[Seconde section : des facultés] 

Dans la seconde section, je traiterai de ce qu'on a appelé les facultés de l'entendement humain. Une faculté est un pouvoir et un moyen de faire : et puisque notre entendement ne peut rien faire que parce qu'il a des sensations ; puisqu'il n'est et né [sic] peut être[14] que sensation ; puisqu'entendre et sentir c'est la même chose, il s'ensuit que les facultés de l'entendement ne sont et ne peuvent être que des manières de diriger nos sens et de combiner nos sensations, pour en recevoir toujours de conformes à nos rapports avec la nature des choses. Nous observerons donc avec détail et avec scrupule, tout ce qui se fait dans l'homme et tout ce qu’il fait lui-même lorsqu'il reçoit des sensations, lorsqu'il donne son attention à une seule, lorsqu'il en compare plusieurs, lorsque de ses comparaisons il déduit des jugements, et de ses jugements, des raisonnements ; lorsque, dans l'absence des objets, ils les rappelle par la mémoire, et il les voit par l'imagination ; lorsque, par la réflexion, son attention passe et réfléchit d'une image à une image, d'une idée à une idée, d'un raisonnement à un raisonnement. Nous porterons un soin extrême à bien démêler les modifications particulières de la sensation dans chacune de ces formes qu'elle reçoit ou qu'elle prend ; et puisque ce sont des facultés, des moyens de faire, nous nous occuperons surtout de la recherche d'un art propre à donner à ces facultés une plus grande étendue, pour donner à l'homme une plus grande puissance.

Parmi ces facultés, il y en a quatre qui ayant une plus grande influence sur toutes, nous imposeront la loi de les considérer plus particulièrement ; l'ATTENTION, la MÉMOIRE, l'IMAGINATION, le RAISONNEMENT.

[De l'attention]

L'attention, suivant qu'elle est faible ou forte, bien ou mal dirigée, fixée ou fugitive, décide de toutes les autres facultés de l'entendement. Elle agit à la [15] fois et sur la sensation qui commence la chaîne de ces facultés, et sur la réflexion qui la termine, et sur toutes les facultés intermédiaires. Tous ces prodiges d'esprit dont les hommes aiment tant à s'entretenir et à s'étonner, ne sont que des phénomènes naturels de l'attention. L'attention bien dirigée et bien fixée, saisit les nuances les plus légères des objets et embrasse leurs rapports les plus vastes ; comme avec sa trompe l'éléphant, dont l'intelligence semble tant se rapprocher de celle de l'homme, relève de terre une paille imperceptible, et arrache ou renverse les chênes qui couvrent les forêts. L'expérience démontre que la souplesse et la force de l'attention sont des acquisitions de son exercice ; et tout exercice, puisqu'on peut en observer les effets, peut être dirigé par des règles. La recherche de ces règles nous occupera donc beaucoup ; et ce sera rechercher les secrets de la raison et du génie.

[De la mémoire]

Mnémosyne déesse de la Mémoire - Source de l'image  

Mnemosyne

La mémoire n'a pas toujours obtenu et n'obtient pas encore une grande considération parmi les philosophes : on l'a traitée un peu comme les érudits et les pédants, qui en ont beaucoup abusé ; et il est digne de remarque, que ce mépris réel ou affecté de la mémoire a été très répandu parmi les modernes, et qu'on n'en trouverait peut-être pas d'exemple chez les anciens. Chez les anciens, toutes les Muses étaient filles de la mémoire; et cette allégorie ingénieuse faisait entendre quelle influence suprême ils attribuaient à la mémoire, au milieu des arts et des sciences. Le peu de cas qu'on a fait longtemps parmi nous de la mémoire, a pu avoir des motifs [16] légitimes ou plausibles ; on n'a déposé longtemps dans ces archives de l'esprit, que des idées vagues et confuses et des connaissances fausses ou futiles. Mais quand l'art de se faire des idées exactes et vraies est créé, la mémoire qui recueille ces idées et qui les garde, est le trésor de l'entendement ; et les richesses qu'elle possède, loin de rien faire perdre au génie, lui fournissent, et les matériaux, et les modèles de ses plus belles créations.

