[Troisième section : théorie des idées]

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Nos sensations et les divers usages que nous en faisons, c'est-à-dire, les facultés de l'entendement, nous servent à nous faire des idées et des notions, soit des objets que la nature nous présente, soit des affections que nous éprouvons, soit des actions et des ouvrages dont nous sommes les auteurs. L'ordre dans lequel les parties de l'entendement naissent les unes des autres, exige donc que la troisième section de ce cours soit consacrée à l'exposition et au développement de la théorie des idées de tous les genres.

S'il est si rare et si difficile de bien apprécier ses idées, et de s'en faire de nouvelles qui soient exactes, c'est qu'en général on sait très peu et très mal comment l'esprit humain acquiert et fait les idées. L'ignorance a été telle, à cet égard, que des hommes même dont le génie a concouru à perfectionner l'art de [22] les faire, comme Descartes, ont pensé que nos idées ne se font point, qu'elles naissent toutes faites, et que même elles ne naissent point, qu'elles sont INNÉES. Quel délire ! et c'est celui du génie !

[De l’art de la nature de concevoir et composer des idées]

L'homme commence à faire ses idées les plus nécessaires, comme les castors à faire leurs cabanes, et les abeilles leurs cellules, par un art qu'il possède a son insu, par un art dont il pratique les finesses, et dont il ignore les secrets. On ne peut le contester; tous les principes de cet art, le principe lui-même de tous les autres, sont dans ses plus faibles commencements : si, à l'instant où l'art commence, l'homme en démêlait les principes et les secrets rien ne serait plus facile que de le porter à une plus grande perfection, et de se faire tous les jours de nouvelles idées, plus grandes, plus belles, plus utiles. Mais parce que nous n'avons pas su observer cet art de la nature, nous avons voulu nous en créer un nous-mêmes ; et en perdant celui de la nature, qui seul pouvait être vrai, nous en avons acquis un qui ne pouvait être que faux. Quelques hommes de génie, comme je l'ai dit, sont revenus sur leurs pas, et nous ont fait rentrer avec eux dans les voies et dans l'art de la nature. Quelquefois avec leurs vues, quelquefois avec des vues qui me sont propres, nous analyserons donc les idées que la nature nous fait concevoir et composer : nous y chercherons les éléments dont elles sont formées ; les combinaisons très variées qui se font de ces éléments; et les différentes espèces, les différents genres d'idées qui résultent de tous ces éléments et de toutes leurs [23] combinaisons. Nous traiterons LA PENSÉE comme les Lavoisier, les Berthollet et les Laplace ont traité cet air de l'atmosphère que nous respirons, que l'on croirait si simple, si uniforme, et qu'ils ont décomposé en tant de parties dont les formes et les qualités sont si différentes.

[Du premier ouvrage de l'entendement]

Il n'existe dans la nature que des individus, et cependant l'homme a partout créé des idées de genre et d'espèce. C'est le premier pas de l'homme, lorsqu'il commence à aller plus loin que les animaux, dans l'usage des sensations qui lui sont communes avec eux : c'est donc là le premier ouvrage de l'entendement, dont il faut démêler l'artifice, les formes et l'usage.

Après avoir expliqué comment se font ces classifications qui valent mieux que les catégories d'Aristote, j'examinerai jusqu'à quel point elles nous font connaître les objets, si elles ne nous servent pas plus à parler des choses qu'à en pénétrer la nature.

Une philosophie subtile et fausse, avant les Bacon, les Locke et les Condillac, avait comme dépouillé de leur réalité les individus, seuls êtres réels, SEULS ÊTRES, pour transporter leur réalité aux espèces et aux genres qui, comme êtres n'ont aucune réalité. Nous nous arrêterons à sonder la profondeur de ce délire, qui n'a été si universel que parce qu'il a des causes très puissantes, et dans la nature de l'esprit humain et dans la nature même des choses : nous examinerons en même temps si les philosophes qui ont étouffé ce délire, qui ont chassé de la philosophie, au moins, et les espèces RÉELLES et les GENRES EXISTANTS, ne sont pas allés plus loin, peut être, [24] qu'ils ne devaient et qu'ils ne voulaient ; s'ils n'ont pas ou trop peu CONNU ou trop peu MARQUÉ les fondements RÉELS de la classification des êtres par genres et par espèces. Ce doute étonnera ceux qui ont étudié la métaphysique de notre siècle ; mais l'étonnement ne doit déplaire, ni à celui qui l'éprouve, ni à celui qui l'inspire : le doute est pour les esprits dont il secoue et réveille l'attention, un principe de fécondité.

