ecoles normales T223 pluviôse - Garat : Analyse de l'entendement - Plan général 

12e séance : 23 pluviôse an III - Analyse de l’entendement : Plan général du cours

Dominique-Joseph Garat aux Écoles Normales
(pages 3-40)

Séances des Écoles normales recueillies par des sténographes et revues par les professeurs.

Nouvelle édition – Tome Second - Paris. A l’imprimerie du Cercle social (1800) - An 9 de la République française

Douzième séance (23 pluviôse). 
[Plan général du cours]

ecoles normales T2 GaratL’objet de ma première séance a été de montrer, par d’illustres exemples, combien est nécessaire, au bon emploi de toutes les facultés de l’esprit, cette méthode trouvée, depuis très peu de temps, par cinq à six philosophes, dans l’analyse de l’entendement humain. Nous avons vu les créateurs de cette analyse porter leur méthode à l’instant où ils l’ont trouvée, dans les genres, non pas les plus opposés (il n'y en a point d’opposés), mais les plus divers, les plus séparés ; et signaler dans tous la même habileté à se [4] faire des notions justes et à les rendre avec justesse, à penser et à s’exprimer avec la plus grande exactitude. Ce talent, qui a été le même dans des hommes dont le génie était d’ailleurs très différent, prouve sans réplique, ce me semble, que leur art s’applique à l’acquisition de toutes les connaissances, et que leur instrument est un instrument universel.

Aujourd'hui, citoyens, mon dessein est d’exposer le plan général du cours que j’ai ouvert, et que je dois faire devant vous. Les conférences sont destinées à discuter, entre les professeurs et les élèves, tous les principes, toutes les idées, tous les faits qui seront avancés dans les leçons ; mais si quelque chose exige qu’on le discute avant d’aller plus loin, c’est le plan même d’un cours. Si le plan était défectueux, ses vices et ses défauts se répandraient sur toute l’exécution. Commençons donc par cet examen, pour n’avoir pas à revenir sur nos pas, et pour n’être pas trop exposés à en faire de faux. Un architecte à qui on a demandé un édifice, s’il a quelque sagesse, doit faire adopter son plan, avant de jeter la première pierre ; et cela est vrai, surtout, lorsque ceux pour qui l’édifice doit être élevé, sont eux-mêmes des architectes.

Le cours entier de l’analyse de l’entendement sera divisé en cinq sections.

Ni le nombre des sections, ni la manière dont je les ferai se succéder les unes aux autres, ne doivent être arbitraires. Vous allez juger si je dispose les choses conformément à leur nature et à leurs rapports.


[Première section : sens et sensations] 

La première section sera destinée à traiter des sens [5] et des sensations. C’est par là que tout commence pour l’entendement, et que nous devons commencer son analyse.

Placés au milieu du spectacle de la nature, qui agit continuellement sur tous nos sens ; parmi cette foule de sensations dont nous sommes comme assaillis, il en est quelques-unes qu'on distingue assez facilement les unes des autres, que presque toutes les langues et presque tous les hommes représentent fidèlement par les mots qui en sont devenus les signes : ce sont les sensations qui sont exclusivement propres à quelqu'un des organes de nos sens. Nul n'a jamais pu confondre l'impression que font sur sa vue les couleurs dessinées sur l'arc-en-ciel, et le bruit dont est frappée son oreille par les retentissements de la foudre dans la nue et dans l'espace : le parfum d'une fleur, quoique ce soit une espèce de toucher, ne peut pas être pris pour la sensation que nous recevons par le tact, lorsque l'extrémité de nos doigts passe légèrement sur une surface polie. Ces sensations sont distinctes pour tout le monde; et pour les rendre, il faut le pinceau du poète plus que l'analyse du philosophe.

[Du don ou de l'art ?]

[Étienne Bonnot de Condillac, abbé de Mureau (1715-1780)] - Source de l'image

condillac

Cependant pour recevoir chacune de ces sensations distinctement, il a fallu un art : cet art, nous le confondons avec la nature, parce que c'est de la nature même que nous l'avons appris, et qu'aucun autre maître n'y a mêlé ses leçons ; parce que les jours de notre première enfance, où ces leçons nous ont été données par l'expérience, se sont effacés de notre mémoire; et que, comme le dit Condillac, nous ne nous souvenons d'avoir appris que ce que nous nous [6] souvenons d'avoir ignoré. Il faudra donc tâcher de remonter à ces leçons, les seules dont nous profitons tous, à peu près également bien ; et peut-être nous y trouverons les meilleurs de tous les modèles, et pour l'art d'enseigner, et pour l'art d'apprendre.

Parmi nos sensations, il en est d'autres qui nous arrivent également par tous nos sens, qui leur sont communes à tous, et que pour cela même, on a plus de peine à démêler, à distinguer. Telles sont les sensations de bien et de mal être, de plaisir, de douleur, d'amour, de haine, de succession, de durée, de nombre, etc. etc. Il en est d'autres enfin que nous devons à un de nos sens, et que nous croyons encore recevoir d'un autre : telles sont les sensations de la forme et de la figure des objets, de l'étendue et de l'espace : c'est par le toucher seul que nous pouvons les acquérir, et on a cru pourtant les acquérir aussi par la vue. C'est un de nos sens qui a prêté son art à un autre ; et dans cet échange, nous avons été longtemps à découvrir quel est le disciple, et quel est le maître. Toutes ces distinctions exigent des analyses très délicates, très fines. Je rapporterai celles qui ont été faites par les philosophes dont je vous ai entretenu, et j'y joindrai quelquefois des analyses qui me sont propres. C'est en quelque sorte décomposer des fils imperceptibles, des rayons de lumière ; mais nous verrons que, dans ces décompositions si déliées, sont souvent les découvertes et les vérités les plus importantes.

Après être descendus ainsi aux profondeurs de nos sensations, et à leurs sources cachées sous des jugements [7] et des illusions entassés par le temps, nous aurons acquit quelque facilité pour démêler les circonstances dans lesquelles nos sensations sont vagues, confuses, incomplètes, et les circonstances dans lesquelles rien ne manque à leur complément, à leur netteté, à leur précision. Ces circonstances, bien discernées, nous conduiront à la recherche des moyens d'éviter toujours les unes, et de nous placer toujours dans les autres. Ce serait le moyen de sentir toujours avec justesse. On a cru que c'était un don ; nous verrons s'il est possible d'en faire un ART. Ce doit être l'emploi de toute bonne philosophie, de chercher toujours à convertir ce qui est un don particulier et heureux, en un art certain et universel.

[Des illusions et des erreurs des sens ?]

Ici je traduirai au tribunal de la philosophie de notre siècle, et du bon sens du genre humain, l'opinion de ces philosophes anciens et modernes qui, dans la recherche de la vérité, ont récusé les témoignages de tous les sens ; qui ont accusé toutes nos sensations de n'être que des sources d'illusions et d'erreurs; qui ont tenté d'anéantir la raison humaine sous sa propre autorité, et d'arracher les sciences comme de leurs racines. Voilà ce qu'ont fait dans la Grèce Platon, en France Malebranche, et avant lui, Montagne ; et, ce qu'il y a d'étonnant, en Angleterre, plusieurs disciples de Locke. S'ils ont eu l'ambition d'arracher des applaudissements aux hommes qu'ils humiliaient, ils ont réussi ; et les triomphes de leur éloquence ont eu assez d'éclat : s'ils ont cru servir la raison humaine en humiliant son orgueil sous le sentiment exagéré de son impuissance, ils [8] se sont trompés ; car la vanité de l'homme se nourrit des illusions mêmes qu'elle avoue ; elle est prête à être fière surtout de son ignorance : s'ils ont cru étouffer la raison en la frappant d'épouvante, ils se sont plus trompés encore ; quand une fois l'esprit humain commence à agir, l'action lui devient aussi nécessaire que le mouvement à la matière; et c'est par d'autres qu'eux, qu'il a appris comment il doit diriger son action sur les objets pour en devenir le tableau, et comme la glace pure et fidèle.

