[Jean-Antoine Gleyzès]

Anna-Marie était une grande dame dans le vrai sens, du mot. Mais son penchant pour les sciences occultes et la nature un peu exaltée de ses idées l'avaient rendue [page 78] passablement excentrique. Elle s'était faite végétarienne. Était-ce par économie ? Était-ce par conviction ? Peut-être pour ces deux raisons à la fois. Elle se trouvait parente du Pythagore moderne, Jean-Antoine Gleyzès. Celui-ci habitait Mazères (dans l'Ariège), mais il venait une fois par an à Paris, où il avait plusieurs disciples, notamment le Jupille, marchand de légumes dans la rue du Cherche-Midi, dont Champfleury nous a laissé un humoristique portrait. Gleyzès n'eut pas de peine à convaincre Anna-Marie de l'excellence de son système — qui consistait à s'abstenir absolument de toute nourriture animale.

Ce Gleyzès était prédestiné à ressusciter le végétarisme parmi nous. Il avait voulu d'abord étudier la médecine à Montpellier; mais une répugnance invincible pour les dissections anatomiques lui fit abandonner cette carrière. Il tourna ses vues vers l'instruction publique et fut professeur à l’École normale de Paris, où il pratiqua Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », et Fabre d’Olivet, un pythagoricien militant. Pendant la Terreur, son âme sensible se [page 79] demanda quelle pouvait être la cause de tant de cruautés, et il crut la trouver dans l'alimentation. L'homme devenait féroce en mangeant de la chair et du sang. Revenu dans son pays, Gleyzès fit une expérience probante. Un capitaine de vaisseau de ses amis, lui ayant donné un lionceau qui n'avait encore bu que du lait, Gleyzès nourrit le jeune animal de pain et de substances végétales. Jamais il ne lui donna un morceau de viande. O prodige ! Le lion, ayant grandi, était doux comme un mouton et suivait Gleyzès comme un chien. Ce qui épouvantait fort les bons Ariégeois.

Dès lors, notre philosophe n'eut plus aucun doute, et il publia sa Thalysie ou la Nouvelle Existence (Paris, 1840-1842. 3 vol. in-8°). Là est contenue toute la doctrine du végétarisme. La viande développe les instincts grossiers de l'humanité. Pour rendre celle-ci douce, pacifique et bienfaisante, il faut changer du tout au tout sa nourriture et en revenir à celle des premiers hommes : du laitage, des œufs, des herbes, des légumes, des céréales et des fruits. Gleyzès prétendait qu'en choisissant [page 80] le pain et le vin, les deux substances les plus pures de la création, pour matière de son Corps divin, Jésus-Christ avait implicitement indiqué aux chrétiens qu'ils eussent à ne plus se nourrir de la chair des animaux. C'était par trop risqué. Quoi qu'il en soit, le pythagoricien moderne prêcha d'exemple. Sa femme, une Angliviel de la Beaumelle, fille de l'écrivain qui eut de si longs démêlés avec Voltaire, faisait gras. Lui fit maigre jusqu'à sa mort. Il en fut de même d’Anna-Marie, qui avait adopté le végétarisme avec enthousiasme, et qui mourut dans ce culte vers le milieu de l'année 1865.