[Du sens moral]

Les idées des objets physiques, sont celles que nous concevons et que nous composons les premières et le plus facilement ; les idées que nous nous formons, de nos actions, et qu'on appelle MORALES, paraissent plus difficiles à former, avant qu'elles le soient, et à saisir quand elles sont formées. Nous ne parlerons donc des idées qu'on appelle morales, qu'après avoir traité des idées qu'on appelle physiques. Condillac a pensé que nous formons les idées physiques sur des modèles que nous présente la nature, et les idées morales sans modèles. Je ne crois pas cette opinion de Condillac très exacte ; je la soumettrai à votre examen : vous jugerez si nos idées morales, c'est-à-dire, les notions sur les vices et les vertus, n'ont pas leur modèle dans nos diverses actions et dans leurs effets, comme les idées physiques ont leur modèle dans les objets extérieurs qui frappent nos sens. Les modèles physiques, il est vrai, restent fixés sous nos yeux, tant que nos yeux restent fixés sur eux ; et les modèles moraux qui sont des actions, c'est-à-dire, des faits passagers, des évènements, paraissent, disparaissent, pour paraître et disparaître encore : mais ces modèles, qui passent rapidement sous les yeux , restent longtemps dans la mémoire, qui les [25] reconnaît lorsqu'ils se reproduisent ; et leur reproduction sous les yeux, combinée avec leur durée dans la mémoire, forme des modèles assez constants, pour que l'entendement en prenne le dessin et le grave par la parole.

L'examen de cette opinion de Condillac deviendra pour nous une occasion d'examiner l'opinion de ces philosophes anglais qui, touchés profondément de la beauté de la vertu, ont été conduits à penser par leur admiration et par leur amour pour elle, que pour en acquérir la notion, il faut un sens plus exquis, plus parfait, que ceux qui sont exposés à nos regards, et qu'il en existe un autre en effet, pour cette fonction divine ; ils l'ont nommé le sens moral. Je prouverai qu'un sens invisible et particulier n'est pas plus nécessaire pour les notions de la vertu, qu'un autre sens qui lui serait opposé pour les notions du vice ; je prouverai que les idées morales, les plus belles de l'entendement humain, n'y entrent pas par un seul sens, mais par tous les sens à la fois ; que c'est la sensibilité toute entière de l'homme qui a besoin d'être morale, parce qu'elle a besoin de fuir la douleur et de chercher le bonheur ; je prouverai que la douleur et le plaisir qui nous enseignent à nous servir de nos sens et de nos facultés, nous apprennent encore à nous faire les notions du vice et de la vertu. Par-là, la science de la raison et la science de la morale, qui ne doivent et qui ne peuvent jamais être séparées, seront rattachées par leurs principes mêmes, et je traiterai de l’influence des passions sur l'entendement, et de l'entendement sur les passions.

[Des idées de substance, de qualité, d’existence propre]

[26] Dans les objets que la nature nous présente, tantôt nous considérons un objet tout entier comme une collection de qualité, sans désigner aucune de ces qualités en particulier ; tantôt, de toutes ces qualités nous en détachons une ou plusieurs par la pensée, pour affirmer par un jugement, qu'elle fait partie de la collection ; tantôt nous séparons une ou plusieurs de ces qualités, pour les considérer comme si elles existaient indépendamment de toutes les autres, comme si elles n'étaient pas une qualité, mais un objet. Ces trois opérations de l'entendement nous donnent des idées de trois espèces très distinctes : les idées des substances, les idées des qualités, les idées des qualités considérées comme si elles avaient une existence propre.

Je m'appliquerai à bien déterminer les caractères distinctifs de ces trois espèces d'idées; c'est pour les avoir confondues que l'esprit humain est tombé très souvent dans des absurdités qu'on a peine à comprendre, et qui ont obtenu des cultes parmi les nations. Je consulterai l'histoire, qui ne nous fournira que trop d'exemples de ces étranges égarements ; et l'histoire même des erreurs de l'esprit humain nous servira au perfectionnement de la raison.

[De la notion d’espace, de temps, de force…]

Parmi les notions de l'entendement, il en est quelques-unes dont on a peine, avec beaucoup d'analyse même, à saisir l'objet réel : telle est la notion de l’espace, qu'on rapporte, tantôt aux corps, tantôt au lieu où les corps sont placés et se meuvent : telle est la notion du temps, dont nous ne pouvons trouver l'idée et la mesure que dans la succession [27] de nos idées, et qu'on rapporte presque invinciblement à la succession des heures, des jours, des années et des siècles. Il est d'autres notions qui représentent des forces de la nature, dont nous sommes obligés d'admettre l'existence, et dont nous ne pouvons acquérir aucune connaissance ; et cependant, parce que nous pouvons parler de ces forces, nous croyons pouvoir les connaître : telle est la notion de la force qui produit, qui propage et qui arrête les mouvements. Il est des notions enfin, qui ne sont que négatives, et qu'on a toujours peine à ne pas regarder comme positives : telle est celle de l'infini.

