1890 brugal1890 - Excentriques disparus

Excentriques disparus

Firmin Boissin (Simon Brugal) 1835-1893

1890 - 246 pages

Paris Albert Savine, 1890

Bassac. Plein Chant, imprimeur éditeur de la petite librairie du XIXe siècle

- Les Illuminés - IV – ANNA-MARIE, extrait, p.76-88

L'article étant un peu long, nous avons ajoutés des titres entre crochets.


[Caroline de Marguerye]

Née à Paris, en 1788, elle appartenait à une noble famille normande des environs de Lisieux, qui a fourni à l'armée, à la haute magistrature, au clergé, un nombreux contingent d'hommes remarquables. L'évêque d'Autun, Mgr de Marguerye, était son cousin.1837 ame.exilee

À l'âge de seize ans, Caroline de Marguerye épousa le comte Eugène de Hautefeuille. Cette union ne fut pas heureuse, et une séparation judiciaire entre les deux époux eut lieu. La comtesse de Hautefeuille profita de cet isolement pour compléter son éducation littéraire, qui avait été [page 77] fort négligée. Ce n'était pas du temps mal employé. Plus tard, en effet, des revers de fortune l'obligèrent à chercher dans les lettres des moyens d'existence  ̶ et elle y réussit, ses besoins étant fort modestes. Son premier ouvrage : Souffrances, date de 1834. C'est un mélange de prose et de vers, où l'on sent une main qui s'exerce en pastichant André Chénier, Châteaubriand et Lamartine. Il n'y a d'original, dans ce livre, qu’une Réponse à la Satire X, de Boileau. Mme de Hautefeuille y venge éloquemment les femmes des invectives jansénistes de ce « régent du Parnasse », que l'indécente voracité d'une poule d'Inde avait rendu si grincheux envers le sexe aimable. Souffrances n'eut aucun succès. L'Ame exilée [1837], qui parut bientôt après, sous le pseudonyme d'Anna-Marie, en eut au contraire beaucoup. Dès lors, la comtesse de Hautefeuille adopta ce nom et en signa tous ses ouvrages.


[Jean-Antoine Gleyzès]

Anna-Marie était une grande dame dans le vrai sens, du mot. Mais son penchant pour les sciences occultes et la nature un peu exaltée de ses idées l'avaient rendue [page 78] passablement excentrique. Elle s'était faite végétarienne. Était-ce par économie ? Était-ce par conviction ? Peut-être pour ces deux raisons à la fois. Elle se trouvait parente du Pythagore moderne, Jean-Antoine Gleyzès. Celui-ci habitait Mazères (dans l'Ariège), mais il venait une fois par an à Paris, où il avait plusieurs disciples, notamment le Jupille, marchand de légumes dans la rue du Cherche-Midi, dont Champfleury nous a laissé un humoristique portrait. Gleyzès n'eut pas de peine à convaincre Anna-Marie de l'excellence de son système — qui consistait à s'abstenir absolument de toute nourriture animale.

Ce Gleyzès était prédestiné à ressusciter le végétarisme parmi nous. Il avait voulu d'abord étudier la médecine à Montpellier; mais une répugnance invincible pour les dissections anatomiques lui fit abandonner cette carrière. Il tourna ses vues vers l'instruction publique et fut professeur à l’École normale de Paris, où il pratiqua Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », et Fabre d’Olivet, un pythagoricien militant. Pendant la Terreur, son âme sensible se [page 79] demanda quelle pouvait être la cause de tant de cruautés, et il crut la trouver dans l'alimentation. L'homme devenait féroce en mangeant de la chair et du sang. Revenu dans son pays, Gleyzès fit une expérience probante. Un capitaine de vaisseau de ses amis, lui ayant donné un lionceau qui n'avait encore bu que du lait, Gleyzès nourrit le jeune animal de pain et de substances végétales. Jamais il ne lui donna un morceau de viande. O prodige ! Le lion, ayant grandi, était doux comme un mouton et suivait Gleyzès comme un chien. Ce qui épouvantait fort les bons Ariégeois.

Dès lors, notre philosophe n'eut plus aucun doute, et il publia sa Thalysie ou la Nouvelle Existence (Paris, 1840-1842. 3 vol. in-8°). Là est contenue toute la doctrine du végétarisme. La viande développe les instincts grossiers de l'humanité. Pour rendre celle-ci douce, pacifique et bienfaisante, il faut changer du tout au tout sa nourriture et en revenir à celle des premiers hommes : du laitage, des œufs, des herbes, des légumes, des céréales et des fruits. Gleyzès prétendait qu'en choisissant [page 80] le pain et le vin, les deux substances les plus pures de la création, pour matière de son Corps divin, Jésus-Christ avait implicitement indiqué aux chrétiens qu'ils eussent à ne plus se nourrir de la chair des animaux. C'était par trop risqué. Quoi qu'il en soit, le pythagoricien moderne prêcha d'exemple. Sa femme, une Angliviel de la Beaumelle, fille de l'écrivain qui eut de si longs démêlés avec Voltaire, faisait gras. Lui fit maigre jusqu'à sa mort. Il en fut de même d’Anna-Marie, qui avait adopté le végétarisme avec enthousiasme, et qui mourut dans ce culte vers le milieu de l'année 1865.