[Sources d’illusions et de vérités]

Je démontrerai que, si les sensations vagues sont des sources d'illusions, les sensations précises sont des sources de vérités : que si nos sensations ne nous apprennent rien, lorsque nous y cherchons des connaissances qui ne peuvent pas y être, si nous y cherchons bien ce qui y est, nous y trouverons des connaissances qui seront très naturelles, et qui nous paraîtront presque merveilleuses : que lorsqu'un de nos sens est prêt à nous tromper, tous les autres sont prêts à nous avertir de sa supercherie : qu'il ne faut pas les décrier, mais les guider; les avilir, mais les secourir ; les séparer, mais les réunir, pour assurer et pour confirmer les rapports incertains de chacun, par les témoignages unanimes, et pour ainsi dire, juridiques de tous.

[Galileo Galilei (1564-1642)] - Source de l’image

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Galilée qui, sans doute, connaissait les illusions des sens, puisqu'il les évitait si bien, Galilée ne passe point une partie de sa vie à déplorer et à accuser la faiblesse, les prestiges et les bornes de l'organe de la vue ; il dresse le télescope, qui est un autre organe de la vue, en quelque sorte, créé [9] par l'art et par le génie, et à l'instant il découvre de nouveaux cieux ; et les satellites de Jupiter par lui découverts, sont encore les guides les plus constants et les plus sûrs de nos navigateurs, à travers les routes inconnues et les écueils de l'océan.

Galilée a prodigieusement étendu, par le secours d'un instrument, la portée de l'organe de la vue ; mais ne peut-il pas exister pour tous les organes de tous nos sens, des moyens d'étendre leur sphère sans le secours d'aucun instrument, et seulement par une manière plus heureuse ou plus habile de s'en servir ?

[De l’art des sens : étendre la sphère des organes des sens]

galilee dialog

Toutes les facultés de notre corps acquièrent, par un exercice bien dirigé, plus de souplesse et plus de force ; nos sens, qui sont aussi des organes de notre corps et les plus délicats de tous, ne pourraient-ils pas de même, par des exercices bien appropriés à ce but, acquérir plus de finesse, plus d'énergie, plus d'étendue ? Les enfants ont besoin d'apprendre à voir, à entendre, à toucher, quoique tout cela nous paraisse si naturel ; il y a donc pour tout cela un certain art. Cet art ne pourrait-il pas être porté à une perfection beaucoup plus grande que les hommes ne le portent ordinairement ? Est-il impossible de créer un art de voir, qui apprendrait à voir plus rapidement et à de plus grandes distances, un plus grand nombre d'objets à la fois sous toutes leurs formes et avec les nuances les plus légères de leurs couleurs ? Est-il impossible de créer un art de toucher qui apprendrait à distinguer et à démêler rapidement sur la surface des corps, des formes, des contours, des polis et des aspérités que nous ne pouvons pas [10] même soupçonner, parce que nous ne nous sommes pas exercés à les démêler par nos sensations, et à les distinguer par des noms ? Est-il impossible enfin, de créer un art d’écouter et un art de goûter, qui nous donneraient à la fois des moyens d'étendre nos jouissances et nos connaissances par ces organes du goût et de l'ouïe, dont l'un est devenu la source de tant d'excès, et l'autre l'origine d'un art si puissant sur le cœur humain ?

Il n'y a pas lieu de s'étonner que de pareilles questions n'aient pas été faites dans les siècles où l'on était persuadé que nos connaissances n'étaient point originaires de nos sensations ; mais il y a lieu de s'étonner que depuis un siècle que cette vérité a été mise dans un si grand jour, on n'ait pas même songé à les faire.

[Par les sens, étendre la sphère des connaissances]

Un grand nombre de faits, parmi lesquels il y en a de très constatés et de très connus et dont les autres sont plus rares qu'invraisemblables, prouvent que l'espèce humaine peut tenter avec succès la recherche de cet art par lequel, en étendant la sphère de tous les organes des sens, elle pourrait multiplier infiniment les sensations dont ils sont la source, et par conséquent étendre, dans toutes les directions, la sphère de ses connaissances.

Le fait qui se présente le premier, parce qu'il est à chaque instant près de nous, est celui des musiciens et des peintres, qui, les uns dans un concert et les autres dans un tableau, démêlent tant de sons et de formes, tant d'impressions et d'objets, qui se confondent et s'évanouissent pour ceux dont [11] l’ouïe et la vue ne sont pas si exercées et si savantes. Des voyageurs assurent que des Hottentots, du haut des rochers du cap de Bonne-Espérance, découvrent à l'œil nu, dans l'immensité de l'Océan, des vaisseaux que les Européens peuvent à peine apercevoir avec le télescope. Il est bien plus difficile de distinguer un grand nombre de parfums et d'odeurs, qu'un grand nombre de corps et de sons : cependant ceux qui recueillent les phénomènes de la nature et de l'art, parlent d'un Indien qui s'était tellement exercé à discerner et à connaître les différentes exhalations des fleurs et des plantes, qu'il les discernait encore alors même qu'elles étaient mêlées et confondues dans un sachet. Vous savez, et vous y pensez peut-être avant que je vous en parle, vous savez quelle étendue, quelle finesse, quelle sagacité presque miraculeuse, l'organe du tact acquiert dans les infortunés que la nature ou des accidents ont privés de l'organe de la vue : enfin, citoyens, puisque tout ce qui sert à la recherche de la vérité, s'ennoblit et devient important, je ne craindrai pas de vous rappeler combien ces hommes qui mettent leur bonheur dans les jouissances de la table, et leurs talents à distinguer un plat d'un autre, combien les Apicius anciens et modernes distinguent et assignent de différences de goût et de saveurs entre une perche d'un certain lac et d'un certain fleuve, et les perches de tous les autres fleuves et de tous les autres lacs; entre un flacon de vin d'un crû célèbre, et un autre flacon de vin du même crû. Que de sensations perdues pour nous, mangeurs vulgaires, dit à ce sujet Montesquieu !

[12] De tous ces faits rapprochés et considérés, il en résulte qu'il n'est pas un seul des organes de nos sens, qui dans de certaines circonstances et avec un certain exercice, ne puisse acquérir une étendue, une délicatesse et une justesse de perception qui nous paraissent des prodiges presque incroyables, lorsque nous les comparons à ce que peuvent communément dans l'homme ces mêmes organes : de ce résultat on est autorisé à aller à un autre; c'est qu'en se plaçant dans des circonstances analogues, et en se livrant à des exercices de même genre, on pourrait rendre ordinaire dans l'homme cette perfection extraordinaire de ces organes ; c'est qu'enfin on pourrait faire de l'art que quelques hommes pratiquent comme à leur insu, un art que l'espèce humaine pratiquerait sur une théorie raisonnée et évidente.

