[Quatrième section : Théorie du langage ou des signes] 

A la théorie des idées, est unie immédiatement et intimement la théorie du langage ou des langues : ce sera l'objet de la quatrième section. Quand on parle des moyens et des instruments dont l'homme se sert pour exprimer ses pensées, il faudrait qu'au mot de langues on substituât le mot plus général de signes. En effet, les sons de la voix, ne sont qu'un seul genre de signes, et il y a des signes de beaucoup d'autres genres qui servent d'expression à la pensée. On a beau prévenir qu'on étendra l'acception du mot de langues à toutes les espèces de signes, l'habitude la réduit et la restreint toujours aux sons formés dans la bouche par la langue : et en oublie à chaque instant la convention qui contrarie cette habitude.

Toutes les fois que je parlerai d’une manière très générale, des moyens d’exprimer nos idées, je substituerai donc au mot de langues le mot de signes.

[31] Ce n'est qu'avec des signes qu'on analyse ; mais il fallait avoir déjà analysé pour instituer des signes ; car des signes supposent des idées distinguées, et des idées distinguées supposent l'analyse : des signes donnés par la nature ont donc précédé nécessairement les signes institués par l'homme. L'homme n'a pu créer une langue que sur le modèle d'une langue qu'il n'avait pas créée.

[Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)] - Source de l'image 

Rousseau

L'institution des langues par l'homme, a paru au philosophe le plus éloquent de ce siècle, à Rousseau, si fort au-dessus des forces naturelles de notre intelligence, qu'il n'a pas craint de prononcer, non seulement qu'elle est incompréhensible, mais qu'elle est impossible. Puisque tous les mots sont établis par une convention, a dit Rousseau, il paraît que l'usage de la parole a été une condition indispensable pour l'établissement de la parole. Cependant, les langues existent ; et Rousseau, qui faisait un si bel usage de celle qu'il rendait l'interprète de son génie, pouvait moins qu'un autre contester leur existence. Comment donc dénoue-t-il ce problème, autour duquel il a fait tant de nœuds ? comme les mauvais poètes ont souvent dénoué l'intrigue d'une mauvaise tragédie, en faisant descendre la divinité sur la terre, pour enseigner les premiers mots de la première langue aux hommes, pour leur apprendre l'alphabet.

Un autre philosophe, qui a moins de gloire, moins d'éloquence, peut-être moins de génie que Rousseau, mais qui peut-être aussi a rendu des services bien plus essentiels à l'esprit humain, Condillac a trouvé à ce problème, qui a tant fatigué le génie de Rousseau [32] et si inutilement, une solution bien simple, bien facile, et qui répand de tous les côtés une lumière très éclatante, et sur la théorie des idées, et sur la théorie des langues.

[Des signes convenus aux signes innés]

Sur le visage de l'homme, dans ses regards qui s'attendrissent ou s'enflamment, dans son teint qui pâlit ou qui rougit, dans son maintien qui annonce l'abattement ou le courage, dans son sourire où se peignent la bienveillance ou le mépris, Condillac aperçoit des signes très expressifs des affections les plus vives de l'homme ; et dans ces signes, un langage d'action qui a suffi pour distinguer les idées auxquelles il fallait donner des noms, qui a servi de modèle aux langues parlées ; et qui a donné à l'esprit des hommes les plus sauvages, tous les développements nécessaires pour le rendre capable d'ajouter des signes convenus aux signes INNÉS.

On découvre à la fois dans cette idée l'origine des plus faibles commencements de l'esprit humain, et l'instrument avec lequel il fait ses plus grands progrès. Cette idée est dans la métaphysique, ce que sont dans l'algèbre ces formules qui résolvent un si grand nombre de problèmes : c'est par elle que je démontrerai cette vérité si neuve et si féconde, que les langues ne servent pas seulement à communiquer les pensées, mais à en avoir ; vérité qui trouve des incrédules, comme si elle était une opinion et non pas une démonstration.

Supposons que nos langues parlées n’existent pas ; supposons que cette langue de regards, de couleurs, de maintien, d’attitude et de geste qui a précédé les langues [33] parlées et qui leur a servi de modèle, n'existe pas non plus ; supposons enfin que les hommes remplis de sensations ne voient et n'entendent nulle part des signes et des expressions de ce qu'ils sentent, qui ne comprend que leurs sensations entreront continuellement dans leur âme et en sortiront sans qu'ils puissent y démêler presqu'aucune idée ? qui ne voit que, faute de pouvoir exprimer eux-mêmes, et faute de voir dans les autres l'expression des sensations qui leur arriveraient par tous les sens, toutes leurs sensations resteraient dans ce vague confus où on n'a aucune idée, puisqu'on n'en démêle aucune ?

