui seul peut donner à de telles choses de la valeur et de la force, les nouveaux disciples de la sagesse et de la vertu crurent que pour les posséder il suffisait de quelques courtes maximes faciles à retenir par cœur; puis, à l'aide de cérémonies bizarres de diverses espèces, et en vertu d'une sentence prononcée par d'autres hommes, ils s'imaginèrent pouvoir parvenir à une sphère intellectuelle et morale plus haute, sans avoir rien fait qui pût les élever intellectuellement et moralement. Les premières découvertes faites dans le domaine de la chimie et de la physique, découvertes qui devaient conduire à la complète transformation de ces deux sciences, surexcitèrent l'attente du public et fournirent aussi à quelques charlatans l'occasion de pratiquer une foule de mystifications que facilitait singulièrement l'ignorance où étaient demeurées les masses relativement aux progrès récemment accomplis. Le dix-septième siècle avait d'ailleurs transmis au dix-huitième beaucoup de souvenirs et de traditions, héritage des générations antérieures, qui s'étaient conservés dans quelques cercles restreints, et [page 291] qui prirent alors de nouvelles formes en même temps qu'ils s'armaient de nouveaux moyens d'action. Parmi ces souvenirs et ces traditions il faut ranger le désir de ramener l'origine de la nouvelle sagesse secrète aux pyramides d'Égypte et à leurs prétendus prêtres, de même que l'idée déjà maintes fois émise et acceptée qu'il fallait être juif pour parvenir à quelque chose de grand dans la kabbale.

C'est là ce qui nous engage à parler à ce propos de la comtesse de Cosel, que l'on est habitué à ne considérer que comme la prodigue maîtresse d'un prince qui était passionné pour le luxe et la magnificence. Si nous la faisons figurer la première dans cette espèce de galerie, c'est, d'une part, que son nom nous ramène aux premières années du dix-huitième siècle, et, de l'autre, que ce qui la concerne offre peu de rapports avec les autres figures que nous nous proposons de faire défiler ensuite sous les yeux du lecteur, tandis que celles-ci ont entre elles beaucoup d'analogie.

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