Je tenterai de trouver les premiers éléments et les premières règles de cet art, qui rendrait plus vastes, plus profondes, plus pures et plus claires, toutes les sources où l'esprit humain puise ses conceptions.

[De linstrument de la sensibilité]

A côté de cet art, il est possible, peut-être, d'en placer un autre qui en serait comme une partie, comme un appendice, et qui ajouterait infiniment à la beauté et à l'utilité de l'art tout entier. Les organes de nos sens sont comme des instruments, dont nous pouvons apprendre à nous servir avec plus ou moins d'habileté ; mais ce n'est pas seulement l'art de se servir des organes des sens, c'est la sensibilité elle-même qui paraît différer d'un homme à un homme, et dans le même homme, d'un instant à un autre instant. [13] Et c'est ici qu'on découvre une autre puissance de l'homme, à peine aperçue et entièrement négligée : l'homme peut agir sur sa sensibilité, pour l'éveiller ou pour l'assoupir, pour la tempérer ou pour la rendre plus active et plus ardente : c'est un instrument, en quelque sorte, qu'il peut, avant d'en jouer, monter ou descendre à tel ton. Le choix de l'air qu'il respire, des aspects sous lesquels il reçoit les rayons du soleil, des aliments dont il se nourrit, des liqueurs qu'il fait circuler dans ses veines et jusques dans les filtres de son cerveau ; tels sont les agents connus et naturels, avec lesquels l'homme peut monter à des tons différents, l'instrument de sa sensibilité. Une tasse de café ne donne pas du génie ; mais elle donne au génie le mouvement, avec lequel il va produire et créer. Ce fait, et quelques autres du même genre, sont connus : ils ont été mal appréciés : on a donné à leurs résultats trop ou trop peu d'étendue; les uns ont nié ces phénomènes de la nature ; les autres ont voulu en faire des phénomènes surnaturels. J'irai à la recherche de faits plus nombreux et plus variés que ceux qu'on a cités et répétés : car, c'est en enrichissant la collection des faits, qu'on acquiert, et le moyen de les vérifier les uns par les autres, et le moyen de déterminer l'étendue et la borne de leurs résultats.


[Seconde section : des facultés] 

Dans la seconde section, je traiterai de ce qu'on a appelé les facultés de l'entendement humain. Une faculté est un pouvoir et un moyen de faire : et puisque notre entendement ne peut rien faire que parce qu'il a des sensations ; puisqu'il n'est et né [sic] peut être[14] que sensation ; puisqu'entendre et sentir c'est la même chose, il s'ensuit que les facultés de l'entendement ne sont et ne peuvent être que des manières de diriger nos sens et de combiner nos sensations, pour en recevoir toujours de conformes à nos rapports avec la nature des choses. Nous observerons donc avec détail et avec scrupule, tout ce qui se fait dans l'homme et tout ce qu’il fait lui-même lorsqu'il reçoit des sensations, lorsqu'il donne son attention à une seule, lorsqu'il en compare plusieurs, lorsque de ses comparaisons il déduit des jugements, et de ses jugements, des raisonnements ; lorsque, dans l'absence des objets, ils les rappelle par la mémoire, et il les voit par l'imagination ; lorsque, par la réflexion, son attention passe et réfléchit d'une image à une image, d'une idée à une idée, d'un raisonnement à un raisonnement. Nous porterons un soin extrême à bien démêler les modifications particulières de la sensation dans chacune de ces formes qu'elle reçoit ou qu'elle prend ; et puisque ce sont des facultés, des moyens de faire, nous nous occuperons surtout de la recherche d'un art propre à donner à ces facultés une plus grande étendue, pour donner à l'homme une plus grande puissance.

Parmi ces facultés, il y en a quatre qui ayant une plus grande influence sur toutes, nous imposeront la loi de les considérer plus particulièrement ; l'ATTENTION, la MÉMOIRE, l'IMAGINATION, le RAISONNEMENT.

[De l'attention]

L'attention, suivant qu'elle est faible ou forte, bien ou mal dirigée, fixée ou fugitive, décide de toutes les autres facultés de l'entendement. Elle agit à la [15] fois et sur la sensation qui commence la chaîne de ces facultés, et sur la réflexion qui la termine, et sur toutes les facultés intermédiaires. Tous ces prodiges d'esprit dont les hommes aiment tant à s'entretenir et à s'étonner, ne sont que des phénomènes naturels de l'attention. L'attention bien dirigée et bien fixée, saisit les nuances les plus légères des objets et embrasse leurs rapports les plus vastes ; comme avec sa trompe l'éléphant, dont l'intelligence semble tant se rapprocher de celle de l'homme, relève de terre une paille imperceptible, et arrache ou renverse les chênes qui couvrent les forêts. L'expérience démontre que la souplesse et la force de l'attention sont des acquisitions de son exercice ; et tout exercice, puisqu'on peut en observer les effets, peut être dirigé par des règles. La recherche de ces règles nous occupera donc beaucoup ; et ce sera rechercher les secrets de la raison et du génie.

[De la mémoire]

Mnémosyne déesse de la Mémoire - Source de l'image  

Mnemosyne

La mémoire n'a pas toujours obtenu et n'obtient pas encore une grande considération parmi les philosophes : on l'a traitée un peu comme les érudits et les pédants, qui en ont beaucoup abusé ; et il est digne de remarque, que ce mépris réel ou affecté de la mémoire a été très répandu parmi les modernes, et qu'on n'en trouverait peut-être pas d'exemple chez les anciens. Chez les anciens, toutes les Muses étaient filles de la mémoire; et cette allégorie ingénieuse faisait entendre quelle influence suprême ils attribuaient à la mémoire, au milieu des arts et des sciences. Le peu de cas qu'on a fait longtemps parmi nous de la mémoire, a pu avoir des motifs [16] légitimes ou plausibles ; on n'a déposé longtemps dans ces archives de l'esprit, que des idées vagues et confuses et des connaissances fausses ou futiles. Mais quand l'art de se faire des idées exactes et vraies est créé, la mémoire qui recueille ces idées et qui les garde, est le trésor de l'entendement ; et les richesses qu'elle possède, loin de rien faire perdre au génie, lui fournissent, et les matériaux, et les modèles de ses plus belles créations.

On a beaucoup imaginé de moyens de se faire une mémoire artificielle : je traiterai aussi des moyens de rendre la mémoire plus prompte, plus vaste et plus fidèle ; et ces moyens n'auront rien d'artificiel, quoiqu'ils puissent former un art.