Je reproduirai souvent ce principe; il est incontestable, et les bons esprits même sont toujours prêts à le contester : et cependant si on le comprend mal, toute la théorie de l'entendement sera mal comprise.

[Du rapport des langues et des idées]

Les langues et les idées, les connaissances dont elles sont dépositaires, ont tant de rapports, qu'il est à peu près impossible de bien connaître les dessins sur lesquels toutes nos idées sont formées, sans comprendre en même temps sur quel modèle une langue doit être formée pour être aussi parfaite qu'il est possible. Je tracerai autant qu'il sera en moi ce modèle ; et chacun pourra voir et juger jusqu'à quel point les langues qu'il possède s'en rapprochent ou s'en éloignent. C’est dans les langues des peuples simples qui se sont peu mêlés aux autres peuples, qu’on voit, avec le plus de clarté, la formation et les combinaisons des idées dans la formation et dans les combinaisons des mots ; dans ces langues le discours toujours transparent, en quelque sorte, laisse voir à nu tous les [34] traits, tous les contours , toutes les formes de la pensée : et au contraire, les peuples qui se sont beaucoup mêlés par les émigrations, par les conquêtes, par les communications du commerce, ont, en général, des langues dont les racines, les dérivations et les constructions confondues les unes avec les autres, brouillent toutes les traces des routes que l'esprit a suivies ; toutes les origines y sont perdues, c'est-à-dire, ensevelies sous les plus bizarres amalgames ; les analogies, cette lumière des langues, y sont éteintes ; pour bien entendre une seule de ces langues, il faudrait en savoir vingt autres. Ce parallèle des langues premières et des langues mêlées répandra de nouvelles clartés, et sur ce qui constitue la bonne formation des idées, et sur ce qui constitue la bonne formation des langues, des signes.

[Des hiéroglyphes et de la puissance des signes]

Les signes émis par la voix ou les sons fugitifs de la parole, et les signes tracés par la main et fixés sous les yeux ou l'écriture, n'ont pas les mêmes influences sur l'esprit et sur ses opérations : je traiterai donc de ces divers signes.

Je chercherai les effets de l'écriture hiéroglyphique sur l'entendement humain, d'abord dans les rapports aperçus entre la nature de l'entendement et la nature de l'écriture hiéroglyphique ; je les chercherai ensuite dans les faits trop peu certains, trop peu complets, mais curieux et instructifs, que l'histoire a conservés sur cette écriture. Quand on verra un très grand nombre de divinités devant lesquelles le genre humain a vécu, pendant des siècles, tremblant et prosterné, naître de l'écriture hiéroglyphique, on sera effrayé de [35] la puissance des signes. Mais on connaîtra mieux cette puissance ; on sentira mieux combien il importe de la diriger, de la contenir et de l'étendre ; et l'effroi que nous aurons éprouvé sera salutaire.

[De l'invention de l'écriture alphabétique]

Nos considérations sur les hiéroglyphes nous conduiront à l'invention de l'écriture alphabétique, invention sans laquelle l'esprit humain n'aurait jamais pu s'élancer avec sûreté hors de la sphère des notions les plus étroites de ses besoins physiques les plus bornés ; invention sans laquelle l'art de penser, la raison telle qu'elle est aujourd'hui, n'aurait jamais existé. Toutes les autres créations du génie paraissent successives ; graduées, l'une mène à l'autre : la création de l'écriture alphabétique paraît un Saut: elle a mené à tout, et on dirait que rien n'y a mené. Il sera démontré que cette invention, comme toutes les autres, a été le résultat des observations et de l'analyse ; et ce qu'il y a d'heureux, les traditions de l'histoire nous mettront sous les yeux les circonstances dans lesquelles ces observations et cette analyse ont pu se faire le plus facilement. Je m'arrêterai, surtout, à développer les influences de cette écriture alphabétique sur les langues et sur l'entendement humain, et la nature ainsi que les causes de ces influences.

[De l’éloquence et de la poésie]

Puisque les langues ont été la source de ce qu'il y a eu de meilleur, et de ce qu'il y a eu de plus mauvais dans l'esprit humain, il s'ensuit que la poésie et l'éloquence ont dû avoir infiniment de part, et dans tout ce bien et dans tout ce mal ; car elles ont été partout dans les langues, ce qui a eu le plus de puissance. Nous considérons donc l'éloquence [36] et la poésie dans leurs rapports avec les égarements et le perfectionnement de la raison humaine ; et, au grand étonnement de ceux même, peut-être, qui ont beaucoup réfléchi sur ces matières, le résultat de cet examen sévère nous conduira à reconnaître que les grands poètes n’ont pas fait seulement les délices de l’esprit humain, mais qu'ils en ont été la lumière, et qu’entre tous les écrivains, ils ont été ceux qui ont les premiers donné aux hommes le goût et le besoin du vrai. La poésie a fait pour les hommes, ce que la nature fait pour les enfants à qui elle apprend à penser dans leurs jeux.