[François-Guillaume Coëssin]

Un autre singulier personnage, François-Guillaume Coëssin, eut également sur la comtesse de Hautefeuille une grande influence. Ils étaient du même pays.

Le père de Coëssin, premier magistrat municipal de Lisieux, pendant la Révolution, éleva son fils dans ses principes, et il en sortit un petit jacobin. À quinze ans, le jeune Coëssin suivait le conventionnel Romme dans ses missions et répondait au nom antique de Mucius Scévola.. Vers [page 81] l'âge de dix-huit ans, il s'embarqua pour la Guyane avec un certain Clouet, dans le but d'établir là-bas une République modèle. Lié avec Bancal des Issarts, l'ancien amant platonique de Mme Roland, Clouet était comme celui-ci républicain catholique. Il mourut laissant à Coëssin ses manuscrits. Le jeune lexovien en fut très impressionné. Bientôt ses idées se modifièrent. Il devint très religieux et prit les philosophes encyclopédistes en horreur. De retour en France, il se livra au commerce et à l'industrie. Mais cela ne suffisait pas à son âme mystique. En 1838, sous la forme de deux volumes, il publia ses Études sur le passé, le présent et l'avenir de l'humanité [Tome premier, Tome second], et fonda les Familles Spirituelles. C'était un perfectionnement du Catholicisme.

Coëssin divisait les hommes en trois catégories : les exécuteurs, les inventeurs et les progresseurs. Le progresseur est le génie qui découvre ; l'inventeur, l'esprit de combinaison qui complète la découverte ; l'exécuteur, la force brute dont l'emploi est déterminé par les deux forces précédentes. La paix n'existe que dans le [page 82] système social où le progresseur commande. Quand la faculté progressive domine, on a le système pontisical exalté dans lequel tout se fait par le seul amour divin.

Le progresseur Coëssin prétendait qu'il y avait sur la terre des hommes qui influaient beaucoup plus que les autres sur leurs semblables. C'étaient ceux dont le caractère, la physionomie, la personne et les idées donnaient à un degré supérieur l'impression de Dieu. Cette théorie qui a du vrai, Coëssin l'avait empruntée à un mystagogue du dix-huitième siècle, Louis Monfrabeuf de Thénorgues, seigneur des Petites Armoises, ancien garde-du-corps et auteur de divers ouvrages insensés dont voici les titres : Le Chemin du ciel par la fortune ; L'Homme réintégré dans le bon esprit ; L’Education des ordres splendides ; Les phases éclatantes de la nature. Monfrabeuf se disait le représentant du roi des juifs, et prêchait la conversion du peuple d'Israël à la foi chrétienne, comme le faisait, en Belgique, il y a une trentaine d'années, M. Joseph Vercruysse de Félicité.

Je reviens aux Familles Spirituelles. [page 83] Ces Familles vivaient en commun du travail ou des produits agricoles et industriels de chacun des membres de l'Association. Coëssin apportait comme appoint ses ouvrages et ses découvertes : Hamacs ou lits américains perfectionnés à l'usage des habitants du Midi de la France ; Arrosoirs pneumatiques ; Nouvelles Lampes à fond tournant. Ce prophète était lampiste !... Ses disciples réglaient leurs actions avec une telle mesure que chacun s'inspirait de la présence perpétuelle de Dieu. Ils observaient ponctuellement les préceptes du Décalogue et les commandements de l'Eglise. Ils prenaient ensemble leurs repas et récitaient la prière tous réunis. Les Familles se composaient de personnes de l'un et de l'autre sexe. Ces personnes usaient du mariage ; mais elles faisaient vœu d'obéissance et de pauvreté. Le vœu de chasteté n'était prêté temporairement que par les chefs fondateurs et illuminateurs. Coëssin le garda cinq ans. Après quoi, il s'en délia et demanda la main de Sœur Anna-Marie. Celle-ci , déjà passablement âgée, déclina l'offre, et [page 84] le prophète épousa une autre de ses adeptes connue sous le nom de Sœur Sophie.