[De l’imagination]

[Imagination : Source de l'image

imagination

A la mémoire a toujours été associée une faculté qui lui tient de très près, qui lui ressemble et qui l'éclipse, I'IMAGINATION. L'imagination et la mémoire sont essentiellement la même faculté, mais en des degrés divers d'énergie. La mémoire est une imagination affaiblie, l'imagination est une mémoire vive et complète. Quand nous combinons les images reçues, pour en faire des tableaux qui n'ont point de modèle dans la nature, nous donnons encore à ces actes de l'esprit le nom d'imagination ; nous n'y voyons que l'imagination ; c'est même dans ces actes qu'on la voit principalement : mais c'est là un défaut de nos langues, et ce défaut prend sa source dans une analyse incomplète de nos idées. Toutes les fois que nous joignons ensemble des images reçues séparément, et toutes les fois que, d'après ce que nous [17] voyons, nous imaginons ce qui a pu exister dans le passé et ce qui pourra exister dans l'avenir, l'imagination n'agit pas toute seule ; il se mêle à ses opérations, des opérations presque insensibles mais très réelles, du jugement et du raisonnement. Ces distinctions paraissent déliées ; mais c'est pour ne les avoir pas faites, que la multitude des écrivains est tombée dans des erreurs si grossières, et que les Locke même, et les Condillac, n'ont pu éviter le vague de certaines idées ; c'est pour avoir négligé de faire ces distinctions, qu'on a eu, sur l'imagination, des opinions si opposées ; qu'on a regardé cette faculté brillante de l'entendement, tantôt comme la folle de la maison, tantôt comme la divinité ; et qu'alors même qu'on lui a abandonné l'empire des plaisirs de l'esprit, on a voulu l'exclure de tous les arts du raisonnement, comme une magicienne qui ne sait que semer et recevoir des illusions. Sans doute, la plus grande partie des erreurs qui ont enchanté et désolé le genre humain, ont pris leur source dans l'imagination ; mais cela prouve combien l'imagination est puissante, et ne prouve pas que sa puissance, soumise à des règles, ne puisse être une source de vérités.

Qu'est-ce, en effet, que l'imagination ? c'est la faculté de se représenter les objets absents, comme s'ils étaient présents encore, avec tous leurs traits, toutes leurs formes, toutes leurs couleurs, avec toutes les circonstances de temps et de lieu qui les précèdent, les accompagnent et les suivent. Qui ne voit qu'une pareille faculté, qui tient plus longtemps les objets sous vos yeux, vous donne le temps et les [18] moyens de les contempler plus à loisir, de les considérer sous toutes leurs faces, pour en saisir tous les rapports ; de rapprocher les objets absents des objets présents, et de les comparer, comme si tous étaient présents encore ? qui ne voit enfin que, si le raisonnement donne de l’exactitude à l’imagination, l’imagination peut seule donner de l’étendue au raisonnement ? L’imagination est l’attribut des hommes de la sensibilité la plus forte et la plus exquise ; elle est cette sensibilité même ; et plus on sent, plus on a de moyens de voir, d’apprendre et de créer. L’observation et le calcul vivifient; mais c’est l’imagination qui marche en avant pour découvrir ce qu'il faut soumettre au calcul et à l’observation. Elle est entre les facultés de l’entendement, ce que sont dans les armées ces avant-gardes qui vont aux reconnaissances, qui devinent et voient en même temps dans quelle forêt l’ennemi peut être caché, et les sommités dont il faut s’emparer pour tout voir et pour tout dominer. C’est à l’imagination qu’appartiennent ces pressentiments, qui sont comme ces jets de lumière qui précèdent le soleil, avant que son globe apparu sur l’horizon, ait dissipé les ténèbres. L’histoire des sciences en fait foi ; les découvertes les plus sublimes et les plus utiles au genre humain, ont commencé par n’être que les soupçons de quelques hommes de génie ; et la raison des grands philosophes n’a été presque jamais qu’une imagination vaste, soumise à des règles exactes. En un mot, quand on n’a que de l’imagination, et qu’on en a beaucoup, on est à peu près un fou ; quand on n’a que de la [19] raison, on peut n'être qu'un homme assez commun ; quand on a une raison sévère et une imagination brillante, on est un homme de génie.

Je restituerai donc à l'imagination la place éminente qui lui appartient dans les arts du raisonnement, et dont elle a été dépossédée ; je chercherai les moyens de lui laisser tout son essor, en lui ôtant tous ses écarts. Pour la préserver de tous ses écarts, il y a un moyen ; il est unique, mais il est infaillible ; c'est de perfectionner l'artifice du RAISONNEMENT.

[Du raisonnement]

Source de l'image

Rodin Denker Kyoto

Juger, ce n'est pas raisonner encore ; et Locke et Condillac ont distingué avec beaucoup de précision le raisonnement et le jugement. Lors qu'entre plusieurs sensations comparées, nous avons aperçu et énoncé des ressemblances ou des différences, nous avons formé un jugement. Lorsque dans un jugement formé, nous en découvrons un autre qui y était renfermé et caché, et que nous les montrons aux autres par l'expression, nous avons fait un raisonnement.

Dans un jugement, les différences et les ressemblances qu'on saisit, sont senties immédiatement, elles ne sont que les sensations elles-mêmes : dans un raisonnement, on ne saisit immédiatement que le rapport d'un jugement avec un autre jugement, et les sensations paraissent reculer et s'éloigner. Quand la chaîne du raisonnement, c'est-à-dire, de ces jugements déduits les uns des autres, se prolonge, les sensations s'éloignent même tellement, qu'on croirait qu'elles disparaissent ; et que le dernier anneau du raisonnement ne paraît tenir par rien au premier, qui est attaché aux sensations, et qui seul fait [20] toute la solidité et toute la force de la chaîne.

Voilà pourquoi, dans un raisonnement qui a de l'étendue, quoique le premier jugement soit évident, le dernier peut être obscur, sans qu'il puisse être contesté : c'est une clarté qui va toujours décroissant, et dont les points lumineux s'affaiblissent dans la même proportion précisément, que les anneaux du raisonnement se multiplient. C'est exactement comme la lumière du jour, qui devient moins éclatante à mesure qu'elle est répandue sur un plus vaste espace.

Rien n'est plus fâcheux que cet effet pour l'esprit humain : il semble inévitablement condamné à perdre l'évidence de ses idées, toutes les fois qu'il veut leur donner de l'étendue ; il semble que les conceptions les plus vastes doivent toujours être les moins claires, et que le domaine du génie soit presque dans les ténèbres.

Nous laisserons plaisanter sur cette triste condition, de l'esprit humain, ceux qui se croient très lumineux, parce qu'ils ne tentent jamais de pénétrer au-delà des espaces qui sont très éclairés ; et nous examinerons, avec ces philosophes qui ont bravé tous les ridicules pour agrandir tous les esprits, s'il n'existe pas des moyens et des secours avec lesquels on puisse étendre, d'une manière un peu égale, la lumière sur toutes les déductions d'un long raisonnement. Nous trouverons quelques-uns, au moins, de ces moyens dans l'art de rendre la chaîne des jugements très serrée, en rendant leur expression très précise et très concise ; dans l’art de représenter l’identité des idées par l’analogie des mots ; dans l’art, surtout, acquis par un heureux et continuel [21] exercice, de donner à tous les mouvements de son esprit une plus grande agilité, de marcher là où l'on se traîne, de voler là où l'on court, de passer enfin très rapidement le long de toutes les chaînes de raisonnement, pour ne jamais perdre de vue cette lumière du jour ou des sensations, unique et féconde source de toute évidence. Alors, et si jamais l'art de penser peut être porté à cette perfection, on raisonnera aussi rapidement qu'on juge, on jugera aussi rapidement qu'on imagine, on imaginera aussi rapidement qu'on sent ; et cette vérité démontrée, qu'on a tant de peine à comprendre, cette vérité qui nous apprend que toutes les opérations de l'esprit ne sont que sensations, ne paraîtra presque plus qu'une sensation elle-même.


[Troisième section : théorie des idées]

[Platon - Source de l'image ]

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Nos sensations et les divers usages que nous en faisons, c'est-à-dire, les facultés de l'entendement, nous servent à nous faire des idées et des notions, soit des objets que la nature nous présente, soit des affections que nous éprouvons, soit des actions et des ouvrages dont nous sommes les auteurs. L'ordre dans lequel les parties de l'entendement naissent les unes des autres, exige donc que la troisième section de ce cours soit consacrée à l'exposition et au développement de la théorie des idées de tous les genres.

