Madame de La Croix – pages 388-396

Cet article, extrait des Personnages énigmatiques, par Frédéric Bulau, Poulet-Malassis 1861. Tome I, p. 388-396) a paru la 1ère fois dans l'Écho du Merveilleux, du 1er octobre 1905, n° 210 revue bimensuelle, directeur : Gaston Mery (1866-1909). Paris, pages 371-374.

Mademoiselle de Jarente, fille du marquis de Sénas et nièce d’un évêque d’Orléans qui jouit d’une grande influence pendant le règne de madame de Pompadour et sous le ministère de M. de Choiseul, avait été mariée fort jeune encore au marquis de la Croix, respectable général au service d’Espagne. Elle vécut pendant quelque temps séparée de son mari, à Avignon, et elle gouvernait le Comtat au moyen du vice-légat Aquaviva, qui était extrêmement épris d’elle. Son mari ayant été appelé aux fonctions de vice-roi de la Galice, elle vint l’y rejoindre et essaya maintenant de gouverner à sa guise cette province d’Espagne. Mais son mari mourut, et elle éprouva alors tant de désagréments, d’injustices et de mortifications de toutes espèces, qu’elle arriva à peu près sans ressources à Lyon, où elle fut prise d’une maladie dangereuse, pendant laquelle elle eut des visions ; et d’incrédule déterminée qu’elle avait été jusqu’alors, elle se trouva maintenant, par un effet de la grâce, disposée à tout croire aveuglément. Les ouvrages de Saint-Martin, notamment celui qui a pour titre Des erreurs de la vérité, produisirent sur elle la plus vive impression. Elle rechercha l’auteur à Paris, l’invita à la venir voir, discuta beaucoup avec lui, et finit par se composer un système théosophique à son usage particulier, dans lequel elle substituait à la Trinité une quaternité où le Fils procédait du Père, le Saint-Esprit du Fils, et [page 389] Melchisédech du Saint-Esprit. Mais elle était plus forte en théorie qu’en pratique. Sa principale occupation consistait à chasser le démon et à guérir ainsi des malades. Elle regardait en effet le diable comme la cause du plus grand nombre des maladies qui affligent l’espèce humaine ; ces maladies provenaient de quelque péché qui avait soumis la partie souffrante aux influences du mauvais esprit. C’est là une opinion qui ne laisse pas d’avoir un côté vrai, pourvu qu’on l’entende au figuré et cum grano salis. Elle opérait par la prière et par l’imposition de ses mains trempées dans de l’eau bénite et de l’huile consacrée. Mais son triomphe, c’était lorsqu’elle rencontrait un possédé du corps duquel elle pût expulser le démon. Elle établissait une différence entre les possédés qui ont conclu un pacte avec le diable, lequel s’est en conséquence mis en possession de leurs corps, et les individus qui n’ont été que saisis par le démon, lequel veut à toute force s’en emparer. Elle en avait bientôt fini avec ceux-ci, à tel point qu’elle était en mesure de faire voir le diable sous une forme quelconque et n’ayant rien d’effrayant, avant de le forcer à lâcher prise. C’est ainsi qu’au sujet d’un petit démon dont elle avait délivré un consul français, qui, d’ailleurs, appartenait à la coterie des encyclopédistes, elle raconta un jour ce qui suit au baron de Gleichen : « Une fois que le mauvais esprit eut quitté son corps, je lui ordonnai de nous apparaître sous la forme d’une petite Chinoise ; il eut la politesse de prendre une forme réellement charmante. Habillé couleur feu et or, il avait le visage fort avenant, remuait ses petites mains avec beaucoup de grâce, s’en alla se cacher derrière le rideau de taffetas vert, dont il s’enveloppa, [page 390] et d’où il se mit à faire toutes sortes de grimaces à l’individu qu’il habitait auparavant. Cependant, cet individu continua à rester sous sa puissance, vraisemblablement parce qu’il avait continué de pécher en secret ; en effet, en rentrant un soir chez lui, il trouva la petite Chinoise sur son bureau, et je dus me transporter à son domicile pour en chasser le démon. » Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que madame de la Croix força le consul en question à affirmer la vérité de la chose en présence de Gleichen, qui le connaissait pour l’avoir, avant cela, vu dans de toutes autres sociétés.

