[François-Guillaume Coëssin]

Un autre singulier personnage, François-Guillaume Coëssin, eut également sur la comtesse de Hautefeuille une grande influence. Ils étaient du même pays.

Le père de Coëssin, premier magistrat municipal de Lisieux, pendant la Révolution, éleva son fils dans ses principes, et il en sortit un petit jacobin. À quinze ans, le jeune Coëssin suivait le conventionnel Romme dans ses missions et répondait au nom antique de Mucius Scévola.. Vers [page 81] l'âge de dix-huit ans, il s'embarqua pour la Guyane avec un certain Clouet, dans le but d'établir là-bas une République modèle. Lié avec Bancal des Issarts, l'ancien amant platonique de Mme Roland, Clouet était comme celui-ci républicain catholique. Il mourut laissant à Coëssin ses manuscrits. Le jeune lexovien en fut très impressionné. Bientôt ses idées se modifièrent. Il devint très religieux et prit les philosophes encyclopédistes en horreur. De retour en France, il se livra au commerce et à l'industrie. Mais cela ne suffisait pas à son âme mystique. En 1838, sous la forme de deux volumes, il publia ses Études sur le passé, le présent et l'avenir de l'humanité [Tome premier, Tome second], et fonda les Familles Spirituelles. C'était un perfectionnement du Catholicisme.

Coëssin divisait les hommes en trois catégories : les exécuteurs, les inventeurs et les progresseurs. Le progresseur est le génie qui découvre ; l'inventeur, l'esprit de combinaison qui complète la découverte ; l'exécuteur, la force brute dont l'emploi est déterminé par les deux forces précédentes. La paix n'existe que dans le [page 82] système social où le progresseur commande. Quand la faculté progressive domine, on a le système pontisical exalté dans lequel tout se fait par le seul amour divin.

Le progresseur Coëssin prétendait qu'il y avait sur la terre des hommes qui influaient beaucoup plus que les autres sur leurs semblables. C'étaient ceux dont le caractère, la physionomie, la personne et les idées donnaient à un degré supérieur l'impression de Dieu. Cette théorie qui a du vrai, Coëssin l'avait empruntée à un mystagogue du dix-huitième siècle, Louis Monfrabeuf de Thénorgues, seigneur des Petites Armoises, ancien garde-du-corps et auteur de divers ouvrages insensés dont voici les titres : Le Chemin du ciel par la fortune ; L'Homme réintégré dans le bon esprit ; L’Education des ordres splendides ; Les phases éclatantes de la nature. Monfrabeuf se disait le représentant du roi des juifs, et prêchait la conversion du peuple d'Israël à la foi chrétienne, comme le faisait, en Belgique, il y a une trentaine d'années, M. Joseph Vercruysse de Félicité.

Je reviens aux Familles Spirituelles. [page 83] Ces Familles vivaient en commun du travail ou des produits agricoles et industriels de chacun des membres de l'Association. Coëssin apportait comme appoint ses ouvrages et ses découvertes : Hamacs ou lits américains perfectionnés à l'usage des habitants du Midi de la France ; Arrosoirs pneumatiques ; Nouvelles Lampes à fond tournant. Ce prophète était lampiste !... Ses disciples réglaient leurs actions avec une telle mesure que chacun s'inspirait de la présence perpétuelle de Dieu. Ils observaient ponctuellement les préceptes du Décalogue et les commandements de l'Eglise. Ils prenaient ensemble leurs repas et récitaient la prière tous réunis. Les Familles se composaient de personnes de l'un et de l'autre sexe. Ces personnes usaient du mariage ; mais elles faisaient vœu d'obéissance et de pauvreté. Le vœu de chasteté n'était prêté temporairement que par les chefs fondateurs et illuminateurs. Coëssin le garda cinq ans. Après quoi, il s'en délia et demanda la main de Sœur Anna-Marie. Celle-ci , déjà passablement âgée, déclina l'offre, et [page 84] le prophète épousa une autre de ses adeptes connue sous le nom de Sœur Sophie.