S'il est si rare et si difficile de bien apprécier ses idées, et de s'en faire de nouvelles qui soient exactes, c'est qu'en général on sait très peu et très mal comment l'esprit humain acquiert et fait les idées. L'ignorance a été telle, à cet égard, que des hommes même dont le génie a concouru à perfectionner l'art de [22] les faire, comme Descartes, ont pensé que nos idées ne se font point, qu'elles naissent toutes faites, et que même elles ne naissent point, qu'elles sont INNÉES. Quel délire ! et c'est celui du génie !

[De l’art de la nature de concevoir et composer des idées]

L'homme commence à faire ses idées les plus nécessaires, comme les castors à faire leurs cabanes, et les abeilles leurs cellules, par un art qu'il possède a son insu, par un art dont il pratique les finesses, et dont il ignore les secrets. On ne peut le contester; tous les principes de cet art, le principe lui-même de tous les autres, sont dans ses plus faibles commencements : si, à l'instant où l'art commence, l'homme en démêlait les principes et les secrets rien ne serait plus facile que de le porter à une plus grande perfection, et de se faire tous les jours de nouvelles idées, plus grandes, plus belles, plus utiles. Mais parce que nous n'avons pas su observer cet art de la nature, nous avons voulu nous en créer un nous-mêmes ; et en perdant celui de la nature, qui seul pouvait être vrai, nous en avons acquis un qui ne pouvait être que faux. Quelques hommes de génie, comme je l'ai dit, sont revenus sur leurs pas, et nous ont fait rentrer avec eux dans les voies et dans l'art de la nature. Quelquefois avec leurs vues, quelquefois avec des vues qui me sont propres, nous analyserons donc les idées que la nature nous fait concevoir et composer : nous y chercherons les éléments dont elles sont formées ; les combinaisons très variées qui se font de ces éléments; et les différentes espèces, les différents genres d'idées qui résultent de tous ces éléments et de toutes leurs [23] combinaisons. Nous traiterons LA PENSÉE comme les Lavoisier, les Berthollet et les Laplace ont traité cet air de l'atmosphère que nous respirons, que l'on croirait si simple, si uniforme, et qu'ils ont décomposé en tant de parties dont les formes et les qualités sont si différentes.

[Du premier ouvrage de l'entendement]

Il n'existe dans la nature que des individus, et cependant l'homme a partout créé des idées de genre et d'espèce. C'est le premier pas de l'homme, lorsqu'il commence à aller plus loin que les animaux, dans l'usage des sensations qui lui sont communes avec eux : c'est donc là le premier ouvrage de l'entendement, dont il faut démêler l'artifice, les formes et l'usage.

Après avoir expliqué comment se font ces classifications qui valent mieux que les catégories d'Aristote, j'examinerai jusqu'à quel point elles nous font connaître les objets, si elles ne nous servent pas plus à parler des choses qu'à en pénétrer la nature.

Une philosophie subtile et fausse, avant les Bacon, les Locke et les Condillac, avait comme dépouillé de leur réalité les individus, seuls êtres réels, SEULS ÊTRES, pour transporter leur réalité aux espèces et aux genres qui, comme êtres n'ont aucune réalité. Nous nous arrêterons à sonder la profondeur de ce délire, qui n'a été si universel que parce qu'il a des causes très puissantes, et dans la nature de l'esprit humain et dans la nature même des choses : nous examinerons en même temps si les philosophes qui ont étouffé ce délire, qui ont chassé de la philosophie, au moins, et les espèces RÉELLES et les GENRES EXISTANTS, ne sont pas allés plus loin, peut être, [24] qu'ils ne devaient et qu'ils ne voulaient ; s'ils n'ont pas ou trop peu CONNU ou trop peu MARQUÉ les fondements RÉELS de la classification des êtres par genres et par espèces. Ce doute étonnera ceux qui ont étudié la métaphysique de notre siècle ; mais l'étonnement ne doit déplaire, ni à celui qui l'éprouve, ni à celui qui l'inspire : le doute est pour les esprits dont il secoue et réveille l'attention, un principe de fécondité.

[Du sens moral]

Les idées des objets physiques, sont celles que nous concevons et que nous composons les premières et le plus facilement ; les idées que nous nous formons, de nos actions, et qu'on appelle MORALES, paraissent plus difficiles à former, avant qu'elles le soient, et à saisir quand elles sont formées. Nous ne parlerons donc des idées qu'on appelle morales, qu'après avoir traité des idées qu'on appelle physiques. Condillac a pensé que nous formons les idées physiques sur des modèles que nous présente la nature, et les idées morales sans modèles. Je ne crois pas cette opinion de Condillac très exacte ; je la soumettrai à votre examen : vous jugerez si nos idées morales, c'est-à-dire, les notions sur les vices et les vertus, n'ont pas leur modèle dans nos diverses actions et dans leurs effets, comme les idées physiques ont leur modèle dans les objets extérieurs qui frappent nos sens. Les modèles physiques, il est vrai, restent fixés sous nos yeux, tant que nos yeux restent fixés sur eux ; et les modèles moraux qui sont des actions, c'est-à-dire, des faits passagers, des évènements, paraissent, disparaissent, pour paraître et disparaître encore : mais ces modèles, qui passent rapidement sous les yeux , restent longtemps dans la mémoire, qui les [25] reconnaît lorsqu'ils se reproduisent ; et leur reproduction sous les yeux, combinée avec leur durée dans la mémoire, forme des modèles assez constants, pour que l'entendement en prenne le dessin et le grave par la parole.

L'examen de cette opinion de Condillac deviendra pour nous une occasion d'examiner l'opinion de ces philosophes anglais qui, touchés profondément de la beauté de la vertu, ont été conduits à penser par leur admiration et par leur amour pour elle, que pour en acquérir la notion, il faut un sens plus exquis, plus parfait, que ceux qui sont exposés à nos regards, et qu'il en existe un autre en effet, pour cette fonction divine ; ils l'ont nommé le sens moral. Je prouverai qu'un sens invisible et particulier n'est pas plus nécessaire pour les notions de la vertu, qu'un autre sens qui lui serait opposé pour les notions du vice ; je prouverai que les idées morales, les plus belles de l'entendement humain, n'y entrent pas par un seul sens, mais par tous les sens à la fois ; que c'est la sensibilité toute entière de l'homme qui a besoin d'être morale, parce qu'elle a besoin de fuir la douleur et de chercher le bonheur ; je prouverai que la douleur et le plaisir qui nous enseignent à nous servir de nos sens et de nos facultés, nous apprennent encore à nous faire les notions du vice et de la vertu. Par-là, la science de la raison et la science de la morale, qui ne doivent et qui ne peuvent jamais être séparées, seront rattachées par leurs principes mêmes, et je traiterai de l’influence des passions sur l'entendement, et de l'entendement sur les passions.

[Des idées de substance, de qualité, d’existence propre]

[26] Dans les objets que la nature nous présente, tantôt nous considérons un objet tout entier comme une collection de qualité, sans désigner aucune de ces qualités en particulier ; tantôt, de toutes ces qualités nous en détachons une ou plusieurs par la pensée, pour affirmer par un jugement, qu'elle fait partie de la collection ; tantôt nous séparons une ou plusieurs de ces qualités, pour les considérer comme si elles existaient indépendamment de toutes les autres, comme si elles n'étaient pas une qualité, mais un objet. Ces trois opérations de l'entendement nous donnent des idées de trois espèces très distinctes : les idées des substances, les idées des qualités, les idées des qualités considérées comme si elles avaient une existence propre.