D’ailleurs, Gleichen rencontra chez elle bien d’autres personnes qui racontaient, au sujet de démons dont madame de la Croix les aurait délivrées, des détails plus extraordinaires encore que ceux qu’on vient de lire au sujet de ce consul : par exemple le maréchal de Richelieu, le chevalier de Montbarrey, le marquis, la marquise et le chevalier de Cossé. Madame de la Croix prétendait qu’un grand nombre de personnes, même dans le cercle de ses connaissances, étaient visitées par le démon et avaient des apparitions, mais qu’elles n’osaient pas en parler, de crainte de paraître ridicules. Elle lui cita notamment le comte de Schomberg, qui jouait un rôle important parmi les incrédules et faisait partie de la société du baron d’Holbach. Gleichen trouva que cette assertion de madame de la Croix avait tous les caractères de l’invraisemblance ; mais un an après, la vérité lui en fut confirmée dans le salon de madame Necker. Cette dame montra en effet aux personnes qui se trouvaient un soir chez elle, un lettre que Buffon lui écrivait au sujet de quelques visions dont il était alors beaucoup [page 391] question en Bourgogne, et où figuraient toujours de vieilles femmes. Quelques gens de lettres, qui n’aimaient pas Buffon parce qu’à leurs yeux il était beaucoup trop religieux, se mirent à faire de mauvaises plaisanteries sur sa tendance à croire à l’incroyable. Le comte de Schomberg prit alors la parole en ces termes. « Vous me connaissez suffisamment, messieurs, pour être persuadés que je ne crois pas aux revenants : cela n’empêche pas que voilà bien longtemps déjà que moi qui vous parle je vois presque chaque semaine, et maintenant encore, les figures de trois vieilles femmes qui s'accroupissent au pied de mon lit et me font d’affreuses grimaces tout en me saluant. »

Un individu appelé Tieman, qui était aussi des connaissances du baron de Gleichen, et qui avait une véritable manie pour ce qu’on appelait alors les sciences occultes, d’ailleurs esprit vrai, ami de la vérité et se gardant autant que possible contre les illusions, disait apercevoir dans presque chaque endroit où il fixait ses yeux pendant quelques minutes, une tête dont les yeux et les traits étaient tellement expressifs, qu’ils lui semblaient vivants. A l’endroit de la salle du château d’Édimbourg où David Rizzio fut assassiné, et où l’on voit encore quelques traces de sang, il prétendait avoir aperçu une tête qui représentait d’une manière effrayante les crampes et les convulsions d’un mourant. Il passa à diverses reprises devant ce même endroit, et y revit toujours cette tête, dont l’expression devenait de plus en plus effrayante. C’est là un fait qui s’explique facilement par un caprice de l’imagination uni peut-être à une disposition particulière de l’œil ; il n’est pas plus difficile de [page 392] s’expliquer le retour de la même figure, une fois que le type en a été adopté.