[Le phalanstère chrétien]

1852 ame exileeL'essai de phalanstère chrétien, organisé par Coëssin, eut, sous le gouvernement de Juillet, un grand retentissement et compta des hommes de marque parmi ses adhérents. Nous citerons entr'autres : l'économiste Decourdemanche; l'avocat Charles Ledru, défenseur du prêtre italien Contrafatto ; le publiciste Charles Stoffels, qui a écrit Résurrection ; le professeur Gabriel Lassus, l'auteur d'Eve et Marie ; l'abbé Simon de Latreyche, qui venait de publier Le Mystère de la Vierge ou Du rôle de la femme dans la Création. Un moment, l'abbé Constant y adhéra. Mais il s'en détacha bientôt pour se lancer, sous le pseudonyme d'Eliphas Lévi, dans l'étude et la pratique de la magie. On sait que, sous le second Empire, l'abbé Constant épousa Claude Vignon, qui s'est plus tard remariée avec le ministre Rouvier. Les premières œuvres d'Eliphas Lévi, par exemple son Assomption de la Femme, se ressentent des idées en honneur dans les Familles Spirituelles. [page 85]

Il en est de même de  l’Âme exilée, d'Anna-Marie. Sous la direction de l'abbé de Latreyche, qui présidait le phalanstère chrétien de la rue de Chaillot, tandis que Coëssin dirigeait celui de l'Arcade, la comtesse de Hautefeuille se préoccupait de l'abaissement moral des femmes au dix-neuvième siècle. Sans réclamer ce qu'on appelle aujourd'hui l'émancipation féminine, elle voulait pour son sexe plus de respect, de liberté, de prérogatives sociales. L`Ame exilée, où se développe à l'aise la nature de son talent gracieux et rêveur, porte l'empreinte de ces nobles préoccupations.


[Le magnétisme]

Elle s'intéressait aussi au magnétisme et assistait aux expériences du baron du Potet. Un jour, elle fut effrayée de cette puissance occulte et se mit à écrire son intéressant roman. : La Science funeste [1847], qui parut dans le Correspondant. Son héros est un magnétiseur perdu de vices, lequel, froidement, inexorablement, attire à lui, pour la violer, une jeune fille chaste et pure. On dirait la fascination de l'oiseau par le serpent. Le scélérat est découvert à temps et ne parvient pas à l'accomplissement [page 86] de son crime. Mais la morale qui se dégage de l'œuvre n'en est pas moins intense. On y voit aussi une poétique réhabilitation des utopistes, comparés aux hommes d'action.

Anna-Marie avait, dans sa jeunesse, connu Scévole Cazotte, mort bibliothécaire du Palais de Trianon, et fils de ce Jacques Cazotte que le Diable amoureux et le prophétique dîner décrit par La Harpe, à propos de la Révolution, ont rendu immortel. Scévole transmit à Anna-Marie les secrets de la vieille marquise de la Croix, qui fut sa seconde mère. Veuve d'un grand seigneur attaché à la Cour d'Espagne, cette marquise de la Croix était entichée de théosophie et d'illuminisme. Très liée avec Cazotte père, elle regardait les mauvais esprits comme la cause du plus grand nombre des infirmités qui affligent l'espèce humaine. À l'exemple du curé bavarois Gassner, elle les chassait par la prière et l'imposition des mains. De notre temps, un hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu, qui fit schisme, le père Hilarion Tissot, a tenté de rajeunir cette théorie démonopathique. [page 87] L'amie de Cazotte regardait aussi la Révolution comme l'œuvre de Satan, et elle se vantait d'avoir détruit un talisman en lapis-lazuli que le duc d'Orléans avait reçu en Angleterre du Grand-Rabbin Faleck-Scheck. Elle assurait que ce talisman, qui devait faire arriver le duc au trône, avait été par la seule puissance de ses prières brisé sur la poitrine de ce prince, un jour où il lui était arrivé de tomber sans connaissance en pleine Assemblée nationale. Anna-Marie, dans sa Famille Cazotte, a fait revivre la physionomie de cette marquise étonnante en même temps qu'elle nous explique la genèse du Diable amoureux, et nous expose les relations de l'auteur de cet étrange roman avec les kabbalistes de son époque et les adeptes du célèbre Martinez Pasqualis. C'est un de ses ouvrages les plus curieux.

Signalons encore d'elle comme dignes d'être lus, les trois ouvrages suivants :

- Vie de la Vierge (illustrée par Th. Fragonard) ;

- Les Cathelineau, sorte de biographie passionnée du cardeur de laine vendéen [page 88] qui se fit, avec ses nombreux enfants, le Mathatias de la Royauté expirante ;

- Histoire de Jeanne d'Arc, adaptation d'une œuvre de même genre due à l’Allemand Guido Gærres, fils de l'auteur de la Mystique divine, naturelle et diabolique.

Dans les dernières années de sa vie, Anna-Marie était bien délaissée, bien abandonnée. Entourée de perruches, d'angoras et d'épagneuls, elle ne voyait guère que Lamartine et cet Ulrich Guttinguer, poète qui mena grand bruit en son temps et dont personne ne saurait aujourd'hui le nom, sans un vers un peu libre des Contes d'Espagne et d'Italie, d'Alfred de Musset [page 39 : Les Marrons du feu, dédié à M. U. Guttinguer, par son ami dévoué]. Le siècle avait marché : la littérature aussi.

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