Je m'appliquerai à bien déterminer les caractères distinctifs de ces trois espèces d'idées; c'est pour les avoir confondues que l'esprit humain est tombé très souvent dans des absurdités qu'on a peine à comprendre, et qui ont obtenu des cultes parmi les nations. Je consulterai l'histoire, qui ne nous fournira que trop d'exemples de ces étranges égarements ; et l'histoire même des erreurs de l'esprit humain nous servira au perfectionnement de la raison.

[De la notion d’espace, de temps, de force…]

Parmi les notions de l'entendement, il en est quelques-unes dont on a peine, avec beaucoup d'analyse même, à saisir l'objet réel : telle est la notion de l’espace, qu'on rapporte, tantôt aux corps, tantôt au lieu où les corps sont placés et se meuvent : telle est la notion du temps, dont nous ne pouvons trouver l'idée et la mesure que dans la succession [27] de nos idées, et qu'on rapporte presque invinciblement à la succession des heures, des jours, des années et des siècles. Il est d'autres notions qui représentent des forces de la nature, dont nous sommes obligés d'admettre l'existence, et dont nous ne pouvons acquérir aucune connaissance ; et cependant, parce que nous pouvons parler de ces forces, nous croyons pouvoir les connaître : telle est la notion de la force qui produit, qui propage et qui arrête les mouvements. Il est des notions enfin, qui ne sont que négatives, et qu'on a toujours peine à ne pas regarder comme positives : telle est celle de l'infini.

[De diverses notions]

Une des principales attentions de l'écrivain ou du professeur qui traite de l'entendement humain, doit être de bien déterminer toutes les notions de ce genre : elles se mêlent à chaque instant à toutes nos idées ; et si elles sont fausses et mal déterminées, elles répandent leur indétermination et leur fausseté sur toutes les idées auxquelles elles se mêlent. Nous prendrons donc ce soin, et nous parlerons dans l'ordre suivant de toutes ces notions.

  • Des corps.
  • De l’espace.
  • Du temps.
  • De l’éternité.
  • Du mouvement.
  • Des forces motrices et mouvantes.
  • De l’ordre.
  • Des forces invincibles et incompréhensibles.
  • De la cause première.

[Unité de dessin, de modèle et d’ensemble]

Quand nous aurons ainsi analysé les idées de toutes [28] les espèces et de tous les genres, un résultat nous frappera ; c'est que dans ces idées de tant d'espèces différentes, il n'y a pourtant essentiellement qu'un seul DESSIN. Ce sont des machines auxquelles on met plus ou moins de roues, de parties; des parties et des roues plus ou moins grandes : mais le DESSIN, le modèle des parties et de l'ensemble, est toujours le même. Le laboureur qui réfléchit sur sa charrue, réfléchit de la même manière que Newton sur le système du monde.

Cette unité de dessin, de modèle, dans toutes les idées, dans toutes les notions, dans toutes les connaissances, est le fondement de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus réel dans les espérances conçues pour le perfectionnement de l'esprit humain et pour l'amélioration universelle des destinées humaines. Puisqu'il n'y a qu'une seule manière de bien penser, et qu'il n'y a personne qui ne pense bien sur quelques objets, on a le droit de conclure qu'alors qu'on aura appris à tous, comment ils pensent, lorsqu'ils pensent bien, tous pourront porter leur pensée sur tous les objets qu'ils auront intérêt de connaître et toujours avec la même justesse et le même succès : alors nous toucherons peut être à ce règne de l’homme sur la nature, dont a parlé Bacon dans un langage qui ressemble à l'inspiration, mais qui n'est pourtant celui de l'apocalypse que pour ceux qui ne savent pas plus voir que prévoir. Qu'il s'établisse seulement dans l'Europe deux ou trois grandes républiques sur les mêmes principes que la république française, que ces républiques aient de bonnes constitutions, ces constitutions de bons gouvernements ; et l’époque [29] appelée par les vœux de Bacon, si puissamment rapprochée par son génie, ne sera pas à une grande distance du temps où nous descendrons dans la tombe. Cette espérance magnifique est entrée il y a longtemps dans mon âme ; dans les jours les plus heureux de ma vie, elle en a été le plus doux charme. Dans les temps affreux dont nous sortons, elle ne m'a point entièrement abandonné ; et dussent les méchants, les imbéciles et les hommes d'esprit s'en rire, je la laisserai souvent sortir de mon âme pour la présenter à la vôtre : l'art de penser, loin de rien perdre, peut gagner beaucoup à ces épanchements de ce qu'il y a de meilleur dans la sensibilité de l'homme ; et nos réflexions s'enrichiront de nos émotions.

[L’abstraction]

Source de la peinture de Kandinsky

kandinsky

Un autre résultat qui doit nous frapper, c'est que toutes ces idées de genres si divers et d'espèces si variées, sont toutes produites essentiellement par la même opération de l'esprit, par l'abstraction.

En général, quand on parle d'idées abstraites ou, comme on s'exprime pour les décrier, d'idées abstruses, on croit parler de ce qu'il y a de plus obscur, de plus impénétrable dans les sciences les plus profondes : cette opinion n'est si accréditée dans la langue du monde et des ouvrages agréables, que parce qu'on ignore absolument, et la nature et les usages de l'abstraction. On ne peut ni penser ni parler sans abstraire ; il y a autant d'abstractions dans les vers de Virgile et d'Horace, que dans les livres de Newton et de Leibnitz ; et il y en a autant dans le langage d'une jeune marchande de fruits et de fleurs, que dans les [30] vers d'Horace et de Virgile. C'est par l'abstraction que notre esprit se forme, et ses idées les plus nettes et ses idées les plus étendues. Elle est à la fois le principe de la précision et de la généralisation ; c'est-à-dire, de la grandeur et de la lumière. C'est par elle que toutes nos facultés, le sens, la mémoire, l'imagination, décomposent et recomposent ; c'est par elle et pour elle que toutes les langues ont été créées. Locke, Condillac et Bonnet ont jeté de grandes clartés sur cette matière, et c'est celle qui a encore le plus de profondeurs à éclairer : c'est par elle que nous terminerons la théorie des idées, à laquelle elle préside.


[Quatrième section : Théorie du langage ou des signes] 

A la théorie des idées, est unie immédiatement et intimement la théorie du langage ou des langues : ce sera l'objet de la quatrième section. Quand on parle des moyens et des instruments dont l'homme se sert pour exprimer ses pensées, il faudrait qu'au mot de langues on substituât le mot plus général de signes. En effet, les sons de la voix, ne sont qu'un seul genre de signes, et il y a des signes de beaucoup d'autres genres qui servent d'expression à la pensée. On a beau prévenir qu'on étendra l'acception du mot de langues à toutes les espèces de signes, l'habitude la réduit et la restreint toujours aux sons formés dans la bouche par la langue : et en oublie à chaque instant la convention qui contrarie cette habitude.

Toutes les fois que je parlerai d’une manière très générale, des moyens d’exprimer nos idées, je substituerai donc au mot de langues le mot de signes.