Madame de la Croix avait été dans sa jeunesse le modèle le plus achevé de la beauté romaine. Pleine de grâce et d’expression, avec des yeux pénétrants, un nez aquilin, une tête bien dégagée sur de belles épaules, et une poitrine magnifiquement meublée, elle pouvait passer pour l’idéal d'une belle impératrice. De tant de charmes il lui restait encore dans son arrière-saison un visage spirituel et vif, une belle prestance, de jolis pieds, un grand air et beaucoup de facilité d’élocution. Ces restes imposants, et en définitive beaucoup plus rares qu’on ne pense, convenaient admirablement au rôle qu’elle jouait quand elle se mettait à conjurer le démon ; ses gestes menaçants et le ton de sa voix faisaient trembler ; il y avait tant de noblesse dans son maintien, tant d’élévation dans sa ferveur, une si haute expression de foi et de confiance dans toute sa personne, qu’on l’eût prise volontiers pour quelque sainte en train d’opérer un miracle. M. de Gleichen, quoiqu’il fût bien souvent venu chez elle dans l’espoir de voir le diable sortir en sa présence du corps d’un possédé, ne fut jamais assez heureux pour arriver au bon moment. En fait de guérisons, il ne fut témoin que de guérisons de maux de dents, de coliques et de rhumatismes.

Madame de la Croix racontait avec une naïveté et une grâce particulières, de même qu’avec les expressions les plus pittoresques, les visites que le mauvais Esprit lui rendait quand elle se trouvait seule. On croyait voir tout ce qu’elle disait, tant il y avait de naturel et de vivacité dans ses descriptions. Toutes [page 393] les fois que Gleichen venait lui rendre visite, elle avait quelque chose de nouveau à lui raconter au sujet de la société démoniaque. Tantôt, c’étaient d’amusantes farces qu’on lui avait jouées; tantôt elle avait été en proie aux plus effroyables persécutions.

Parfois, c’étaient des processions tout entières de pénitents, complètement habillés de rose, ou bien de capucins aussi laids que puants, ou encore d’autres individus ridiculement ou malproprement accoutrés, qui s’en venaient la nuit se promener sur son lit, les capucins lui envoyant des baisers, et les pénitents secouant ses couvertures. Quelquefois ils lui donnaient le divertissement d’un bal où elle apercevait les costumes les plus bizarres et les modes les plus disparates de tous les siècles. Une autre fois, on lui faisait voir un magnifique feu d’artifice, des pyramides de diamants, d’éblouissantes illuminations ou des palais enchantés. Et elle débitait tout cela avec tant de goût, tant de vivacité et de facilité d’élocution, que ses récits paraissaient bien plus intéressants que la plupart de ceux qu’on fait dans le monde au sujet de grandes fêtes ou de brillantes assemblées.

Un jour, elle racontait une discussion théologique qu’elle avait eue avec un de ses esprits les plus familiers, qui, travesti en docteur de Sorbonne, l’avait traitée d’hérétique et s’était mis à défendre les doctrines de l’église de Rome de la manière la plus orthodoxe. « Mais, ajoutait-elle, ayant fini par mêler des blasphèmes à son argumentation, je lui fermai la bouche avec un cadenas, qu’il portera jusqu’au jour du jugement dernier. — Mais, demanda Gleichen, où donc avez-vous pris ce cadenas ? — Ah ! mon cher baron, répondit madame de la Croix, que vous con [page 394] naissez mal la différence qui existe entre la réalité spirituelle et la réalité matérielle ! C’est un véritable cadenas que je lui ai mis. Les nôtres ne sont que des apparences de cadenas ! »