En distinguant, ce qui est très nécessaire, la vérité poétique et la vérité philosophique, je ferai voir qu'elles diffèrent SOUVENT dans leur objet, mais que les procédés de l’esprit pour y arriver, et l’emploi sévère ou délicat du mot propre et des termes exacts pour les exprimer, sont les mêmes. Nous aurons, s’il est possible, plus de motifs d’aimer ce génie poétique, qui a fait l’enchantement des nations polies, et à qui ce n’est pas tout à fait sans raison qu’on a attribué la gloire d’avoir fait sortir le genre humain des forêts.

[De l’éloquence et de l’art oratoire]

Je l'annonce à regret dans ce moment où l'éloquence et l'art oratoire exercent parmi nous un si grand empire ; mais je ne trouverai pas dans mes recherches des témoignages aussi honorables en faveur de l'éloquence : presque jamais elle n'a été l'instrument des sages, pour faire triompher là vertu ; mais l’instrument des ambitieux, pour faire triompher leurs passions : c’est elle qui a prêté aux impostures, dont le déluge a inondé la terre, ce langage éclatant et [37] violent qui , après avoir égaré ou fait taire la raison, a soumis ou entraîné les volontés ; c'est elle qui, du haut des chaires et des autels, a prêché les fausses religions ; elle qui, du haut des tribunes, a promulgué les lois partiales et iniques ; c'est elle dont les conquêtes sur les esprits, ont établi toujours le règne du mensonge et de l'erreur, comme les conquêtes des grands guerriers ont toujours établi la servitude et le despotisme. La philosophie et la vérité n'ont pas eu de plus terrible ennemie. Pour la convaincre de tous les maux dont je l'accuse, je prendrai les exemples des illusions les plus funestes qu'elle a produites dans les orateurs de tous les siècles, dont le genre est le plus renommé.

Après avoir humilié, en quelque sorte son orgueil, par le récit même des triomphes qu'elle a remportés, je ferai voir comment, de nos jours, elle s'est associée à la philosophie, pour remporter des triomphes qui réparent les maux qu'elle a faits. Je chercherai les moyens de rendre cette alliance facile, universelle et durable; et j'examinerai cette question qui n’est pas aisée à résoudre : le style philosophique peut-il être à la fois très éloquent et très exact ?

[De la langue universelle]

Les développements de toutes nos vues sur les langues, aboutiront, comme d'eux-mêmes, à ce projet d'une langue universelle, dont l'établissement a occupé quelques rêveurs et quelques hommes de génie. Est-ce un rêve, ou est-ce une de ces grandes conceptions, dont beaucoup de siècles s'amusent, comme d'une belle chimère, et que des siècles plus heureux exécutent ? Je remarquerai, dès ce moment, à ce sujet, [38] que depuis deux siècles une langue toute nouvelle, l'ALGÈBRE, a été créée en Europe, et que presque à l'instant même de sa naissance, elle s'est répandue chez les hommes de toutes les nations qui s'occupaient des objets dont parle cette langue : je remarquerai qu'à peine encore dix à douze ans se sont écoulés depuis que quelques chimistes observèrent que la langue que parlait leur science était mal faite, et qu'aujourd'hui une nouvelle langue de la chimie est parlée dans toute l'Europe: je remarquerai qu'un très grand nombre d'idées, et dans les sciences morales, et dans les sciences physiques, ont aujourd'hui dans toute l'Europe une même langue qui se fait reconnaître bien aisément à travers les modifications légères que chaque langue, particulière à chaque peuple, a fait subir à ses mots : je remarquerai qu'aujourd'hui que tout le mécanisme des langues, que tout l'artifice de leur formation est bien connu, la formation d'une langue nouvelle pour tous les genres d'idées, n'est pas, à beaucoup près, l’ouvrage qui présente le plus de difficultés à une saine philosophie : je remarquerai que l'adoption d'une langue universelle par tous les peuples, était une chose impossible, lorsque tout séparait les peuples; et qu'aujourd'hui que tout doit les réunir, on peut croire que ce qui était impossible, est tout au plus difficile. Nous pourrons donc, encouragés par ces remarques, entrer dans l'examen de ce projet d'une langue universelle; et si jamais, comme nous en avons formé déjà le vœu et l'espérance, l'Europe est établie en république, il ne faut pas douter que ces républiques ne forment un jour [39] un congrès de philosophes, chargés de l'institution de cette langue, qui serait pour toutes les nations, la source de tant de lumières, de tant de vertus, de tant de richesses, de tant de prospérités nouvelles.