[31] Ce n'est qu'avec des signes qu'on analyse ; mais il fallait avoir déjà analysé pour instituer des signes ; car des signes supposent des idées distinguées, et des idées distinguées supposent l'analyse : des signes donnés par la nature ont donc précédé nécessairement les signes institués par l'homme. L'homme n'a pu créer une langue que sur le modèle d'une langue qu'il n'avait pas créée.

[Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)] - Source de l'image 

Rousseau

L'institution des langues par l'homme, a paru au philosophe le plus éloquent de ce siècle, à Rousseau, si fort au-dessus des forces naturelles de notre intelligence, qu'il n'a pas craint de prononcer, non seulement qu'elle est incompréhensible, mais qu'elle est impossible. Puisque tous les mots sont établis par une convention, a dit Rousseau, il paraît que l'usage de la parole a été une condition indispensable pour l'établissement de la parole. Cependant, les langues existent ; et Rousseau, qui faisait un si bel usage de celle qu'il rendait l'interprète de son génie, pouvait moins qu'un autre contester leur existence. Comment donc dénoue-t-il ce problème, autour duquel il a fait tant de nœuds ? comme les mauvais poètes ont souvent dénoué l'intrigue d'une mauvaise tragédie, en faisant descendre la divinité sur la terre, pour enseigner les premiers mots de la première langue aux hommes, pour leur apprendre l'alphabet.

Un autre philosophe, qui a moins de gloire, moins d'éloquence, peut-être moins de génie que Rousseau, mais qui peut-être aussi a rendu des services bien plus essentiels à l'esprit humain, Condillac a trouvé à ce problème, qui a tant fatigué le génie de Rousseau [32] et si inutilement, une solution bien simple, bien facile, et qui répand de tous les côtés une lumière très éclatante, et sur la théorie des idées, et sur la théorie des langues.

[Des signes convenus aux signes innés]

Sur le visage de l'homme, dans ses regards qui s'attendrissent ou s'enflamment, dans son teint qui pâlit ou qui rougit, dans son maintien qui annonce l'abattement ou le courage, dans son sourire où se peignent la bienveillance ou le mépris, Condillac aperçoit des signes très expressifs des affections les plus vives de l'homme ; et dans ces signes, un langage d'action qui a suffi pour distinguer les idées auxquelles il fallait donner des noms, qui a servi de modèle aux langues parlées ; et qui a donné à l'esprit des hommes les plus sauvages, tous les développements nécessaires pour le rendre capable d'ajouter des signes convenus aux signes INNÉS.

On découvre à la fois dans cette idée l'origine des plus faibles commencements de l'esprit humain, et l'instrument avec lequel il fait ses plus grands progrès. Cette idée est dans la métaphysique, ce que sont dans l'algèbre ces formules qui résolvent un si grand nombre de problèmes : c'est par elle que je démontrerai cette vérité si neuve et si féconde, que les langues ne servent pas seulement à communiquer les pensées, mais à en avoir ; vérité qui trouve des incrédules, comme si elle était une opinion et non pas une démonstration.

Supposons que nos langues parlées n’existent pas ; supposons que cette langue de regards, de couleurs, de maintien, d’attitude et de geste qui a précédé les langues [33] parlées et qui leur a servi de modèle, n'existe pas non plus ; supposons enfin que les hommes remplis de sensations ne voient et n'entendent nulle part des signes et des expressions de ce qu'ils sentent, qui ne comprend que leurs sensations entreront continuellement dans leur âme et en sortiront sans qu'ils puissent y démêler presqu'aucune idée ? qui ne voit que, faute de pouvoir exprimer eux-mêmes, et faute de voir dans les autres l'expression des sensations qui leur arriveraient par tous les sens, toutes leurs sensations resteraient dans ce vague confus où on n'a aucune idée, puisqu'on n'en démêle aucune ?

Je reproduirai souvent ce principe; il est incontestable, et les bons esprits même sont toujours prêts à le contester : et cependant si on le comprend mal, toute la théorie de l'entendement sera mal comprise.

[Du rapport des langues et des idées]

Les langues et les idées, les connaissances dont elles sont dépositaires, ont tant de rapports, qu'il est à peu près impossible de bien connaître les dessins sur lesquels toutes nos idées sont formées, sans comprendre en même temps sur quel modèle une langue doit être formée pour être aussi parfaite qu'il est possible. Je tracerai autant qu'il sera en moi ce modèle ; et chacun pourra voir et juger jusqu'à quel point les langues qu'il possède s'en rapprochent ou s'en éloignent. C’est dans les langues des peuples simples qui se sont peu mêlés aux autres peuples, qu’on voit, avec le plus de clarté, la formation et les combinaisons des idées dans la formation et dans les combinaisons des mots ; dans ces langues le discours toujours transparent, en quelque sorte, laisse voir à nu tous les [34] traits, tous les contours , toutes les formes de la pensée : et au contraire, les peuples qui se sont beaucoup mêlés par les émigrations, par les conquêtes, par les communications du commerce, ont, en général, des langues dont les racines, les dérivations et les constructions confondues les unes avec les autres, brouillent toutes les traces des routes que l'esprit a suivies ; toutes les origines y sont perdues, c'est-à-dire, ensevelies sous les plus bizarres amalgames ; les analogies, cette lumière des langues, y sont éteintes ; pour bien entendre une seule de ces langues, il faudrait en savoir vingt autres. Ce parallèle des langues premières et des langues mêlées répandra de nouvelles clartés, et sur ce qui constitue la bonne formation des idées, et sur ce qui constitue la bonne formation des langues, des signes.

[Des hiéroglyphes et de la puissance des signes]

Les signes émis par la voix ou les sons fugitifs de la parole, et les signes tracés par la main et fixés sous les yeux ou l'écriture, n'ont pas les mêmes influences sur l'esprit et sur ses opérations : je traiterai donc de ces divers signes.

Je chercherai les effets de l'écriture hiéroglyphique sur l'entendement humain, d'abord dans les rapports aperçus entre la nature de l'entendement et la nature de l'écriture hiéroglyphique ; je les chercherai ensuite dans les faits trop peu certains, trop peu complets, mais curieux et instructifs, que l'histoire a conservés sur cette écriture. Quand on verra un très grand nombre de divinités devant lesquelles le genre humain a vécu, pendant des siècles, tremblant et prosterné, naître de l'écriture hiéroglyphique, on sera effrayé de [35] la puissance des signes. Mais on connaîtra mieux cette puissance ; on sentira mieux combien il importe de la diriger, de la contenir et de l'étendre ; et l'effroi que nous aurons éprouvé sera salutaire.

[De l'invention de l'écriture alphabétique]

Nos considérations sur les hiéroglyphes nous conduiront à l'invention de l'écriture alphabétique, invention sans laquelle l'esprit humain n'aurait jamais pu s'élancer avec sûreté hors de la sphère des notions les plus étroites de ses besoins physiques les plus bornés ; invention sans laquelle l'art de penser, la raison telle qu'elle est aujourd'hui, n'aurait jamais existé. Toutes les autres créations du génie paraissent successives ; graduées, l'une mène à l'autre : la création de l'écriture alphabétique paraît un Saut: elle a mené à tout, et on dirait que rien n'y a mené. Il sera démontré que cette invention, comme toutes les autres, a été le résultat des observations et de l'analyse ; et ce qu'il y a d'heureux, les traditions de l'histoire nous mettront sous les yeux les circonstances dans lesquelles ces observations et cette analyse ont pu se faire le plus facilement. Je m'arrêterai, surtout, à développer les influences de cette écriture alphabétique sur les langues et sur l'entendement humain, et la nature ainsi que les causes de ces influences.