On a beaucoup imaginé de moyens de se faire une mémoire artificielle : je traiterai aussi des moyens de rendre la mémoire plus prompte, plus vaste et plus fidèle ; et ces moyens n'auront rien d'artificiel, quoiqu'ils puissent former un art.

[De l’imagination]

[Imagination : Source de l'image

imagination

A la mémoire a toujours été associée une faculté qui lui tient de très près, qui lui ressemble et qui l'éclipse, I'IMAGINATION. L'imagination et la mémoire sont essentiellement la même faculté, mais en des degrés divers d'énergie. La mémoire est une imagination affaiblie, l'imagination est une mémoire vive et complète. Quand nous combinons les images reçues, pour en faire des tableaux qui n'ont point de modèle dans la nature, nous donnons encore à ces actes de l'esprit le nom d'imagination ; nous n'y voyons que l'imagination ; c'est même dans ces actes qu'on la voit principalement : mais c'est là un défaut de nos langues, et ce défaut prend sa source dans une analyse incomplète de nos idées. Toutes les fois que nous joignons ensemble des images reçues séparément, et toutes les fois que, d'après ce que nous [17] voyons, nous imaginons ce qui a pu exister dans le passé et ce qui pourra exister dans l'avenir, l'imagination n'agit pas toute seule ; il se mêle à ses opérations, des opérations presque insensibles mais très réelles, du jugement et du raisonnement. Ces distinctions paraissent déliées ; mais c'est pour ne les avoir pas faites, que la multitude des écrivains est tombée dans des erreurs si grossières, et que les Locke même, et les Condillac, n'ont pu éviter le vague de certaines idées ; c'est pour avoir négligé de faire ces distinctions, qu'on a eu, sur l'imagination, des opinions si opposées ; qu'on a regardé cette faculté brillante de l'entendement, tantôt comme la folle de la maison, tantôt comme la divinité ; et qu'alors même qu'on lui a abandonné l'empire des plaisirs de l'esprit, on a voulu l'exclure de tous les arts du raisonnement, comme une magicienne qui ne sait que semer et recevoir des illusions. Sans doute, la plus grande partie des erreurs qui ont enchanté et désolé le genre humain, ont pris leur source dans l'imagination ; mais cela prouve combien l'imagination est puissante, et ne prouve pas que sa puissance, soumise à des règles, ne puisse être une source de vérités.

Qu'est-ce, en effet, que l'imagination ? c'est la faculté de se représenter les objets absents, comme s'ils étaient présents encore, avec tous leurs traits, toutes leurs formes, toutes leurs couleurs, avec toutes les circonstances de temps et de lieu qui les précèdent, les accompagnent et les suivent. Qui ne voit qu'une pareille faculté, qui tient plus longtemps les objets sous vos yeux, vous donne le temps et les [18] moyens de les contempler plus à loisir, de les considérer sous toutes leurs faces, pour en saisir tous les rapports ; de rapprocher les objets absents des objets présents, et de les comparer, comme si tous étaient présents encore ? qui ne voit enfin que, si le raisonnement donne de l’exactitude à l’imagination, l’imagination peut seule donner de l’étendue au raisonnement ? L’imagination est l’attribut des hommes de la sensibilité la plus forte et la plus exquise ; elle est cette sensibilité même ; et plus on sent, plus on a de moyens de voir, d’apprendre et de créer. L’observation et le calcul vivifient; mais c’est l’imagination qui marche en avant pour découvrir ce qu'il faut soumettre au calcul et à l’observation. Elle est entre les facultés de l’entendement, ce que sont dans les armées ces avant-gardes qui vont aux reconnaissances, qui devinent et voient en même temps dans quelle forêt l’ennemi peut être caché, et les sommités dont il faut s’emparer pour tout voir et pour tout dominer. C’est à l’imagination qu’appartiennent ces pressentiments, qui sont comme ces jets de lumière qui précèdent le soleil, avant que son globe apparu sur l’horizon, ait dissipé les ténèbres. L’histoire des sciences en fait foi ; les découvertes les plus sublimes et les plus utiles au genre humain, ont commencé par n’être que les soupçons de quelques hommes de génie ; et la raison des grands philosophes n’a été presque jamais qu’une imagination vaste, soumise à des règles exactes. En un mot, quand on n’a que de l’imagination, et qu’on en a beaucoup, on est à peu près un fou ; quand on n’a que de la [19] raison, on peut n'être qu'un homme assez commun ; quand on a une raison sévère et une imagination brillante, on est un homme de génie.