[De diverses notions]

Une des principales attentions de l'écrivain ou du professeur qui traite de l'entendement humain, doit être de bien déterminer toutes les notions de ce genre : elles se mêlent à chaque instant à toutes nos idées ; et si elles sont fausses et mal déterminées, elles répandent leur indétermination et leur fausseté sur toutes les idées auxquelles elles se mêlent. Nous prendrons donc ce soin, et nous parlerons dans l'ordre suivant de toutes ces notions.

  • Des corps.
  • De l’espace.
  • Du temps.
  • De l’éternité.
  • Du mouvement.
  • Des forces motrices et mouvantes.
  • De l’ordre.
  • Des forces invincibles et incompréhensibles.
  • De la cause première.

[Unité de dessin, de modèle et d’ensemble]

Quand nous aurons ainsi analysé les idées de toutes [28] les espèces et de tous les genres, un résultat nous frappera ; c'est que dans ces idées de tant d'espèces différentes, il n'y a pourtant essentiellement qu'un seul DESSIN. Ce sont des machines auxquelles on met plus ou moins de roues, de parties; des parties et des roues plus ou moins grandes : mais le DESSIN, le modèle des parties et de l'ensemble, est toujours le même. Le laboureur qui réfléchit sur sa charrue, réfléchit de la même manière que Newton sur le système du monde.

Cette unité de dessin, de modèle, dans toutes les idées, dans toutes les notions, dans toutes les connaissances, est le fondement de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus réel dans les espérances conçues pour le perfectionnement de l'esprit humain et pour l'amélioration universelle des destinées humaines. Puisqu'il n'y a qu'une seule manière de bien penser, et qu'il n'y a personne qui ne pense bien sur quelques objets, on a le droit de conclure qu'alors qu'on aura appris à tous, comment ils pensent, lorsqu'ils pensent bien, tous pourront porter leur pensée sur tous les objets qu'ils auront intérêt de connaître et toujours avec la même justesse et le même succès : alors nous toucherons peut être à ce règne de l’homme sur la nature, dont a parlé Bacon dans un langage qui ressemble à l'inspiration, mais qui n'est pourtant celui de l'apocalypse que pour ceux qui ne savent pas plus voir que prévoir. Qu'il s'établisse seulement dans l'Europe deux ou trois grandes républiques sur les mêmes principes que la république française, que ces républiques aient de bonnes constitutions, ces constitutions de bons gouvernements ; et l’époque [29] appelée par les vœux de Bacon, si puissamment rapprochée par son génie, ne sera pas à une grande distance du temps où nous descendrons dans la tombe. Cette espérance magnifique est entrée il y a longtemps dans mon âme ; dans les jours les plus heureux de ma vie, elle en a été le plus doux charme. Dans les temps affreux dont nous sortons, elle ne m'a point entièrement abandonné ; et dussent les méchants, les imbéciles et les hommes d'esprit s'en rire, je la laisserai souvent sortir de mon âme pour la présenter à la vôtre : l'art de penser, loin de rien perdre, peut gagner beaucoup à ces épanchements de ce qu'il y a de meilleur dans la sensibilité de l'homme ; et nos réflexions s'enrichiront de nos émotions.

[L’abstraction]

Source de la peinture de Kandinsky

kandinsky

Un autre résultat qui doit nous frapper, c'est que toutes ces idées de genres si divers et d'espèces si variées, sont toutes produites essentiellement par la même opération de l'esprit, par l'abstraction.

En général, quand on parle d'idées abstraites ou, comme on s'exprime pour les décrier, d'idées abstruses, on croit parler de ce qu'il y a de plus obscur, de plus impénétrable dans les sciences les plus profondes : cette opinion n'est si accréditée dans la langue du monde et des ouvrages agréables, que parce qu'on ignore absolument, et la nature et les usages de l'abstraction. On ne peut ni penser ni parler sans abstraire ; il y a autant d'abstractions dans les vers de Virgile et d'Horace, que dans les livres de Newton et de Leibnitz ; et il y en a autant dans le langage d'une jeune marchande de fruits et de fleurs, que dans les [30] vers d'Horace et de Virgile. C'est par l'abstraction que notre esprit se forme, et ses idées les plus nettes et ses idées les plus étendues. Elle est à la fois le principe de la précision et de la généralisation ; c'est-à-dire, de la grandeur et de la lumière. C'est par elle que toutes nos facultés, le sens, la mémoire, l'imagination, décomposent et recomposent ; c'est par elle et pour elle que toutes les langues ont été créées. Locke, Condillac et Bonnet ont jeté de grandes clartés sur cette matière, et c'est celle qui a encore le plus de profondeurs à éclairer : c'est par elle que nous terminerons la théorie des idées, à laquelle elle préside.