[De l’éloquence et de la poésie]

Puisque les langues ont été la source de ce qu'il y a eu de meilleur, et de ce qu'il y a eu de plus mauvais dans l'esprit humain, il s'ensuit que la poésie et l'éloquence ont dû avoir infiniment de part, et dans tout ce bien et dans tout ce mal ; car elles ont été partout dans les langues, ce qui a eu le plus de puissance. Nous considérons donc l'éloquence [36] et la poésie dans leurs rapports avec les égarements et le perfectionnement de la raison humaine ; et, au grand étonnement de ceux même, peut-être, qui ont beaucoup réfléchi sur ces matières, le résultat de cet examen sévère nous conduira à reconnaître que les grands poètes n’ont pas fait seulement les délices de l’esprit humain, mais qu'ils en ont été la lumière, et qu’entre tous les écrivains, ils ont été ceux qui ont les premiers donné aux hommes le goût et le besoin du vrai. La poésie a fait pour les hommes, ce que la nature fait pour les enfants à qui elle apprend à penser dans leurs jeux.

En distinguant, ce qui est très nécessaire, la vérité poétique et la vérité philosophique, je ferai voir qu'elles diffèrent SOUVENT dans leur objet, mais que les procédés de l’esprit pour y arriver, et l’emploi sévère ou délicat du mot propre et des termes exacts pour les exprimer, sont les mêmes. Nous aurons, s’il est possible, plus de motifs d’aimer ce génie poétique, qui a fait l’enchantement des nations polies, et à qui ce n’est pas tout à fait sans raison qu’on a attribué la gloire d’avoir fait sortir le genre humain des forêts.

[De l’éloquence et de l’art oratoire]

Je l'annonce à regret dans ce moment où l'éloquence et l'art oratoire exercent parmi nous un si grand empire ; mais je ne trouverai pas dans mes recherches des témoignages aussi honorables en faveur de l'éloquence : presque jamais elle n'a été l'instrument des sages, pour faire triompher là vertu ; mais l’instrument des ambitieux, pour faire triompher leurs passions : c’est elle qui a prêté aux impostures, dont le déluge a inondé la terre, ce langage éclatant et [37] violent qui , après avoir égaré ou fait taire la raison, a soumis ou entraîné les volontés ; c'est elle qui, du haut des chaires et des autels, a prêché les fausses religions ; elle qui, du haut des tribunes, a promulgué les lois partiales et iniques ; c'est elle dont les conquêtes sur les esprits, ont établi toujours le règne du mensonge et de l'erreur, comme les conquêtes des grands guerriers ont toujours établi la servitude et le despotisme. La philosophie et la vérité n'ont pas eu de plus terrible ennemie. Pour la convaincre de tous les maux dont je l'accuse, je prendrai les exemples des illusions les plus funestes qu'elle a produites dans les orateurs de tous les siècles, dont le genre est le plus renommé.

Après avoir humilié, en quelque sorte son orgueil, par le récit même des triomphes qu'elle a remportés, je ferai voir comment, de nos jours, elle s'est associée à la philosophie, pour remporter des triomphes qui réparent les maux qu'elle a faits. Je chercherai les moyens de rendre cette alliance facile, universelle et durable; et j'examinerai cette question qui n’est pas aisée à résoudre : le style philosophique peut-il être à la fois très éloquent et très exact ?

[De la langue universelle]

Les développements de toutes nos vues sur les langues, aboutiront, comme d'eux-mêmes, à ce projet d'une langue universelle, dont l'établissement a occupé quelques rêveurs et quelques hommes de génie. Est-ce un rêve, ou est-ce une de ces grandes conceptions, dont beaucoup de siècles s'amusent, comme d'une belle chimère, et que des siècles plus heureux exécutent ? Je remarquerai, dès ce moment, à ce sujet, [38] que depuis deux siècles une langue toute nouvelle, l'ALGÈBRE, a été créée en Europe, et que presque à l'instant même de sa naissance, elle s'est répandue chez les hommes de toutes les nations qui s'occupaient des objets dont parle cette langue : je remarquerai qu'à peine encore dix à douze ans se sont écoulés depuis que quelques chimistes observèrent que la langue que parlait leur science était mal faite, et qu'aujourd'hui une nouvelle langue de la chimie est parlée dans toute l'Europe: je remarquerai qu'un très grand nombre d'idées, et dans les sciences morales, et dans les sciences physiques, ont aujourd'hui dans toute l'Europe une même langue qui se fait reconnaître bien aisément à travers les modifications légères que chaque langue, particulière à chaque peuple, a fait subir à ses mots : je remarquerai qu'aujourd'hui que tout le mécanisme des langues, que tout l'artifice de leur formation est bien connu, la formation d'une langue nouvelle pour tous les genres d'idées, n'est pas, à beaucoup près, l’ouvrage qui présente le plus de difficultés à une saine philosophie : je remarquerai que l'adoption d'une langue universelle par tous les peuples, était une chose impossible, lorsque tout séparait les peuples; et qu'aujourd'hui que tout doit les réunir, on peut croire que ce qui était impossible, est tout au plus difficile. Nous pourrons donc, encouragés par ces remarques, entrer dans l'examen de ce projet d'une langue universelle; et si jamais, comme nous en avons formé déjà le vœu et l'espérance, l'Europe est établie en république, il ne faut pas douter que ces républiques ne forment un jour [39] un congrès de philosophes, chargés de l'institution de cette langue, qui serait pour toutes les nations, la source de tant de lumières, de tant de vertus, de tant de richesses, de tant de prospérités nouvelles.


[Cinquième section : de la méthode] 

Dans la cinquième et dernière section, je traiterai de la méthode : je n'aurai presque rien de nouveau à ajouter; mais j'aurai à recueillir les résultats de tout ce que j'aurai exposé et développé dans les sections précédentes. Ici je ferai voir que, bien sentir, bien se servir de ses facultés, bien former ses idées, bien parler sous des points de vue, et sous des termes divers, ne sont qu'une seule et même chose, et que c'est cela même qui constitue la bonne méthode. La querelle ancienne entre les partisans de la synthèse et les partisans de l'analyse sera terminée sans beaucoup de peine par l'application des principes que nous aurons recueillis tout le long de notre route. Nous serons assurés à l'avance qu'il n'existe, et ne peut exister d'autre moyen de bien voir et de bien observer, de bien penser et de bien s'énoncer, que de s'énoncer, de penser, d'observer et de voir analytiquement; et que ceux qui célèbrent les avantages de la synthèse n'y trouvent quelques lumières, que lorsque la synthèse est elle-même l'ouvrage de l'analyse. Enfin, pour prononcer en connaissance de cause, entre l'analyse et la synthèse, et pour démontrer définitivement, laquelle de ces méthodes est la meilleure ou la seule bonne, je mettrai en usage un moyen bien décisif : je tracerai le tableau des systèmes les plus insensés, qui ont trompé la terre :on les verra élevés par la synthèse : je tracerai à côté le tableau de ces magnifiques [40] découvertes des sciences exactes et physiques, qui ont changé depuis Galilée la face des sciences et des empires, et on verra qu'elles ont été faites par l'analyse.

Tel est mon plan pour toute l'étendue de ce cours; j'attends vos observations pour savoir ce que je dois en penser (1).


Note

1. La fin de cette séance sera transportée au commencement de la suivante, à laquelle elle se lie mieux.