Je restituerai donc à l'imagination la place éminente qui lui appartient dans les arts du raisonnement, et dont elle a été dépossédée ; je chercherai les moyens de lui laisser tout son essor, en lui ôtant tous ses écarts. Pour la préserver de tous ses écarts, il y a un moyen ; il est unique, mais il est infaillible ; c'est de perfectionner l'artifice du RAISONNEMENT.

[Du raisonnement]

Source de l'image

Rodin Denker Kyoto

Juger, ce n'est pas raisonner encore ; et Locke et Condillac ont distingué avec beaucoup de précision le raisonnement et le jugement. Lors qu'entre plusieurs sensations comparées, nous avons aperçu et énoncé des ressemblances ou des différences, nous avons formé un jugement. Lorsque dans un jugement formé, nous en découvrons un autre qui y était renfermé et caché, et que nous les montrons aux autres par l'expression, nous avons fait un raisonnement.

Dans un jugement, les différences et les ressemblances qu'on saisit, sont senties immédiatement, elles ne sont que les sensations elles-mêmes : dans un raisonnement, on ne saisit immédiatement que le rapport d'un jugement avec un autre jugement, et les sensations paraissent reculer et s'éloigner. Quand la chaîne du raisonnement, c'est-à-dire, de ces jugements déduits les uns des autres, se prolonge, les sensations s'éloignent même tellement, qu'on croirait qu'elles disparaissent ; et que le dernier anneau du raisonnement ne paraît tenir par rien au premier, qui est attaché aux sensations, et qui seul fait [20] toute la solidité et toute la force de la chaîne.

Voilà pourquoi, dans un raisonnement qui a de l'étendue, quoique le premier jugement soit évident, le dernier peut être obscur, sans qu'il puisse être contesté : c'est une clarté qui va toujours décroissant, et dont les points lumineux s'affaiblissent dans la même proportion précisément, que les anneaux du raisonnement se multiplient. C'est exactement comme la lumière du jour, qui devient moins éclatante à mesure qu'elle est répandue sur un plus vaste espace.

Rien n'est plus fâcheux que cet effet pour l'esprit humain : il semble inévitablement condamné à perdre l'évidence de ses idées, toutes les fois qu'il veut leur donner de l'étendue ; il semble que les conceptions les plus vastes doivent toujours être les moins claires, et que le domaine du génie soit presque dans les ténèbres.

Nous laisserons plaisanter sur cette triste condition, de l'esprit humain, ceux qui se croient très lumineux, parce qu'ils ne tentent jamais de pénétrer au-delà des espaces qui sont très éclairés ; et nous examinerons, avec ces philosophes qui ont bravé tous les ridicules pour agrandir tous les esprits, s'il n'existe pas des moyens et des secours avec lesquels on puisse étendre, d'une manière un peu égale, la lumière sur toutes les déductions d'un long raisonnement. Nous trouverons quelques-uns, au moins, de ces moyens dans l'art de rendre la chaîne des jugements très serrée, en rendant leur expression très précise et très concise ; dans l’art de représenter l’identité des idées par l’analogie des mots ; dans l’art, surtout, acquis par un heureux et continuel [21] exercice, de donner à tous les mouvements de son esprit une plus grande agilité, de marcher là où l'on se traîne, de voler là où l'on court, de passer enfin très rapidement le long de toutes les chaînes de raisonnement, pour ne jamais perdre de vue cette lumière du jour ou des sensations, unique et féconde source de toute évidence. Alors, et si jamais l'art de penser peut être porté à cette perfection, on raisonnera aussi rapidement qu'on juge, on jugera aussi rapidement qu'on imagine, on imaginera aussi rapidement qu'on sent ; et cette vérité démontrée, qu'on a tant de peine à comprendre, cette vérité qui nous apprend que toutes les opérations de l'esprit ne sont que sensations, ne paraîtra presque plus qu'une sensation elle-même.