Bien des gens, assez méchants pour s’amuser à ses dépens, l’invitaient à venir dans leurs maisons en prétendant qu’on y voyait des revenants. La plaisanterie était souvent poussée si loin, que madame de la Croix finissait par s’apercevoir qu'on se moquait d’elle. Mais elle mettait ces humiliations au pied de la croix, et , à ce propos, elle disait à Gleichen avec autant de bon sens que de franchise : « Vous qui m’avez connue si jalouse de ma réputation et de ma supériorité, qui savez que je me prive du moindre superflu pour le donner aux pauvres, qui voyez que le métier que je fais ne me rapporte que honte et mépris dans un pays où, par mon rang dans le monde et par mes relations de famille, je pourrais jouer un tout autre rôle, ne comprenez-vous donc pas que la tâche que j’accomplis m’a été imposée par une puissance supérieure ? Dites-moi franchement si vous trouvez que mon esprit a faibli, et que j’ai perdu la raison ? » Il fut d’autant plus difficile à Gleichen de répondre catégoriquement à ces questions, faites ainsi à brûle-pourpoint, que force lui était de s’avouer à lui-même que jamais il n’avait trouvé l’esprit de cette dame plus brillant. Il se retira d’embarras à l’aide de banales politesses, tout en pensant qu’une idée fixe peut parfaitement coexister avec une intelligence saine à tous autres égards, et que dans la cervelle humaine la mieux organisée, il se trouve toujours en réserve un petit coin pour la folie. Du reste, il déclare que madame de la Croix (qu’il eut pour la dernière fois occasion[page 395] de voir en 1791 à Pierry en Champagne chez Cazotte, lequel, après avoir été martiniste, était devenu un de ses plus fervents partisans) était animée d’un amour si actif pour l’humanité, d’une piété si édifiante, d’une bonté d’âme si touchante, de tant d’onction, de tant d’esprit et de tant de noblesse de caractère, qu’il était impossible de ne pas l’aimer et de ne pas l’estimer.

Elle regardait la révolution comme l’œuvre du démon, et se vantait, comme d’un trait tout particulier de bravoure, d’avoir détruit un talisman de lapis-lazuli que le duc d’Orléans avait reçu en Angleterre du célèbre grand rabbin Falck-Scheck. Elle assurait que « ce talisman, qui devait faire arriver le prince au trône, avait été brisé sur la poitrine de Philippe-Égalité par la seule puissance de ses prières, au moment où il lui était arrivé de tomber sans connaissance en pleine assemblée nationale. »

M. de Gleichen termine ses relations sur cette femme singulière par le récit d’une scène qu’il n’a jamais pu oublier, dit-il, et qu’il lui a aussi été toujours impossible de s’expliquer. Il venait de temps à autre chez madame de la Croix un possédé auquel un de ses voisins, meunier de son état, avait fait conclure, sans le savoir, un pacte avec le diable. Dès lors, notre possédé était encore guérissable. Toutes les fois qu’il venait la voir, il se jetait à genoux et lui racontait, en sanglotant, les horribles souffrances auxquelles il était constamment en proie. Madame de la Croix le faisait s’étendre sur un canapé, le déshabillait, et lui promenait sur le corps des reliques trempées dans de l’eau bénite. On entendait alors d’horribles gargouillements dans son corps, et le [page 396] patient poussait des cris épouvantables ; mais le diable tenait bon, et les espérances de le voir déloger étaient constamment trompées: Un jour, cet homme devint furieux, sauta en bas du canapé, et parut prêt à se précipiter sur l’assistance. Madame de la Croix se plaça alors entre lui et sa société, et le remit en place d’un air impérieux et menaçant. Sur ce, notre individu se prit à grincer des dents d’une telle force, que les passants auraient pu l’entendre dans la rue, puis à vomir de si horribles imprécations, que chacun dans l’assistance sentait ses cheveux se hérisser d’effroi sur sa tête ; ensuite, il s’emporta en violentes invectives contre madame de la Croix elle-même, et termina cette scène par l’énumération des plus abominables péchés que la pauvre femme eût pu commettre, en entrant à ce sujet dans des détails de nature à la faire mourir de honte. Elle écouta tout cela les yeux tranquillement levés vers le ciel, les mains croisées sur sa poitrine, et en versant des larmes amères. Sauf la jeunesse, on eût dit la Madeleine repentante. Quand le patient eut fini, elle s’agenouilla et dit à l'assistance : « Messieurs, vous venez d’être témoins de la juste punition de mes péchés que Dieu a accordée à mon repentir. Je mérite les humiliations que je viens d’éprouver en votre présence, et je m’y soumettrais de grand cœur en présence de tout Paris, si cela pouvait me faire pardonner tous mes péchés (1. Mémoires du baron de Gleichen, p. 149 et suiv). »

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